Innocent Bagabo pourrait être extradé vers le Rwanda, bien qu’il ait obtenu la nationalité française. Au terme d’une argumentation innovante, les juges d’appel ont donné raison à Me Gilles Paruelle, l’avocat de l’Etat rwandais.
En 1994, Innocent Bagabo, était un enseignant intérimaire de 28 ans à Rukara, une petite commune rurale de l’Est du Rwanda, dans ce qui était alors la préfecture de Kibungo. Un secteur isolé et pauvre, proche de la Tanzanie. Les extrémistes hutu y tenaient le haut du pavé, impatients de liquider les Tutsi. Ils étaient fin prêts : des massacres commencèrent dès le 7 avril, au lendemain de l’attentat contre l’avion du président Juvénal Habyarimana. Des témoins décrivent Innocent Bagabo machette à la main, à la tête d’un groupe de tueurs.
« Il aurait exhorté la population locale appartenant à l’ethnie hutu à tuer des personnes appartenant à l’ethnie tutsi ainsi qu’à des attaques contre différentes familles de Tutsi, ayant entraîné la mort d’une cinquantaine de personnes dont son collègue de travail Innocent Rugoma et son épouse Anatolie », résume l’arrêt de la cour d’appel de Poitiers, saisie d’une demande d’extradition émanant du Rwanda.
A la tête d’un groupe de tueurs ?
Aujourd’hui, Innocent Bagabo nie avoir tué des Tutsi. Selon divers témoignages cités par le ministère rwandais de la Justice, il aurait pourtant eu un rôle très actif dans le génocide. Son groupe aurait tué indistinctement des hommes, des femmes et des enfants, investissant jusqu’à l’hôpital et l’église où des familles tutsi avaient cru trouver un refuge sûr. Lorsque l’armée du Front patriotique rwandais (FPR) a chassé les « génocidaires » de la région huit jours plus tard, il restait bien peu de Tutsi. Jean Chatain, alors journaliste à L’Humanité, a rencontré à Rukara l’un de ces rescapés : « Un adulte d’une quarantaine d’années. Seul survivant de sa famille. Les corps de sa femme et de ses enfants pourrissaient sur la place voisine de l’église, parmi un millier de cadavres. Aucune inhumation ou crémation n’avait encore pu être effectuée. Le village entier puait la mort. »
De terribles photographies
Devant la flambée de tueries, beaucoup de Tutsi se précipitèrent dans la commune voisine de Rusumo et s’entassèrent dans la grande église de Nyarubuye et ses bâtiments annexes. Les fanatiques racistes de Rukura les y poursuivirent dès le 13 avril. Les journalistes occidentaux qui suivaient la progression du FPR y découvrirent quelques jours plus tard une scène d’apocalypse : entre 7 000 et 10 000 morts, fraîchement tués. Depuis cet immense charnier le photographe Gilles Peress a pu diffuser parmi les premières images du génocide, reprises dans un livre bouleversant. Le Britannique Fergal Keane y tourna des images pour la BBC. Bien d’autres journalistes accompagnant la marche du FPR ont attesté de ces faits.
Réfugié politique en France, puis Français
Les massacres commis dans cette partie est du Rwanda comme à Kigali incitèrent Médecins sans Frontières à sortir de son rôle habituel d’assistance pour alerter l’opinion internationale sur le génocide en cours : « Il ne s’agit pas d’une explosion spontanée de violence dans un contexte d’autodéfense, populaire ou due à la colère, mais d’une campagne d’extermination planifiée visant à tuer les Tutsis. »
Comme beaucoup, Innocent Bagabo prit la fuite avant l’arrivée des troupes du FPR. Après un passage dans les camps de réfugiés, il fut contraint de rentrer au Rwanda en 1996 et trouva, semble-t-il, un travail de manutentionnaire en même temps qu’il devenait bénévolement « enquêteur des droits de l’homme au sein de la Ligue des droits de la personne dans la région des Grands lacs ». En 2002, il fut sollicité de témoigner en faveur de l’ancien bourgmestre de Rukara (qui sera acquitté) accusé de génocide devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) siégeant à Arusha en Tanzanie, notamment.
Aujourd’hui, Innocent Bagabo affirme avoir été « victime de nombreuses menaces » par le régime après son retour, et contraint à s’exiler à Nairobi. De là, une ONG l’aida à gagner la France où le statut de réfugié politique lui fut accordé en 2005. Devenu chauffeur-livreur pour La Poste dans la région de Poitiers, Innocent Bagabo obtint la nationalité française pour lui-même ainsi que pour sa femme et ses trois enfants, venus le rejoindre. Dans la diaspora hutu, la France a la réputation, depuis 1994, d’un pays offrant une généreuse hospitalité à tous ceux qui s’estiment opprimés par le nouveau régime rwandais, et une impunité quasi-assurée pour les personnes soupçonnées d’avoir participé au génocide des Tutsi.
