Patrice Lumumba, Barthélémy Boganda, Ruben Um Nyobe, Félix Moumié… ces quatre leaders d’Afrique centrale ont tous disparus tragiquement à l’heure des indépendances. L’historienne Karine Ramondy propose une étude fouillée autour de grandes figures africaines qui ont payé de leur vie leur volonté d’émancipation.
Afrikarabia : L’approche de votre livre est originale (1). Vous avez décidé de rassembler dans un même ouvrage les destins tragiques de quatre leaders de trois pays différents d’Afrique centrale. Pour quelles raisons ?
Karine Ramondy : C’est en effet une approche comparée qui ne va pas de soit pour les historiens, qui ont toujours tendance à privilégier les rapports nationaux et ne sont pas forcément connectés à des logiques régionales. Je souhaitais sortir de la relation métropole-colonie en montrant qu’il y a des points communs dans la façon dont les puissances coloniales ont géré leur décolonisation. Il y a une approche classique chez les historiens qui dit que la décolonisation britannique a été différente de la décolonisation belge ou française. C’est vrai pour certains aspects, mais concernant la disparition de ces leaders, on voit qu’il y a eu entente entre ces puissances dans la manière de gérer ces personnalités gênantes. On retrouve des acteurs communs et des processus communs.
Afrikarabia : En quoi ces leaders politiques étaient encombrants au moment des indépendances africaines ?
Karine Ramondy : Ils sont encombrants parce qu’ils considèrent qu’ils doivent mettre en application une vision politique pour leur pays qui ne va pas dans le sens des puissances coloniales qui sont en train de s’effacer. Ces leaders veulent notamment utiliser les matières premières de leurs pays respectifs (mines, caoutchouc, terres agricoles… ) qui ont été spoliés pendant des dizaines d’années. Il y a aussi chez ces leaders la volonté de créer des logiques panafricaines qui ne sont pas compatibles avec la logique d’alignement Est-Ouest de l’époque. Cette double volonté va leur coûter très cher.
Afrikarabia : L’autre point commun autour de ces assassinats, c’est que les commanditaires ont systématiquement fait disparaître les corps. Celui d’Um Nyobé a été coulé dans du béton, celui de Lumumba dissout dans l’acide et celui de Moumié s’est volatilisé de son tombe.
Karine Ramondy : Cela permet d’achever un processus de disparition totale et absolue de ces figures. L’absence de sépulture est volontaire pour ne pas que les générations futures perpétuent un culte ou se rassemblent dans un lieu de recueillement. On voit bien avec la récente réclamation de la fille de Patrice Lumumba des restes de son père au roi des Belges, que le deuil n’est pas encore fait et que ces familles d’activistes politiques veulent toujours récupérer les corps afin de se réapproprier leur histoire.
Afrikarabia : Vous racontez également les errements des enquêtes qui ont été menées après la mort de ces leaders. Et vous revenez notamment sur la mort en avion, que l’on dit accidentelle, du centrafricain Barthélémy Boganda. Vous apportez des éléments nouveaux dans votre ouvrage ?
Karine Ramondy : Ce qui était intéressant pour moi, c’était de poser un jalon par rapport à des thèses abracadabrantesques qui sont beaucoup véhiculées en Centrafrique sur le détournement d’un avion, le fait qu’il aurait été en Guyane ou qu’il serait mort très récemment… Beaucoup de choses sont dites sur cette mort. Dans ma logique scientifique d’historicisation de ces périodes, je voulais montrer que l’enquête avait été menée tambour battant, de manière précipitée, parce qu’il y avait beaucoup de pressions et qu’il fallait clôturer très vite cet épisode pour passer à la suite, c’est à dire l’installation du président Dacko à la tête de la Centrafrique. Et là, la donne va complètement changer puisque Dacko apparaîtra comme le président soutenu par les Français, mettant en place la politique néo-coloniale de Paris.
Afrikarabia : Que reste-t-il 60 ans après de ces leaders politiques ? On a un peu l’impression, à part Patrice Lumumba, qu’ils sont un peu retombés dans l’oubli ?
Karine Ramondy : Pour Patrice Lumumba vous avez raison parce que nous avons une vision assez européocentrée. Mais si on se place dans les pays concernés, par exemple au Cameroun, la mémoire autour des leaders de l’UPC, notamment d’Um Nyobé, peut-être moins pour Moumié et les autres leaders qui seront assassinés par la suite, est encore très présente. Les activistes politiques s’y réfèrent toujours. En Centrafrique, il y a encore des générations pour qui Boganda incarne quelque chose. L’écho que trouve ce livre dans ces pays montre bien que beaucoup d’Africains, mais aussi des Européens, cherchent à comprendre ce qui s’est passé et souhaitent que ce travail fasse date pour construire une réflexion politique autour du renouveau dans ces pays. Tout simplement parce que, que ce soit au Cameroun, en RDC ou en République centrafricaine, il n’y a pas eu de redressement politique économique et social et de changements majeurs depuis les indépendances.
Propos recueillis par Christophe RIGAUD – Afrikarabia
(1) « Leaders assassinés en Afrique centrale 1958-1961, Entre construction nationale et régulation des relations internationales » Editions L’Harmattan 2020 – 39 euros.