Quatrième journée du procès de Laurent Bucyibaruta, l’ancien préfet de Gikongoro accusé de génocide. La cour d’assises de Paris a longuement entendu l’historienne Hélène Dumas, intervenant en vidéoconférence depuis Kigali. Elle poursuivra son intervention ce vendredi matin.
Par Jean-François Dupaquier
Ce jeudi 12 mai à 14 heures, la connexion internet avec le Parquet de Kigali s’avère défaillante. Après dix minutes d’attente devant des écrans vides et une salle murée dans le silence, la majesté de la Justice en prend un coup. Aussi, le président décide de suspendre l’audience. On le verra, soulagé de sa robe d’hermine revenir aux nouvelles après des greffiers en tenue de ville. A trois mètres de là, Laurent Bucyibaruta, tunique chamarrée, s’est tordu sur son fauteuil pour s’appuyer sur le bureau de ses avocats, prenant des notes en variant les couleurs de son écriture serrée. L’énorme cube de verre du box des accusés reste vide, comme un gros jouet oublié. Ce n’est pas le moindre paradoxe du procès que cet homme filiforme, accusé d’avoir fait tuer des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, banalement installé au milieu du parterre d’avocats et de parties civiles, sans gardiens. Comme la représentation théâtrale gentillette d’une abomination, le « génocide entre voisins » dont l’historienne Hélène Dumas va parler.
« Génocide entre voisins »
Vers 14 h 40 enfin, la liaison est établie. Les jurés regardent fixement l’écran qui leur renvoie le visage d’Hélène Dumas. L’historienne se présente. Elle effectue au Rwanda un travail avec le CNRS et le Mémorial de la Shoah : analyser et classer les archives de l’association mémorielle Ibuka (« Souviens-toi »). Et rédiger un travail d’Habilitation à diriger des recherches sur le génocide contre les Tutsi à Kaduha.
Le massacre de plusieurs dizaines de milliers de Tutsi dans la paroisse de Kaduha est particulièrement bien documenté grâce aux archives rassemblées à l’initiative d’une Juste : la religieuse allemande Sœur Milgitha Kösser (1936-2016). Refusant de quitter le centre de santé dont elle assumait la responsabilité depuis 1973, Sœur Milgitha assista impuissante au génocide des Tutsi exécuté à l’échelle de sa paroisse le 21 avril 1994. Elle s’en fit ensuite le témoin, prenant notamment des photos attestant l’immense saccage des corps, des lieux et des objets du religieux. Son album photo fait partie du dossier d’instruction Bucyibaruta. Ce sont quelques-unes des rarissimes photos-amateurs conservées du génocide des Tutsi, à l’instar de cet album d’un SS d’Auschwitz récupéré par une rescapée juive. [1]
La religieuse allemande Sœur Milgitha Kösser
« Un million de morts en cent jours dans un pays d’environ sept millions d’habitants, ça pose bien des questions. Je voudrais revenir sur les conditions qui ont pu rendre ce génocide si efficace », commence l’historienne. « Cela tient à des transgressions majeures, culturelles, morales, religieuses. Et je voudrais aussi vous parler de réflexions autour du temps du génocide. Ce temps du génocide, en y incluant sa subjectivité, ne s’est pas arrêté à 1994. Ce temps est infini, avec des conséquences considérables ».
Hélène Dumas revient sur les fonds d’archives qui l’aident à travailler sur la matérialité du génocide. « Comme le dit le Richard Rechtman, « nous sommes les archéologues de l’intention génocidaire, nous travaillons à identifier les victimes, la traque, les assassins. Et nous essayons de reconstituer la rationalité politique sous-jacente ».
« Nous sommes les archéologues de l’intention génocidaire »
Hélène Dumas évoque le cadre de ces recherches, depuis des analyses des paysages jusqu’aux témoignages et aux fonds d’archives. Notamment celles d’Ibuka et les procès-verbaux des Gacaca. Il s’agit de tribunaux communautaires villageois qui autrefois permettaient de régler des différends de voisinage ou familiaux sur les collines, et qui ont été chargés de juger plus de deux millions de personnes impliquées dans le génocide.
L’historienne résume de récents travaux : elle a retrouvé dans les archives de l’Association des Veuves du Génocide (AVEGA) plus d’une centaine de témoignages d’enfants rescapés. Ces récits avaient été sollicités avant 2006. Après avoir analysé et traduit ces textes. [2] elle en a tiré un ouvrage sur les expériences enfantines du génocide.
