Jean-François Dupaquier publie cette année Politiques, militaires et mercenaires français au Rwanda. Chronique d’une désinformation, aux éditions Karthala. Nous avons rencontré l’auteur (qui collabore également à Afrikarabia)
AFRIKARABIA : – Jean-François Dupaquier, vous suivez le dossier du génocide des Tutsi du Rwanda depuis vingt ans, et l’actualité de la région des Grands lacs depuis 1972, soit plus de quarante ans. Pouvez-vous nous expliquer votre itinéraire ?
– Je me suis intéressé au Rwanda par le Burundi, un peu comme Jean-Pierre Chrétien, toutes proportions gardées. Mes premières visites au Rwanda datent de l’époque où j’étais coopérant à Bujumbura, entre 1971 et 1973.
Il s’est produit au Burundi en 1972 deux commencements de génocide : le 29 avril, un groupe de Hutu extrémistes a tenté de déclencher l’extermination des Tutsi pour s’emparer du pouvoir. Il a fait tuer un millier de Tutsi. L’affaire a vite échoué, mais ensuite, la répression contre les élites hutu a été systématique et impitoyable, : entre 100 000 et 200 000 personnes ont été exterminées en trois mois. Les médias occidentaux en ont très peu parlé. La presse de gauche considérait le président Michel Micombero comme un leader progressiste, sympathique, alors que c’était un dictateur ubuesque. A droite, on se moquait des droits de l’homme, la Realpolitik prévalait.
Rentré en France, j’ai tenté de sensibiliser les lecteurs aux tragédies de la région des Grands lacs tenté dans différents médias, Le Matin, Le Quotidien de Paris…. Aucune rédaction ne s’y intéressait. Devenu rédacteur en chef à L’Evénement du Jeudi, j’ai pu rédiger plusieurs articles sur les tragédies symétriques au Rwanda et au Burundi. En 1992, notamment, j’ai publié une enquête titrée « Rwanda : la France au chevet d’un fascisme africain », où je montrais que « la France », c’est-à-dire L’Élysée, Mitterrand et sa petite camarilla s’engageaient dans le soutien à un régime raciste qui exterminait périodiquement des Tutsi. J’étais désespéré de constater ce processus mortifère. J’ai écrit à mes confrères de différents médias parisiens, pour qu’ils s’intéressent à l’intervention militaire française au Rwanda. J’ai aussi écrit aux députés de mon département – parmi lesquels Robert Hue – pour qu’ils posent une question écrite ou orale au gouvernement sur le sens de l’intervention au Rwanda. Ils ne m’ont même pas répondu. Interroger le gouvernement, c’était, semble-t-il, au dessus de leurs forces, de leurs préjugés, de leurs connivences ou de leur indifférence
AFRIKARABIA : – Jean-François Dupaquier, vous sortez de l’épure traditionnelle du journaliste. C’est une forme d’engagement, presque de militantisme ?
– En 1972, j’étais coopérant au Burundi au moment de la tragédie évoquée tout à l’heure. L’armée burundaise, qui venait de s’épurer « ethniquement » a fait la chasse aux « notables » hutu, jusqu’aux élèves de 12/13 ans. Un jour de mai 1972 les militaires ont investi mon école et embarqué les élèves hutu dans une bétaillère, direction la fosse commune. J’ai raconté cet épisode dans le livre « Burundi 1972, au bord des génocides » co-écrit avec Jean-Pierre Chrétien, aux éditions Karthala. Je fais partie des gens qui ne parviennent pas à sortir indemnes de l’immersion dans un génocide. A la fin du procès Simbikangwa, devant la cour d’assises de Paris, l’avocat général Bruno Sturlese a conclu qu’il ne pourrait, plus jamais exercer son métier « comme avant ». L’évocation du génocide, pendant six semaines d’audiences, l’avait transformé.
Est-il dorénavant un avocat général « engagé » ? Alors, dire que je suis un journaliste engagé…
AFRIKARABIA : – Vous ne récusez pas le terme ?
