Accusés de génocide au Rwanda, une vingtaine de suspects rwandais coulent des jours paisibles en France, en toute impunité. Dans son livre, Maria Malagardis, raconte le combat pour la justice de Dafroza et Alain Gauthier. Depuis 2001, ce couple franco-rwandais exemplaire se bat pour que ces rwandais soient enfin jugés. Un récit à la fois serein et porté par une indignation maîtrisée, qui laisse apparaître l’incurie judicaire française, ainsi que la responsabilité de la France dans le génocide rwandais.
Après le génocide des Tutsis du Rwanda en 1994, ses organisateurs se sont généralement enfuis à l’étranger, hors de portée de la justice de leur pays. En dix-huit années, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), institué par l’organisation des Nations unies dès le mois de novembre 1994, est parvenu laborieusement à mettre la main sur une soixantaine des principaux suspects et à les juger. Mais beaucoup d’autres courent toujours, notamment des personnes que l’on peut classer « de rang moyen », celles qui n’auraient ordonné « que » (!) des massacres de quelques centaines ou quelques milliers de personnes.
Le TPIR n’a ni les ressources ni la vocation de tous les juger. Pour que justice se fasse, ces « suspects de génocide » devraient donc se voir extradés vers le Rwanda, ou bien être jugés dans leur pays d’accueil. Certains Etats européens estiment que les standards judiciaires au Rwanda ne permettaient pas l’extradition, bien que la peine de mort y ait été abolie. En Belgique, en Suisse, en Norvège, au Canada, etc., des fugitifs rwandais contre qui pesaient de très lourdes charges ont été interpellés, jugés et condamnés. Au total, une dizaine de pays occidentaux se sont engagés dans ces processus judiciaires qui permettent de faire comparaître les auteurs présumés du « crime des crimes », au nom des principes universels adoptés par les Etats depuis la Seconde Guerre mondiale. Et le cas échéant de les sanctionner.
Une garantie d’impunité à la française : « Ni juger, ni extrader »
Dans ce concert des nations, la France, généralement empressée à s’autoglorifier « le Pays des droits de l’Homme », fait bande à part. C’est en France que se sont réfugiés la plupart des responsables rwandais soupçonnés d’avoir planifié et dirigé des crimes de masse épouvantables ou d’y avoir participé. Et pourtant l’État français et son ministère de la Justice se sont longtemps gardé de mettre en oeuvre les procédures appropriées, lorsqu’ils ne se sont pas évertués à ralentir sournoisement ces procédures. On pourrait résumer ainsi cette garantie d’impunité à la française : « Ni juger, ni extrader ». L’Argentine ne procédait pas autrement avec les Nazis en fuite.
Le substitut d’« enquêtes préliminaires » que le Parquet « oubliait » d’ordonner.
En 1994, Maria, Malagardis rendait compte dans La Croix du génocide des Tutsi et du massacre politique des Hutu démocrates (au total entre 800 000 et 1 million de morts en cent jours). Auteur de plusieurs livres sur le génocide[1], dorénavant journaliste à Libération, elle relate dans un ouvrage à la fois serein et porté par une indignation maîtrisée le combat pour la justice d’un couple franco-rwandais exemplaire, Dafroza et Alain Gauthier. Beaucoup de membres de leur famille rwandaise ont été assassinés en 1994. Pour en finir avec l’impunité, Dafroza et Alain réfléchissaient au moyen de pousser la justice française à sortir de sa léthargie. Ils ont fini par créer en 2001 une association, le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR) qui a engagé les premières investigations sur des suspects repérés en France et justifié des dépôts de plaintes. En quelque sorte le substitut d’« enquêtes préliminaires » que le Parquet « oubliait » d’ordonner.
Le docteur Munyemana a constitué son fan-club, comme le Père Munyeshyaka
Si Alain et Dafroza ont constitué des dossiers sur une vingtaine de suspects rwandais qui semblent couler des jours paisibles en France, Maria Malagardis concentre son récit sur la traque de quelques personnages emblématiques. A titre personnel, nous connaissons bien le cas de l’abbé Wenceslas Munyeshyaka, exfiltré d’un camp de réfugié au Zaïre par deux évêques français. Aujourd’hui prêtre coopérateur et aumônier des scouts à Gisors, dans l’Eure, cet homme accusé notamment d’avoir violé à l’église Sainte-Famille à Kigali des paroissiennes qui voulaient sauver leur vie et persécuté les hommes tutsi n’hésite pas à appeler la gendarmerie locale lorsqu’il voit poindre un journaliste. D’accusé il se fait volontiers accusateur et trouve des âmes simples pour le portraiturer en héros. Il est vrai que son dossier comporte aussi des témoins de moralité comme s’il en pleuvait.
Autres personnages que l’on dirait pittoresques si le fond du décor n’était creusé de charniers, deux médecins. D’abord le docteur Eugène Rwamucyo, secrétaire de rédaction du magazine extrémiste Kangura qui au Rwanda de 1990 à 1994 préparait les esprits à la transgression du « tu ne tueras point » et attisant la haine « raciale » contre les Tutsis. « Un génocide ne survient jamais sans prévenir, sans signes annonciateurs. Bien plus, il s’affirme par étapes : on teste les réactions aux violences », observe Maria Malagardis.
Prêtres, religieuses, instituteurs, médecins : le creuset de haine où se concoctait le génocide faisait appel aux intrants socio-professionnels les plus inattendus, et souvent les plus doués, les plus manipulateurs. Résultat de presque dix-huit ans d’inertie judiciaire, le docteur Sosthème Munyemana, médecin gynécologue du côté de Toulouse, qui aurait organisé des tueries, récuse tout. Il a constitué son fan-club, comme le Père Munyeshyaka. Pourtant son dossier serait aujourd’hui le plus étayé, et il n’est pas impossible qu’un rendez-vous lui soit accordé devant une cour d’assises en 2013. Il sera plus difficile de réunir des « preuves », au sens classique du terme, contre Agathe Habyarimana, « la veuve noire », soupçonnée d’avoir orchestré au plus haut niveau la préparation du génocide. Même les enquêteurs du TPIR ont baissé les bras devant l’opacité du réseau de l’Akazu (la maisonnée présidentielle) qu’elle ne régentait qu’oralement. On entend des vérité chuchotées, on comprend aussi l’indiscible à la lecture de « Sur la piste des tueurs rwandais », ce n’est pas le moindre mérite de l’auteur.
Maria Malagardis évoque d’autres personnages sombres et inquiétants. Elle-même domine cette seconde tragédie de l’incurie judiciaire française d’une plume magnifique, frémissante et trempée d’espoir. Si l’Etat français porte une lourde responsabilité dans le génocide des Tutsi, et si les réseaux omniscients de la « Françafrique » ont pris le relais, réussissant durablement à maintenir en échec la vérité, la morale et la justice, le combat d’Alain et Dafroza Gauthier et de quelques autres a fini par porter. Pour comprendre le génocide de 1994 et accepter de porter notre part de croix, il faut lire et faire lire « Sur la piste des tueurs rwandais ».
Jean-François DUPAQUIER
Maria MALAGARDIS, Sur la piste des tueurs rwandais, Ed Flammarion.
[1] Maria MALAGARDIS, Rwanda, le jour d’après, Ed. Somogy, 1995 ; Maria MALAGARDIS, Des héros ordinaires, Ed. Les Arènes, 2009.