Samedi 29 juin 2013, la maire socialiste de cette petite commune de la Drôme a inauguré une stèle « à la mémoire du génocide des Tutsi du Rwanda en 1994 » et une plaque en souvenir de Jean Carbonare (1926-2009), qui habitait dans la commune. C’est la seconde stèle posée en France après celle de Cluny (Saône-et-Loire), en avril 2011. D’autres monuments sont prévus dans diverses villes de France.
La scène s’est produite le 28 janvier 1993 devant des millions de téléspectateurs. Invité de Bruno Mazure dans le « 20 heures » de France 2, Jean Carbonare, Dieulefitois depuis 1970, tire la sonnette d’alarme. Il rentre d’une mission internationale d’enquête menée au Rwanda par d’importantes ONG, dont la Fédération internationale des associations de défense des Droits de l’Homme (FIDH) et Human Rights Watch (HRW). Ses membres ont constaté des massacres et violations des droits de l’Homme massifs. Ces exactions sont commises en totale impunité par les Forces armées rwandaises (FAR), les milices du régime et des organisations présidentielles secrètes dont un « escadron de la mort » qui liquide nuitamment les « ennemis ». Les cibles : des Hutu démocrates et surtout l’ensemble de la population tutsi, stigmatisée comme « complice » (Ibyitso) de la rébellion du Front Patriotique Rwandais. Ce mouvement armé réclame à la fois le partage du pouvoir et le retour des quelque 500 000 Tutsi chassés du Rwanda à la suite d’une succession de pogroms.
Comme les Juifs en France sous l’Occupation, les Tutsi sont supposés identifiables à leur morphologie différente, à commencer par leur « nez tutsi » (sic), et plus encore par la mention « ethnique » de leur carte d’identité. Le Rwanda est alors le seul pays avec l’Afrique du Sud, où la carte d’identité mentionne la « race » de son porteur : ici, Hutu, Tutsi, Pygmée (« Twa », 1% de la population) et même… « naturalisé », ce qui signifie sans race !
Les enquêteurs des Droits de l’Homme ont notamment découvert qu’au Rwanda des militaires français aux barrages routiers se vantent de reconnaître les Tutsi au premier coup d’œil et les font descendre des autobus pour les livrer aux Forces armées rwandaises (FAR). Certains disparaissent. Femmes et jeunes filles sont généralement violées. Par ailleurs, des rebelles capturés ont été « interrogés » devant des officiers français, une situation inattendue pour qui connaît les méthodes d’interrogatoire des FAR : les prisonniers sont généralement battus à mort.
Les experts de la FIDH et de HRW ont été révulsés par leurs découvertes. Ils discutent pour savoir s’il faut appliquer le terme de « génocide » aux pogroms anti-tutsi qui n’ont encore fait « que » 2000 à 3000 morts entre 1990 et décembre 1992. L’ambassadeur de France à Kigali Georges Martres minimise et parle de « rumeurs ». Face au journaliste Bruno Mazure, Jean Carbonare prend son courage à deux mains. Il adjure le gouvernement français de peser de tout son poids pour obliger le régime Habyarimana à mettre fin aux atrocités. Les larmes aux yeux, il parle du risque de « génocide ». A l’Elysée, on ricane. C’était quinze mois avant le génocide des Tutsi.
A Dieulefit aussi, Jean Carbonare a longtemps prêché dans le désert. Après 1994, dévasté par le souvenir de cette occasion manquée d’épargner un million de vies, il a mis toutes ses compétences au service du nouveau chef de l’Etat rwandais, Pasteur Bizimungu. Lorsque ses problèmes cardiaques l’ont empêché de continuer à résider à Kigali (1 600 mètres d’altitude), il est revenu à Dieulefit avec son épouse Marguerite parler et reparler de sa passion du Rwanda. Il était toujours à contre-courant. Il s’est installé à Dieulefit, ce pays de toutes les résistances. Après la révocation de l’Edit de Nantes par Louis XIV en 1685, la population de Dieulefit, protestante, a été victime des « dragonnades » ces blancs-seings donnés aux cavaliers militaires (« Dragons ») pour violer, tuer, terroriser les habitants afin qu’ils abjurent leur « erreur ». Mais comme Jean Carbonare plus tard, Dieulefit est resté intimement protestant, rebelle aux manipulations. Issue d’une ancienne famille protestante de Dieulefit, Marguerite Soubeyran (1894-1980) y créa en 1929 avec Catherine Krafft (1899-1982) l’École nouvelle de Beauvallon à Dieulefit. Elles y accueillirent et cachèrent des centaines d’enfants juifs jusqu’en 1944. Marguerite Soubeyran et Catherine Krafft furent désignées « Justes parmi les nations » en 1969.