– Au Burundi, j’étais un coopérant engagé, oui. Avec mon ami Guy Touzard, directeur du Centre culturel français, nous avons organisé une filière d’évasion vers les Zaïre pour des élèves ou étudiants hutu pourchassés. Nous sommes parvenus à sauver quelques-uns.
AFRIKARABIA : – Vous n’étiez pas journaliste mais enseignant ?
– En 1972 au Burundi j’ai reçu un singulier cours de journalisme : les quotidiens et magazines français qui nous parvenaient étaient remplis d’articles sur la croisade de Brigitte Bardot contre le massacre des bébés phoques. Les 100 000 à 200 000 personnes exterminées au Burundi intéressaient beaucoup moins les rédacteurs. Les lecteurs n’en savaient à peu près rien.
J’ai retenu cette leçon. Un certain journalisme de facilité, de vedettariat, de connivence bêtifiante, m’a définitivement fait horreur. Si je suis un journaliste engagé, c’est dans l’engagement radical vers la recherche de la vérité. Tant pis pour les petits marquis du journalisme politique, qui regardent avec arrogance ceux qui n’hésitent pas à mettre les mains dans le cambouis.
AFRIKARABIA : – Comment cela ?
– Eh bien, on peut se contenter d’observer un génocide de loin, la main sur le cœur, des trémolos sous la plume, puis passer à autre chose. Ou tenter de démonter la machine de la propagande « génocidaire », y compris en allant fouiller dans les décombres d’une imprimerie. C’est ainsi que, en janvier 1995, j’ai mis la main sur l’exemplaire original des « 10 Commandements du Hutu », un texte emblématique de la propagande préparant au génocide des Tutsi. Il était dans le tiroir d’un bureau de la Régie de l’Imprimerie scolaire à Kigali, sous des gravats. Ce document en « papier thermique » a permis de remonter à un atelier de reprographie de Louvain-la-Neuve, en Belgique, puis à son auteur, un étudiant hutu extrémiste…
Entretemps, le juge d’instruction belge Damien Vandermeersch avait eu vent de ma trouvaille et m’avait convoqué. J’ai témoigné au procès des « Quatre de Butare » à Bruxelles. Par la suite j’ai été témoin expert auprès du procureur du Tribunal pénal international d’Arusha pour le bureau du procureur, avec les historiens Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda. Le livre « Les Médias du génocide » publié dès 1995 sous la direction de Jean-Pierre Chrétien, reste, à ce qu’on nous en dit, une référence. J’ai aussi témoigné de façon impromptue au procès Simbikangwa, à Paris, de ma découverte d’un exemplaire du magazine Ikinani, censuré en 1992, qui montrait l’implication du capitaine Pascal Simbikangwa dans la propagande préparant le génocide.
Voilà ce que certains appellent le « journalisme engagé », et qui n’est que du journalisme d’investigation.
AFRIKARABIA : – Vous avez aussi travaillé avec l’ONG Reporters Sans Frontières ?
– Voici comment : en octobre 1993 au Burundi, une tentative de coup d’Etat par des militaires tutsi extrémistes aboutit à l’assassinat de Melchior Ndadaye, le président hutu récemment élu, et de plusieurs de ses ministres. Ensuite, des leaders hutu ont organisé une série de représailles « ethnique », faisant assassiner des dizaines de milliers de Tutsi sur les collines. S’ensuivit une répression de l’armée qui fit à son tour des dizaines de milliers de morts hutu. J’ai alors pris l’initiative de lancer un journal au Burundi où Hutu et Tutsi pouvaient dialoguer, afin de faire pièce à la presse extrémiste burundaise, alors très marquée « ethniquement ». Ce journal s’appelait Komera,
En 1994, le génocide des Tutsi du Rwanda m’a surpris comme tout le monde parce qu’on ne s’attend jamais à un génocide, mais en même temps, j’y étais peut-être moins mal préparé que d’autres, de par mon expérience de terrain.