Des documentaires négationnistes dans son dossier
Le mandat d’arrêt international émis par Kigali le 24 avril 2014 contre Innocent Bagabo, et la demande d’extradition expédiée lorsqu’il a été identifié à Poitiers, ont déclenché une réaction bien connue : un certain groupe de suspects rwandais, dorénavant rôdé aux poursuites engagées par Kigali, a accumulé documentation et expertise pour faire échec à toute demande d’extradition. Ce groupe finance la défense des prévenus. Aussi devant la cour d’appel de Poitiers l’avocat de Bagabo a-t-il développé l’argumentaire habituel : au Rwanda, l’instruction serait défaillante car confiée au Parquet, elle serait en outre uniquement à charge, les témoins intimidés ou soudoyés, la justice aux ordres, etc. Depuis peu, les suspects ajoutent à leurs dossiers des DVD contenant des documentaires TV négationnistes prétendant prouver « la manipulation politique et l’exploitation du génocide par le régime rwandais ».
Dans les procédures judiciaires d’extradition menées en France, Kigali peine à faire valoir son point de vue. Le Rwanda, légalement, n’est pas partie au procès. Me Gilles Paruelle, avocat de l’Etat rwandais, a ainsi vu son mémoire déclaré irrecevable. Dans cette affaire comme dans d’autres, il avait également pour adversaire le procureur général qui requérait, comme c’est souvent le cas, l’irrecevabilité de la demande d’extradition.
Les autorités françaises ne savaient pas…
La cour d’appel de Poitiers a innové en prenant en compte les arguments de Me Paruelle Lire ici l’arrêt du 30 juin 2015. D’une part, elle a balayé les explications de Innocent Bagabo sur sa non-participation au génocide. « Il n’appartient pas aux autorités françaises, en matière d’extradition, de connaître la réalité des charges pesant sur la personne dont la remise est demandée, sauf erreur évidente », indique le tribunal dans sa décision. D’autant que « les témoignages versés au dossier […] font de façon précise et concordante état de sa participation aux faits [de génocide] ». La Cour fait observer au procureur qu’il ne semble pas avoit fait son travail. L’accusation de génocide portée contre Innocent Bagabo auraient pu entraîner une procédure judiciaire en France pour qu’il y soit éventuellement jugé dans le cadre de la « compétence universelle », une hypothèse même pas envisagée par le ministère public. « L’argument tiré de ce que les autorités rwandaises chercheraient à éliminer un opposant politique n’est qu’une allégation […], Innocent Bagabo est mal fondé à invoquer l’octroi du statut de réfugié politique qui lui a été accordé à son arrivée en France, ainsi que son accession à la nationalité française, ces événements étant survenus alors que les autorités françaises n’avaient pas connaissance des indices de sa participation au génocide de 1994 […] ».
Au Rwanda, une justice indépendante
Les suspects réfugiés en France font aussi valoir que la loi rwandaise ne s’applique pas au génocide de 1994 car à cette date, la Rwanda n’avait pas ratifié la répression du crime de génocide. Un autre argument balayé par la cour d’appel de Poitiers : « Le crime de génocide et les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles à la fois en droit rwandais par l’effet de la ratification par cet Etat, le 16 avril 1975, de la convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité du 26 novembre 1968 et en France par l’effet de l’article 213-5 du corde pénal ». En outre, la demande d’extradition, assortie de diverses garanties sur la tenue du procès et, le cas échéant, sur les conditions d’incarcération « « paraît offrir toutes les garanties d’un procès équitable », d’autant que l’indépendance judiciaire « est garantie par l’article 140 de la Constitution de la république rwandaise […] ».
Retour à la convention internationale sur le génocide
Les juges d’appel de Poitiers s’appuient également sur l’arrêt Ahorugeze C/Suède du 27 octobre 2011. La Suède avait dit oui à la demande d’extradition du Rwanda contre cet homme accusé de génocide. Saisies en dernier recours, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) puis la Grande Chambre de la CEDH ont validé la décision suédoise d’extradition, considérant que la justice rwandaise satisfait aux exigences d’un procès équitable.