Dans ce pays « où personne n’est étranger », les villageois ont protégé plus de 1 500 Juifs et autres persécutés durant l’Occupation (Lire Anne Vallaeys, Dieulefit ou le miracle du silence, Ed. Fayard, Paris, 2008). Pas une seule lettre de dénonciation, pas une trahison. Le terreau était donc propice pour comprendre l’indignation et la révolte de Jean Carbonare devant l’épouvante : l’implication de l’Etat français dans un génocide contemporain.
Deux ans avant son décès, Jean Carbonare a fait se rencontrer son médecin, le Dr Anne-Marie Truc, et un ami rwandais, le Dr Ezéchias Rwabuhihi. « Il m’a parlé du Rwanda, de ce que les Tutsi avaient subi, raconte Anne Marie Truc. Tout ce sur quoi je fondais ma vie, mes valeurs, tout ça se fissurait. J’ai éprouvé un terrible besoin de comprendre, j’ai lu quantité de livres sur le Rwanda. Je me suis demandé ce que je pouvais faire ».
De cette rencontre est née une association : Intore za Dieulefit ( l’homme accompli). Un premier voyage est organisé au Rwanda, sur les collines de Bisesero. Ce n’est pas un choix de hasard. En avril 1994, 50 000 Tutsi se sont regroupés sur ces collines au sud-Ouest du Rwanda pour résister collectivement aux tueurs. Mitraillés, harcelés, machettés, ils ne sont plus qu’environ 2 000 lorsqu’un petit détachement français de l’opération « militaro-humanitaire » Turquoise les découvre le 27 juin 1994. Le colonel rend compte à sa hiérarchie et promet que des renforts vont venir d’ici deux jours. Bizarrement, son compte-rendu se perd (lire « Complices de l’inavouable » de Patrick de Saint-Exupéry, Ed. Les Arènes). Lorsque les rescapés sont « redécouverts » par un autre détachement français et des journalistes le 30 juin, les tueurs ont mis à profit ce délai pour liquider la moitié des Tutsi encore vivants.
Bisesero est donc pour les rescapés un site particulièrement lourd de souffrances et de ressentiment. « Lorsque nous sommes arrivés en février 2009, nous faisions profil bas. Aux survivants et habitants réunis j’ai dit “Nous avons appris ce que vous avez vécu ici et ensuite comment les soldats français vous ont laissé encore 3 jours sans défense face aux miliciens. Nous avons été tellement malheureux que nous avons voulu venir de France pour vous demander pardon et vous offrir notre amitié et notre soutien. Nous comprendrions que vous refusiez. Acceptez-vous notre amitié ?” », raconte Anne-Marie Truc. Ezéchias Rwabuhihi est présent ainsi que le maire Bernard Kayumba,lui-même rescapé de Bisesero, et qui a été témoin de l’arrivée des soldats Français. Ils expliquent la démarche des visiteurs. « Il y a eu un grand silence, puis des applaudissements », raconte encore Anne-Marie. Nous nous étions renseignés sur ce que nous pourrions faire et l’association avait acheté une douzaine de vaches qui attendaient dans le champ voisin. Ces vaches seront données à des veufs et veuves du génocide pour leur procurer une petite aisance financière. La vache est le cadeau par excellence au Rwanda. Elle ne remplace pas les morts, mais sa présence à la maison constitue une consolation appréciable. Les membres de « Intore za Dieulefit » sont dorénavant reçus comme des frères et sœurs à Bisesero.