Au mois d’août, j’ai publié dans L’Evénement du Jeudi une grande enquête sur le génocide au Rwanda, mais en soulignant également que ce qui se passait au Burundi était extrêmement préoccupant. C’est à cette occasion que j’ai rencontré Robert Ménard, le secrétaire général de Reporters Sans Frontières, qui découvrit mon initiative de journal démocratique au Burundi. Ménard m’a proposé de participer avec lui à à la première mission d’évaluation du rôle des médias rwandais dans le génocide. J’ai suggéré d’y associer Jean-Pierre Chrétien. C’est ainsi que nous sommes partis à trois, en septembre 1994, pour faire le premier rapport de RSF sur le génocide vu du côté des médias.
Nous avons publié un gros rapport après huit jours de travail acharné à Kigali. Ca a donné lieu à plusieurs projets d’ouvrages, dont un livre publié avec le concours de Jean-Pierre Chrétien, et surtout l’ouvrage Les Médias du génocide, sous l’égide de RSF et de l’UNESCO. Sous la direction de Jean-Pierre Chrétien, nous avons formé une équipe de quatre coauteurs, deux Rwandais et deux Français, chacun apportant son expertise de la propagande extrémiste et raciste à travers les médias.
Malheureusement, la véritable personnalité du secrétaire général de RSF, Robert Ménard, est apparue assez vite. Nous avons été amenés à rompre notre collaboration avec ce gourou et avec son responsable « Afrique », pas moins équivoque.
AFRIKARABIA : – Jean-François Dupaquier, avant ce travail collectif, vos articles qui précèdent le génocide apparaissent, avec le recul, d’une grande lucidité.
– N’exagérons pas. Quand j’ai vu, en octobre 1990, que le FPR engageait la guerre civile au Rwanda, j’ai dit à des amis rwandais : « Ils sont fous, on va vers un génocide ».
On savait depuis la fin des années 1950 que les Tutsi du Rwanda étaient des otages du régime face à toute tentative de retour armé des Tutsi exilés. Chaque tentative d’incursion se traduisait par des pogroms. Je l’ai écrit dès le mois d’octobre 1990 dans L’Evénement du Jeudi. J’ai parlé d’extermination raciale, j’ai dis que l’envoi par la France d’un détachement militaire n’était pas la bonne option.
Pour quiconque connaissait la région des Grands lacs, ça crevait les yeux. Mais, avec Jean-Pierre Chrétien, j’étais presque seul à crier dans le désert. Cette solitude amène à douter. On finit par hésiter à annoncer le pire. Un génocide est un événement tellement énorme qu’on se dit « je dois me tromper, ce n’est pas possible, ils n’iront quand même pas jusque-là ».
Entre 1993 et 1994, même si on voyait que le régime se radicalisait, on espérait la paix. Je croyais qu’on finirait par voir l’application des accords d’Arusha et que les violences contre les Tutsi étaient les derniers soubresauts des extrémistes hutu avant la pacification politique.
AFRIKARABIA : – Le 6 avril 1994, lorsque vous avez appris l’explosion de l’avion des présidents rwandais et burundais, quelle a été votre réaction ?
– Je n’avais pas compris que le président du Rwanda, même s’il se cramponnait, au pouvoir, était depuis quelques mois considéré par les extrémistes hutu comme un « complice des Tutsi ». Quand j’ai téléphoné à Kigali le lendemain ou le surlendemain, on m’a dit que les missiles étaient partis du camp Kanombe, donc du camp des extrémistes. Et je l’ai écrit dans L’Evénement du Jeudi dans les jours qui ont suivi, dans l’édition du 14 avril ou du 21 avril 1994.
Il n’a pas fallu longtemps pour comprendre que c’était un génocide, même si nous n’avons pas osé employer ce mot trop vite, par peur de ce terme, qui n’est pas galvaudé, qui caractérise un crime d’Etat heureusement rarissime. Le degré de sophistication de la planification du génocide n’est apparu que progressivement.