Dans ses considérants, la cour d’appel de Poitiers passe en revue tous les points de droit soulevés par le prévenu, et notamment la jurisprudence de la Cour de Cassation sur la subtile question du « principe de légalité criminelle ». Les juges de Poitiers considèrent que, en raison des imperfections du droit pénal rwandais et des carences de l’Etat rwandais dans le passé, c’est la convention internationale qui s’applique : la résolution 96 du 11 décembre 1946 des Nations unies sur le génocide.
Les « génocidaires » savaient à quoi ils s’exposaient
Pour les magistrats de Poitiers, le régime de discrimination appliqué à « l’ethnie » tutsi du Rwanda depuis 1959 constituait une politique criminelle. Et peu import que les sanctions n’aient pas été inscrites dans le code pénal. Les acteurs du génocide des Tutsi rwandais en 1994 n’ignoraient pas qu’ils agissaient de façon criminelle au regard de la communauté internationale. De surcroît, ils connaissaient la peine sanctionnant leurs actes devant la justice internationale.
Selon la cour d’appel, l’affaire Bagabo s’inscrit donc bien dans le cadre de la répression du crime de génocide : « Innocent Bagabo savait qu’il accomplissait un ensemble d’actes qui étaient prévus et réprimés par le droit international en tant que comportements destinés à éliminer physiquement un groupe de citoyens en raison de leur appartenance à une ethnie déterminée, répondant ainsi à la définition internationale du génocide, et qu’en cas d’échec de son entreprise, cette circonstance aggravante l’exposait à une peine d’emprisonnement perpétuelle » (voir page 15 et suivantes de l’arrêt).
En conséquence, non seulement la cour d’appel de Poitiers se prononce en faveur de l’extradition de Innocent Bagabe, mais elle ouvre une brèche dans l’argumentation constante de la Cour de Cassation s’opposant aux demandes d’extradition émanant du Rwanda. Une brèche dont se félicite Maître Gilles Paruelle qui, de Cour d’Appel en Cour d’Appel, ne cesse de solliciter le renvoi des présumés génocidaires devant les juridictions rwandaises, pour autant qu’ils ne soient jugés en France.
L’ancien bâtonnier du Val-d’Oise s’emploie à faire en sorte qu’il n’existe dans notre pays des traitements différents lorsqu’il s’agit de poursuivre et juger les criminels de la Shoah et ceux du génocide des Tutsi au Rwanda. Comme si certains « génocidaires » rwandais ou suspects de génocide pouvaient s’affranchir des lois internationales pour couler des heures tranquilles en France, alors que ce scénario ne serait pas imaginable pour un Nazi.
« Le principe de légalité des peines et de l’imprescriptibilité du crimes de génocide, ne saurait s’affranchir de la justice internationale, explique Me Paruelle. Je reste confiant dans la nécessaire évolution de la jurisprudence de la Cour de Cassation qui ne manquera pas d’être saisie par Bagabo pour autant que cela ne soit déjà fait. » La cour de Cassation peut-elle modifier sa propre jurisprudence ? Réponse dans quelques mois…
Jean-François DUPAQUIER
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1 Témoignage de Jean Chatain, L’Humanité, 7/04/1998
2 Gilles Peress, The Silence (Gilles Peress est l’ancien président de l’agence Magnum Photos).
3 Médecins Sans Frontières, communiqué « On n’arrête pas un génocide avec des médecins », 17/06/1994. Pour mesurer l’ampleur du génocide dans la région de Nyarubuye, lire « Le génocide des Tutsi rwandais, vingt ans après » in Vingtième Siècle. Revue d’histoire n° 122, 2014/2, notamment l’article de Paul Rutayisire.
4 La Ligue des Droits de la personne dans la région des Grands Lacs (LDGL) est une organisation non gouvernementale de promotion et de protection des droits de l’Homme, dont le siège est situé à Kigali, au Rwanda. C’est une organisation régionale de droit suisse créée en mai 1993 à l’initiative de viggt-deux organisations de la société civile œuvrant dans le domaine de la justice, des droits humains et du développement, au Burundi, au Rwanda et en République Démocratique du Congo
5 Sylvère Ahorugeze, ancien directeur de l’aviation civile au Rwandqa, est accusé par Kigali de l’assassinat de vingt-cinq Tutsi aux environs de Kigali le 7 avril 1994, premier jour du génocide. Lorsque le gouvernement suédois a décidé de l’extrader vers le Rwanda, Ahorugeze a fait appel devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). Le 27 octobre 2011 la CEDH a dit que son extradition vers le Rwanda ne violerait ni le principe de non-refoulement ni son droit à un procès équitable. Ahorugeze a fait appel de cette décision. Cette décision a été confirmée par la Grande Chambre de la CEDH en juin 2012.