Depuis le premier voyage en 2008, l’association n’a cessé de recruter dans la petite commune de la Drôme. Ses membres sont revenus au Rwanda, toujours plus nombreux et plus motivés. A ce jour, ils ont distribué près de 250 vaches et financé la construction d’une école primaire. Ils sont soutenus depuis le début par l’association des Amis de Beauvallon, et l’école de Beauvallon qui permet que des séminaires de réflexion et d’information se tiennent dans ses murs. Tolérance, citoyenneté, esprit de résistance, compassion, ne sont pas des slogans à Dieulefit, mais une pratique quotidienne de voisinage. Bien loin des intrigues et des petits calculs politiques de Paris où on a cyniquement affirmé que l’action de la France au Rwanda avait été « admirable ».
A Dieulefit, Anne-Marie Truc et ses amis ont réussi à faire venir des conférenciers, à organiser des séminaires, à projeter des films sur le Rwanda. Dans ce pays protestant, on n’a pas hésité à s’interroger sur le rôle des églises pendant le génocide des Tutsi et le massacre politique des Hutu démocrates. Beaucoup de Dieulefitois suivent de près l’application du « pacte d’amitié » signé par la mairie de Dieulefit et le district de Karongi, dont dépend Bisesero. Au point que la maire socialiste de Dieulefit, Christine Priotto, a décidé de se rendre, elle aussi, au Rwanda et à Bisesero lors de l’inauguration de la nouvelle école primaire en novembre 2011.
Tous les Français meurtris par le génocide de 1994 et l’implication d’une poignée de personnages peu recommandables, installés aussi bien à l’Elysée que dans les hautes sphères de l’armée française, n’espèrent pas à brève échéance une « déclaration de repentance » de l’Etat. Il a fallu un demi-siècle pour qu’un président de la République reconnaisse la responsabilité de la France dans les rafles et la déportation de presque 100 000 Juifs sur le territoire français pendant l’Occupation. Les Tutsi du Rwanda, à 8 000 kilomètres, pèsent encore moins que les Juifs de France…
Par contre, l’érection de lieux de mémoire en France est considérée comme un impératif qui ne saurait plus attendre. Aussi la décision de la maire de Dieulefit Christine Priotto d’inaugurer une stèle a-t-elle attiré samedi 29 juin dans ce village reculé de la Drôme une cinquantaine de Rwandais venus d’un peu partout de France et de Suisse. La stèle est érigée place Marguerite Soubeyran et Catherine Krafft, en centre-ville, à côté de la Poste. Elle comporte deux plaques, l’une « à la mémoire du génocide des Tutsi du Rwanda en 1994 », la seconde en souvenir de Jean Carbonare ainsi libellée : « Jean, Ibuka se souvient de toi, Jean Carbonare, 1926-2009) ». La cérémonie était placée sous l’égide de la municipalité de Deulefit, de l’association Intore za Dieulefit, de Marcel Kabanda, président de l’association Ibuka-France (« Souviens-toi »).
Invités d’honneur, Jacques Kabale, ambassadeur du Rwanda à Paris, Ezéchias Rwabuhihi, député rwandais et ancien ministre, Bernard Kayumba, maire du district de Karongi (dont dépend Bisesero), Alain David, représentant le président de la LICRA. Autour de leur présidente Anne-Marie Truc, les membres de l’association Intore Za Dieulefit et une centaine d’habitants de la commune parmi lesquels une petite fille de Catherine Krafft.
Entourée de ses enfants et petits enfants, Marguerite, veuve de Jean Carbonare a levé le voile de la stèle en compagnie de Christine Priotto. Une soirée de témoignages de rescapés a suivi, marquant la fin de la XIXe commémoration du génocide en France. Les participants espèrent se retrouver autour d’autres stèles jusqu’aujourd’hui en projet. À présent, la perspective de la XXe commémoration mobilise les esprits et les énergies.
Jean-François DUPAQUIER