Je me suis rendu plusieurs fois au TPIR. D’abord comme témoin-expert pour rendre un rapport demandé par le procureur dans le procès des médias ; c’était un énorme rapport de 550 pages écrit sous la direction de Jean-Pierre Chrétien avec Marcel Kabanda et Joseph Ngarambe…
AFRIKARABIA : – Joseph Ngarambe dit aujourd’hui beaucoup de mal de vous…?
– Peu importe. En 1994, Ngarambe était un démocrate qui avait échappé au massacre des Hutu démocrates par les génocidaires. Il était très bien informé de la vie politique à Kigali sous Habyarimana. Sa contribution au livre Les Médias du génocide a été déterminante. Je ne vois pas comment il peut la récuser aujourd’hui, alors que sa photo et sa biographie figurent en « Quatrième de couverture ». Au moment où il devait nous aider pour l’expertise réclamée par Carla Del Ponte, il avait visiblement tourné sa veste. J’imagine qu’il a trouvé un intérêt à renouer avec ceux qui l’auraient volontiers assassiné en 1994…
AFRIKARABIA : – Quels enseignements tirez-vous de votre collaboration avec le Tribunal pénal international pour le Rwanda ?
– Cela m’a donné l’occasion de discuter avec des membres du parquet, d’autres collaborateurs du tribunal, de prendre la dimension de la richesse documentaire du TPIR, que j’ai pu également apprécier par la suite, à deux reprises, lors de missions de simple consultant. Je suivais donc les procès les plus emblématiques, et notamment le procès Militaires I, c’est-à-dire les colonels Théoneste Bagosora, Anatole Nsengyumva, le général Kabiligi… Ces procès se déroulent comme des instructions en direct, avec des témoins qui viennent apporter leur compétence, notamment des témoins de contexte. Le premier témoin était Alison Des Forges, la grande historienne et activiste des droits de l’homme qui a énormément contribué à documenter et à « contextualiser » les affaires.
Le deuxième témoin était protégé par l’anonymat avec un nom d’emprunt : ZF. Il témoignait d’épisodes assez extraordinaires. Malgré les efforts de la Cour pour ne par dévoiler son identité, on comprenait que c’était un opérateur radio, qu’il travaillait dans le camp Butotori, un centre de paracommandos ultra secret, près de Gisenyi, et qu’il s’était retrouvé au cœur du dispositif du génocide.
AFRIKARABIA : – En 2010, on constate que votre analyse s’est approfondie avec la publication de L’Agenda du génocide, la confession de l’espion radio Richard Mugenzi ?
C’est l’enquête du juge Bruguière qui a déclenché chez moi l’envie de le connaître. Quand Bruguière a rendu son ordonnance de soit-communiqué et lancé les mandats d’arrêt contre les collaborateurs de Paul Kagame et supposés auteurs de l’attentat, ces textes sont apparus sur internet. On a vu que cette ordonnance était une imposture, une réécriture complète de l’histoire du Rwanda et reposait largement sur une prétendue revendication de l’attentat retranscrite par l’opérateur radio dont j’avais seulement vu les initiales. Le juge Bruguière donnait son nom : Richard Mugenzi.
Ainsi, la publication de l’ordonnance du juge Bruguière me fournissait une clé pour retrouver ce témoin. Richard Mugenzi avait témoigné, devant le tribunal sur la nuit du 6 au 7 avril 1994, où le colonel Nsengyumva ordonnait les tueries de Tutsi à Gisenyi. Au matin du 7 avril, à part peut-être quelques-uns qui se cachaient bien, il n’y avait plus de Tutsi vivants dans la ville de Gisenyi. Ni hommes, ni femmes, ni enfants.
Au moment où Mugenzi témoignait contre Bagosora et Nsengiyumva, il n’était pas malmené par les avocats de la défense alors que tout ce qu’il disait était terriblement incriminant.