Les expériences enfantines du génocide
« Les enfants sont la cible privilégiée des tueurs. Une étude réalisée par le ministère de l’Intérieur en 2004 montre qu’un tiers des victimes sont des enfants de zéro à quatorze ans. Les femmes aussi étaient particulièrement visées. Elles ont été la cible de violences sexuelles massives, systématiques, précédant souvent leur meurtre. »
Hélène Dumas parle « d’une entreprise de rupture de la filiation, menée par des tueurs bien conscients de leur objectif génocidaire ». Elle cite le cas rapporté par le Dr Rony Zachariah, coordinateur de l’équipe de MSF Belgique à Butare, et qui a vu tuer une infirmière hutu « coupable » d’être enceinte de huit mois d’un mari tutsi. Elle cite ces cadavres de bébés donnés à manger aux chiens, image de la radicalité de l’extermination des Tutsi du Rwanda. Le génocide des Juifs a aussi commencé par l’extermination de bébés et d’enfants jetés dans des fosses communes à l’été 1941 dans les territoires de l’Est de l’Europe après la retraire soviétique.
« Coupable » d’être enceinte de huit mois d’un mari tutsi
« La question de l’efficacité peut paraître simple, mais en réalité elle souligne la méticulosité de l’extermination. Ceci exclut toute idée de « folie collective » ou de « colère populaire spontanée » qui aurait laissé beaucoup plus de rescapés. »
Hélène Dumas emploie alors la métaphore de l’étau, dont les deux mâchoires broient les victimes. Une des mâchoires, c’est l’Etat rwandais avec ses acteurs intermédiaires, militaires, fonctionnaires, miliciens – notamment Interahamwe. Et l’autre mâchoire, le voisinage. Après l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, qui « donne le signal », on commence par assassiner les opposants politiques hutu. Ensuite on mobilise les moyens d’Etat. En particulier l’ONATRACOM. Les autobus publics permettent d’acheminer les groupes de tueurs dans les secteurs les plus reculés. Ou les camions pour le ramassage des corps. Hélène Dumas cite une conversation rapportée par Philippe Gaillard, alors responsable de la Croix Rouge à Kigali. Il apprend qu’en 48 heures, lorsque le ramassage est ordonné, 67 000 corps sont chargés dans une ville qui compte alors quelque 200 000 habitants. « L’Etat a mobilisé tous ses moyens pour assurer l’efficacité maximale de l’extermination. La seconde mâchoire de l’étau, la traque, ce sont les voisins, les collègues, les coreligionnaires. C’est l’interconnaissance sociale : identifier, traquer, mettre à mort. « Les Tutsi n’ont pas été déportés, comme les autres victimes de génocides du XXe siècle, mais assassinés dans l’entre-soi, dans les frontières du voisinage. Ce qui ne leur permettait d’espérer aucun secours. »
Les postures de l’accusé
Pendant cette intervention, l’accusé feint l’indifférence mais passe par diverses postures. Parfois la tête inclinée sur le bras gauche, lui même accoudé sur le bureau des avocats, parfois les mains en un geste de prière, parfois griffonnant, toujours attentif.
Hélène Dumas revient sur ce moment de transgression radicale. « Dans un pays à près de 90% catholique, cette transgression religieuse me parait essentielle ».
Le président de la cour d’assises est intéressé par ces transgressions, ainsi que par les actes iconoclastes comme le bris des nez des statures « saint-sulpiciennes » importées d’Europe. S’ensuit divers échanges sur la façon dont les Rwandais ont été évangélisés. Hélène Dumas insiste plutôt sur l’absence de frontières d’âge et de genre parmi les tueurs et les tueuses. Comme la ministre de la Promotion de la famille Pauline Nyiramasuhuko, qui incite son fils Shalom à violer systématiquement les femmes tutsi avant de les supplicier. Ou cette infirmière de l’hôpital de Kaduha qui assassine des nouveaux-nés hospitalisés.
L’historienne parle aussi du « un programme de cruauté » qui soude les tueurs : une mise en acte du racisme anti-tutsi qui se traduit par de multiples atteintes aux corps. Ce racisme obsessionnel nourrit toutes sortes de rumeurs et de fantasmes. Sur les barrières, il se dit que les Tutsi ont davantage de cotes que les Hutu. Aussi, on décompte les cotes des suspects. Certains croient que les Tutsi ont des queues et des pieds en sabots, comme des diables. Pourtant ils les côtoient comme voisins depuis toujours. Les femmes tutsi sont deshabillées, leur sexe exhibé, il est une source de curiosité publique.
