En 1993 – un an avant le génocide – le chef de la coopération militaire française était poussé à la démission pour avoir tenté de freiner le soutien de l’Elysée à un régime de type nazi. Trente ans plus tard il livre au journaliste Laurent Larcher* des détails accablants sur l’implication de François Mitterrand et de son entourage dans cette tragédie.
Par Jean-François Dupaquier
En 1990, le général Varret est nommé chef de la Mission militaire de coopération [MMC], un organe qui « coiffe » toutes les opérations d’assistance militaire française dans les pays du « pré carré » africain. Issu d’une famille de militaires, Jean Varret présente le pédigrée classique des serviteurs de la République. Il a passé deux ans à combattre en Algérie. Il en est revenu indigné de la torture. Et fervent antigaulliste. Une caractéristique qui ne pouvait que plaire au président Mitterrand, à l’origine de sa nomination au ministère de la Coopération, le siège des coups tordus de la « Françafrique ».
En vertu du principe d’obéissance aveugle aux ordres, le général Varret a participé lui-même à bien des opérations secrètes, telle la livraison d’armes et de mercenaires au Biafra [1967-1970]. Il a crapahuté un peu partout. Tchad, Centrafrique, Togo, etc., il est l’un des hauts gradés français qui connaissent le mieux les régimes africains liés à Paris. Au passage, il a fermé les yeux sur bien des atteintes aux droits de l’homme. Laurent Larcher, journaliste à La Croix, lui fait raconter en détail cet itinéraire professionnel presque sans aspérités.
Mais l’installation du général Varret au ministère de la Coopération rue Monsieur en 1990 coïncide avec le début de la guerre civile au Rwanda et de l’engagement de François Mitterrand en soutien militaire « semi-direct » à son ami Juvénal Habyarimana. Jean Varret raconte à Laurent Larcher une scène hallucinante. Croyant lui faire plaisir, le colonel Huchon, adjoint de l’amiral Jacques Lanxade chef d’état-major particulier de Mitterrand, lui fait découvrir un secret des coulisses : « Nous avons pris un escalier dérobé qui débouchait sous les combles [de l’Elysée] : il y avait là un poste radio, un Immarsat Syracuse, tenu par un sous-officier du 1er RPIMa. « Avec ce poste, on est en contact direct avec le Rwanda », m’a-t-il dit. Bien entendu, l’amiral Lanxade était au courant, cela n’a pas pu se faire sans son accord. »
Ainsi dès le début de la crise, l’Elysée était en mesure de mener une guerre secrète au Rwanda, sans que le ministre de la Défense ni celui des Affaires étrangères n’en soient informés. Ce pouvoir parallèle court-circuite toutes les institutions. Au Rwanda, la radio secrète de l’Elysée « branche » le colonel Gilbert Canovas, officiellement adjoint de l’attaché de défense, le colonel René Galinié, en réalité interlocuteur privilégié du président Habyarimana et des militaires rwandais à l’insu de l’ambassade.
René Galinié ne cesse d’alerter l’ambassadeur et le général Varret du risque de génocide des Tutsi. Apparemment indifférent à cet agenda, le colonel Canovas, lui, prépare la création de milices dans une logique de guerre « contre-insurrectionnelle » dont l’Algérie a pourtant démontré le caractère désastreux trente ans auparavant.
« Accouché » par Laurent Larcher, Jean Varret apporte quantité de détails sur cette guerre de l’ombre qui se joue aussi bien à l’Elysée qu’au Rwanda. Elle aboutit rapidement à l’éviction du colonel Galinié de son poste à Kigali (juillet 1991), puis à celle du général Varret, à l’occasion de l’arrivée au pouvoir de la droite en 1993. Car, comme on le lira, le chef de la MMC ne s’était jamais découragé de tirer la sonnette d’alarme. Il devait donc être humilié et écarté.
Rapportant une série de choses vues et entendues, le général Varret offre le tableau d’une brochette de hauts gradés et de politiciens racistes, bornés et lèche-bottes pour qui l’engagement militaire français au Rwandais n’est qu’un marchepied parmi d’autres dans leur carrière construite sur la courtisanerie et le déni de toute responsabilité. Jusqu’au génocide. Depuis lors, ils ne cessent de clamer leur innocence et de poursuivre en justice – aux frais du ministère de la Défense – ceux qui leur réclament des comptes.
Trente ans plus tard, malgré le rapport de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994), couramment appelée commission Duclert et différents témoignages, toutes les leçons ne sont pas tirées de cette tragédie. L’historien Vincent Duclert a parlé des « responsabilités lourdes et accablantes » de Paris dans l’extermination d’environ un million de Tutsi et de Hutu démocrates en trois mois. Si l’incrimination de « complicité de génocide » n’est pas à l’ordre du jour, le livre du général Varret nous en rapproche. C’est un ouvrage important et incontournable pour tous ceux se penchent sur les victimes de nos « opérations extérieures » (OPEX) et qui se préoccupent aussi du mode de fonctionnement antidémocratique, parfois criminel, de certains individus prétendant agir « au nom de la France ».
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*Général Jean Varret, « Souviens toi ! Mémoire à l’usage des générations futures. Entretiens avec Laurent Larcher ». Ed. Les Arènes, Paris, avril 2023.