Chacun a pu lire, dans l’ordonnance du juge Bruguière, que Richard Mugenzi, en apparence, avait intercepté des télégrammes de revendication d’attentats par le FPR. Or, ce n’était jamais apparu lors de son témoignage au TPIR. C’était bizarre.
Il m’a paru d’autant plus important de retrouver Richard Mugenzi et de l’interroger. Je l’ai rencontré au mois de juin 2009. J’avais la copie des « télégrammes » soit-disant interceptés du FPR revendiquant l’attentat. Il m’a répondu très clairement que ça n’était pas des interceptions mais des retranscriptions, à partir d’un brouillon donné par Nsengyumva.
Même la veille, dans la journée du 6 avril, il avait fait une retranscription d’un message qui prétendait que le FPR était sorti de son cantonnement et avait violé le cessez-le-feu quelques heures avant l’attentat. Tout ceci s’avérant faux, les personnes qui avaient construit ces « bobards », Bagosora et Nsengyumva, étaient au courant de l’attentat puisqu’ils avaient organisé des mensonges autour de l’attentat avant même que celui-ci ait lieu. Cela permettait de comprendre la genèse de l’attentat et vraisemblablement d’identifier ses véritables auteurs.
AFRIKARABIA : – Ceci vous amène à une réflexion de plus en plus poussée sur l’information et la désinformation ?
– J’ai évidemment posé bien d’autres questions à Richard Mugenzi et je me suis rendu compte que derrière son travail théorique d’espion, sa véritable mission était la désinformation. Richard Mugenzi a été formé à la désinformation par les militaires français, ces derniers l’ont avoué à demi mots devant le juge Bruguière.
La question de la participation des militaires français à cette désinformation générale se pose. Est-ce qu’ils étaient vraiment dupes, alors qu’ils avaient fait de Richard Mugenzi, non pas un espion radio, mais un agent de désinformation ? S’ils savaient que les « interceptions » de Richard Mugenzi étaient des faux, pourquoi ne pas l’avoir dit à Bruguière qui, lui, y croyait dur comme fer ? De hauts gradés français ont-ils contribué à « l’enfumage » du juge antiterroriste ?
AFRIKARABIA : – Vous pensez que des hauts gradés militaires français ont joué un rôle dans le génocide ?
– Alors que je n’étais pas du tout compétent dans ce domaine de l’espionnage ni des techniques de désinformation, tout ceci m’a forcé à m’intéresser à cet aspect de la guerre qu’on appelle « l’action psychologique », une doctrine de guerre qui a été forgée par les Français depuis la guerre d’Indochine, puis la guerre d’Algérie. Ils s’en sont fait une véritable spécialité.
Les généraux argentins ont également utilisé leurs méthodes pour mater toute opposition et pour installer une dictature féroce. Pour cela, ils avaient été aidés – on le sait aujourd’hui – par des militaires français. On se trouvait donc devant un cas d’épure où la désinformation marque systématiquement les différentes étapes de la guerre civile au Rwanda avec l’apport idéologique et le soutien, sur le terrain , de militaires français.
Tout ceci demandait à être documenté. Richard Mugenzi apparaissait avoir, au moins entre le 6 et le 7 avril, un rôle d’agent de désinformation. Il fallait retrouver d’autres télégrammes du même genre pour mieux comprendre l’utilisation de la désinformaiton. Le livre de Pierre Péan « Noires fureurs, blancs menteurs », écrit en partie sous la dictée de hauts gradés français engagés dans la guerre civile au Rwanda, d’une certaine manière, m’a montré le chemin. Péan s’est fait le porte parole de certains acteurs du milieu du renseignement et d’autres lobbies de la Françafrique au Rwanda, une trentaine d’acteurs parisiens en connivence avec les génocidaires rwandais. Pour l’instant, parlons de connivence. Le mot complicité ressort davantage du vocabulaire judiciaire. On n’en est pas là, pas encore…
AFRIKARABIA : – Pierre Péan dans son livre « Noires fureurs , Blancs Menteur » a publié, deux interceptions – ce que vous appelez « télégrammes » – accusant le FPR ?