Un « programme de cruauté » qui soude les tueurs
« Les survivants et les survivantes vont devoir vivre avec cette mémoire de l’avilissement. Il faut gérer des malheurs immenses. C’est aussi ça le temps infini du génocide. Comme pour la Shoah, plus le temps passe et plus la douleur augmente. Il faut trouver des itinéraires de résilience. On parle en kinyarwanda de « la sortie de l’intérieur vers l’extérieur (Ihahamuka) »
Au Rwanda, Les femmes survivantes de viols collectifs sont à 67% séropositives.
Le président pose des questions sur les massacres dans les églises, jusqu’alors des lieux d’asile. « Les anciens se remémoraient ces abris lors des massacres des années soixante, répond Hélène Dumas. Ca ne remet pas en cause la religiosité. A Kaduha, les personnes réfugiées dans l’église ont entonné la Magnificat juste avant que les tueurs passent à l’acte. »
L’historienne se souvient du récit d’un enfant rescapé du massacre dans l’église de Nyarubuye. Il voit deux femmes fouiller les cadavres pour les détrousser. L’une dit « Mais que faisons-nous dans la maison de Dieu » ? Et l’autre lui répond « Le Dieu des Tutsi est mort ».
« Le Dieu des Tutsi est mort ».
Le président revient sur le fonctionnement des juridictions Gacaca. Il semble choqué qu’elles n’aient pas comporté de magistrats professionnels. Il se demande si elles n’ont pas donné lieu à des abus. 12 000 juridictions ont fonctionné entre 2001 et 2012. « Si l’on considère l’ampleur du processus, il est inévitable qu’il y ait eu certainement des règlements de comptes et aussi des acquittements soudoyés », dit Hélène Dumas. Les juges ont été formés. Il n’y avait pas de magistrats professionnels, ni d’avocats, ni de parties civiles mais il existait un processus d’appel et de révision. »
Le président voudrait savoir comment les Rwandais ont perçu la justice internationale. Et la raison des crises entre le Tribunal pénal international et le Rwanda, lorsque le procureur Carla Del Ponte voulait juger les crimes de guerre commis par le Front patriotique. Hélène Dumas répond que les associations des veuves du génocide, AVEGA et IBUKA, ont surtout protesté contre la façon dont les femmes victimes de viols et qui venaient témoigner à Arusha ont été traitées, notamment par les avocats des accusés. « En 2002, le tribunal a ricané d’une femme qui témoignait avoir été victime de viols de Shalom Ntahobari. Son avocat a prétendu qu’elle ne pouvait pas avoir été violée, en sous-entendant qu’elle était trop sale après plusieurs semaines sans pouvoir se laver. Ca a créé une très longue crise. Et longtemps, les femmes violées n’ont pas bénéficié de traitements contre le VIH. Alors que les accusés avaient les soins appropriés du TPIR.
Ricanements d’une femme violée au TPIR
Me Simon Foremann, avocat du CPCR, interroge l’historienne sur le rôle de l’administration d’Etat dans le génocide. « Préfets, bourgmestres, administrateurs etc, tout le monde joue son rôle. Il y a évidemment des porosités entre les Interahamwe hyper-politisés, Beaucoup appartiennent à la fois au monde de l’Etat et au monde du voisinage. Il faut aussi évoquer les commerçants. La mobilité dans le génocide est un facteur essentiel. Les commerçants prêtent leurs camionnettes ou les conduisent eux-mêmes.
Me Rachel Lindon parle des « Dix commandement du Hutu », publiés dans le magazine extrémiste Kangura en décembre 1990, ce qui donne l’occasion à Hélène Dumas d’évoquer l’histoire longue du Rwanda dans la construction du racisme institutionnel. Et pour montrer comment les femmes tutsi sont stigmatisées comme « enjôleuses, lascives, usant de leurs charmes en faveur de leur ethnie ».
On revient ensuite sur les apparitions mariales à Kibeho, le massacre des élèves de l’école Marie-Merci. Le président évoque les « tueurs-sauveteurs ». Hélène Dumas tempère : « Ce n’est pas une catégorie. Il faut rentrer dans la complexité des relations plutôt que de catégoriser. »
Les questions suivantes portent sur les ordres donnés aux familles tutsi de se regrouper dans des églises et d’autres bâtiments sous prétexte de les protéger, ainsi que sur le vocabulaire administratif utilisé pour évoquer le génocide. Nous y reviendrons.
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(1) NDLR : Cette référence à Auschwitz n’est pas le fait d’Hélène Dumas mais de l’auteur de ces lignes.
(2) Hélène Dumas, Sans ciel ni terre. Paroles orphelines du génocide des Tutsi (1994-2006), Ed. La Découverte, 2020.