– Richard Mugenzi m’a confirmé que se sont des faux, ce qui m’a fait comprendre que des militaires français au Rwanda étaient rentrés en France avec un corpus de faux télégrammes et s’en servent jusque aujourd’hui, vingt ans après, à des fins de désinformation.
Richard Mugenzi produisait ces prétendus comptes-rendus d’écoutes – il emploie le mot « télégramme » – à raison de six à huit par jours ce qui sur l’ensemble de la période devait représenter quelques sept à huit mille documents. J’ai cherché ces télégrammes et fini par mettre la main sur deux classeurs, qui contiennent au total environ 700 télégrammes.
J’ai pu les authentifier. Il s’agit de fax originaux sur papier thermique comme l’étaient les fax autrefois, et ils portent des mentions manuscrites, visiblement du colonel Théoneste Bagosora, dont une mention très intéressante : « DGSE ». C’est-à-dire : « communiquer à la DGSE ».
J’ai pu faire une copie de ces centaines de documents. Ce sont des montages nourris de certains faits réels, qui proviennent effectivement du réseau d’espionnage du colonel Nsengiyumva, le patron du renseignement militaire rwandais, et de fables consistant à désinformer un certain nombre d’acteurs. En tout premier lieu des Français : ces télégrammes étaient rédigés en français, alors qu’ils étaient supposés intercepter des communication en anglais, en swahili, dans d’autres langues.
Il apparaît que le patron du renseignement militaire rwandais (le « G2 », en langage militaire) était un chef d’orchestre clandestin d’une énorme opération de désinformation qui pouvait avoir pour cible secondaire à la fois le président Habyarimana, l’ex-parti unique MRND, les partis d’opposition ou encore d’autres acteurs pour diaboliser du Front Patriotique et saboter les négociations de paix.
AFRIKARABIA : – Vous n’auriez donc retrouvé que 10 % de la « production » de Richard Mugenzi ?
– Mon panel d’environ sept fausses interceptions est significatif. On voit mentionner certains dans la correspondance diplomatique française. L’ambassadeur de France et l’attaché militaire s’y réfèrent comme « source fiable ».
Etst-ce que ces gens étaient des « naïfs » pour ne pas employer un terme plus péjoratif, ou est-ce que certains Français au Rwanda étaient eux-mêmes des acteurs de la désinformation, participant à « l’enfumage » de Paris ? Tout porte à croire que certains participaient délibérément à cette action de désinformation qui leur permettait de contribuer à la radicalisation des esprits et à la préparation du génocide. Ce « certains » inclut les désinformateurs qui ont « traité » Péan.
AFRIKARABIA : – Pourquoi auraient-ils fait ça ? De la part de hauts gradés militaires français, ce serait une forme de félonie ?
– Parmi les militaires français impliqués dans l’opération Noroît, certains ont adhéré au projet génocidaire. Ils y contribuèrent à leur façon en trahissant leur mission, qui était de défendre les intérêts supposés de la France au Rwanda. Certains hauts gradés français se sont comportés comme des factieux. Ils font l’impossible pour que l’opinion publique française n’en prenne pas conscience.
Tous ne sont pas des militaires félons. Evitons les amalgames. Y compris au sein des FAR. Permettez-moi d’insister sur un point qui est rarement souligné, c’est que, au sein des forces armées rwandaises, il y avait un clivage important entre officiers, jusqu’auboutistes et officiers démocrates. Les extrémistes n’étaient pas dominants. Ils ont acquis ce pouvoir parce que Paris a systématiquement soutenu les militaires rwandais les plus extrémistes et feint d’ignorer le camp des militaires démocrates. C’est un des aspects les plus navrants de l’implication française.
AFRIKARABIA : – Vous dites que tous les militaires français ne partageaient pas cette option ?
Quelques Français ont compris ce qui se tramait au Rwanda et ont essayé de s’opposer à l’enlisement. Je pense en particulier au général Jean Varret, qui refuse de s’exprimer depuis cette époque mais dont on voit bien qu’il avait un rôle modérateur. Il a été limogé par Michel Roussin pour cette raison. Les extrémistes ont pris le pouvoir pas seulement au Rwanda mais aussi dans les allées du pouvoir à Paris. Français ou Rwandais, les extrémistes ont gagné sur tous les plans et ont entraîné la France dans quelque chose qui s’appelle « complicité de génocide »..
AFRIKARABIA : – Ce sont effectivement des mots cruciaux, on l’a vu dans la façon dont l’interview du président Kagame à Jeune Afrique a été exploitée par Paris. Faut-il parler de « connivence », « complicité », « participation » de la France au génocide ?
– Dans l’intervention si néfaste de Paris au Rwanda entre 1990 et 1994 (et au Zaïre ensuite…) des actions méritent le qualificatif de complicité, elles sont documentées, démontrées, et d’autres conservent une part de mystère. Par exemple, dans mon livre, je rappelle – la chose était déjà connue et je pense l’avoir encore documentée – qu’en septembre 1991, Paris manifeste son consentement à un possible génocide.
Jean-Christophe Mitterrand et Paul Dijoud expriment cette acceptation tacite d’une possibilité de génocide des Tutsi. Tout ceci commence à prendre forme très tôt, trois ans avant le génocide. Faut-il rappeler que le génocide n’était pas une fatalité, mais une option de guerre parmi d’autres, les partisans de cette option l’ayant finalement emporté en tuant le président Habyarimana et sa garde rapprochée..
On aurait pu éviter le génocide jusqu’au 6 avril 1994, et peut-être même un peu après si on en avait eu la volonté. Mais cette volonté n’existe pas à l’Élysée. Bien au contraire, on cache les éléments qui devraient nous pousser à intervenir pour stopper la tragédie, et l’entourage de Mitterrand incline à la radicalisation.
On le voit dans les archives de l’Élysée, dans les propos du Chef d’État-major particulier du président de la République, le général Quesnot, dans l’action du chef de la mission d’assistance militaire, le général Huchon, et également dans l’action menée pendant l’opération Amaryllis par le colonel Poncet et son adjoint, le lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin. Il n’y a pas une fatalité, mais des gens qui contribuent à ce que ça devienne terrible au Rwanda.
AFRIKARABIA : – Partagez-vous l’avis de ceux qui réclament la levée du secret défense sur l’ensemble des archives du Quai d’Orsay, les dépositions à huis clos devant la « Mission Quilès » et les notes de la Direction du Renseignement Militaire (DRM) ?
Soyons francs : la plupart de ces documents dits « secrets » sont déjà dans les mains des journalistes, même s’ils ne les ont pas encore publiés. Ce qu’on en sait est accablant pour François Mitterrand et sa clique. Aujourd’hui le « secret défense », protège surtout les notes de la Direction du renseignement militaire, un service français qui a joué un rôle très néfaste dans l’appui aux génocidaires, comme on le voit par les quelques documents qui ont réussi à échapper à la censure du système. Sur le Rwanda, la classe politique française nous désinforme, aujourd’hui encore. Le problème est d’abord là…
La navrante « audition » de Hubert Védrine par la Commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale le 16 avril dernier en apporte une nouvelle démonstration. J’invite les fidèles de votre site à la voir. A l’exception d’un député EELV, tout le monde « cire les pompes » de Védrine. Même la présidente, Mme Patricia Adam, s’y révèle mielleuse et d’une navrante incompétence. Un député s’indigne que le journaliste Patrick de Saint-Exupéry n’ait pas été condamné par les tribunaux pour ses critiques contre le rôle de Paris au Rwanda. Mme Patricia Adam ne relève pas ces propos qui violent tous les principes de séparation des pouvoirs. C’est Poutine-sur-Seine !
Interrogée le 24 avril sur RFI par Christophe Boisbouvier, Patricia Adam ne fait que resservir la même propagande : « La France n’a pris aucune part au génocide des Tutsis. Et au contraire, la France a présidé aux accords d’Arusha pour permettre la réinsertion des réfugiés tutsis au Rwanda ». Cette parlementaire socialiste esquive par la pitoyable insinuation que Paul Kagame aurait commis l’attentat du 6 avril 1994. Même le « Rapport Quilès » – qu’elle n’a visiblement pas lu – avait fait mieux, il y a seize ans.
Je le répète : Sur le Rwanda, la classe politique française nous désinforme depuis vingt ans. C’est intolérable.
Aujourd’hui, les citoyens et journalistes français ont perdu toute confiance dans nos parlementaires pour dire la vérité sur le rôle,de la France au Rwanda entre 1990 et aujourd’hui.
AFRIKARABIA : – Dans votre livre, vous citez souvent François Mitterrand, vous évoquez aussi le rôle personnel de Marcel Debarge, ministre de la Coopération, dans le soutien à la radicalisation « raciale » du régime Habyarimana ?
– Le ministre de la coopération Marcel Debarge, qui succède à Edwige Avice, vient au Rwanda en 1993. Il encourage la formation d’un front commun contre la rébellion. Ça apparaît dans ses déclarations reprises dans les journaux et à Radio France International. L’adjectif « racial », n’est pas prononcé – Debarge est un homme politique rôdé aux « éléments de langage » – mais le terme « front commun » est compris au Rwanda comme « front racial ».
C’est d’ailleurs à la suite de sa visite en 1993 que se cristallisent dans le paysage politique rwandais les tendances « Power » des partis politiques. Il s’agit de recréer une solidarité hutu autour du président Habyarimana. Marcel Debarge est-il inconscient que cette cristallisation débouchait forcément sur une confrontation raciale ?
La réponse à cette question et à bien d’autres se trouve dans les archives de la DRM et celles du Quai d’Orsay. Si Paris n’a rien à cacher, qu’on rende ces archives publiques. Le Sénat de Belgique, lorsqu’il a mené sa commission d’enquête, en 1997, a eu accès à tous les documents belges, sans restriction.
AFRIKARABIA : – Vous avez aussi évoqué sur notre site le rôle des mercenaires français, un des aspects les moins documentés de cette affaire ?
– Militaires et mercenaires : Paris intervient au Rwanda avec tous les instruments d’une « bonne vieille guerre coloniale », comme au Biafra, comme la Belgique au Congo dans les années 1960. Le rôle du chef mercenaire Paul Barril, ancien « gendarme de l’Elysée », semble crucial. Sur cette question aussi, je me suis efforcé d’aller, dans mon dernier livre, aussi loin que possible. Je voudrais que le lecteur reçoive mes informations et mes mises en perspective comme les éléments d’un dossier le rendant apte à juger lui-même du rôle de Paris et de ses agents au Rwanda. J’essaye de placer le lecteur dans une sorte de position de jury au tribunal de l’Histoire.
L’opinion publique française est terriblement désinformée en dépit des avancées de la Mission Quiles. On peut exiger de la classe politique qu’elle cesse de mentir sur l’implication de Paris dans le génocide des Tutsi. « L’honneur de la France » dont on nous rebat les oreilles, ce n’est pas l’impunité garantie pour ceux qui ont trahi leur mandat ou leur mission. Le problème en France, c’est que droite et gauche confondues participent d’un même mensonge sur l’intervention au Rwanda. Le fait que l’on puisse encore accorder une salle, au Sénat, le 1er avril 2014, à un ensemble de manipulateurs, de désinformateurs, de négationnistes et d’idiots utiles, c’est quelque chose qui salit l’honneur de la France, qui devrait être ressenti comme intolérable.
Interview recueillie par AFRIKARABIA
Jean-François Dupaquier, Politiques, militaires et mercenaires français au Rwanda. Chronique d’une désinformation, Ed. Karthala, mars 2014, 480 pages, 28 €
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