Dans une thèse de doctorat en histoire soutenue avec succès le 4 octobre à Paris, Juliette Bour analyse les « trajectoires militantes » de femmes politiques rwandaises durant le génocide : au total quinze femmes « ayant contribué à l’extermination des Tutsi depuis leur position de pouvoir ». Elle conclut que ces femmes ont manifesté une sorte « d’exceptionnalité normale » car leur genre n’a joué aucun rôle dans leur action criminelle.
Par Jean-François DUPAQUIER
A la fin du génocide, en juillet 1994, les observateurs et commentateurs occidentaux ont exprimé leur stupéfaction[1] : comment était-on parvenu à exterminer en seulement cent jours les trois-quarts des Tutsi du Rwanda ? Et comment des femmes auraient joué par endroits un rôle de premier plan dans l’encadrement des tueries ? L’idée d’un « génocide spontané », d’une « colère populaire incontrôlable », ou encore d’une « sauvagerie africaine » s’est vite popularisée. Autant de clichés racistes aujourd’hui passés de mode. Mais quid des atrocités ordonnées par des femmes ? Comme des ordres de violer d’autres femmes ?
« Ce sont nos propres tropismes »
Au terme de cinq ans d’enquête, Juliette Bour apporte une réponse : « Ce sont là encore nos propres tropismes qui sont en cause dans un tel questionnement ». En résumé, être une femme ne changeait rien à la radicalité génocidaire. Ainsi de l’accusée la plus emblématique, Pauline Nyiramasuhuko, ministre de la Promotion féminine et de la Famille dans le gouvernement du génocide. Son genre et sa fonction auraient-ils pu modérer son comportement à Butare [aujourd’hui Huye] durant le génocide ?
Pauline Nyiramasuhuko exerça son autorité sur Butare avec une énergie et une cruauté devenues légendaires. Méthodiquement. Par exemple, elle incita son fils Shalom et ses amis Interahamwe à violer de la façon la plus bestiale les femmes tutsi capturées à Butare, sans négliger de les faire mourir, parfois à petit feu…
Durant son procès au Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR), Pauline tenta d’apitoyer les juges en avançant « ses faiblesses de femme ». Peine perdue : elle fut condamnée à la prison à perpétuité le 24 juin 2011 pour génocide, crimes contre l’humanité et pour s’être entendue avec des membres du gouvernement dit « intérimaire » en vue de tuer les Tutsi dans la préfecture de Butare ».
« Entente en vue de commettre le génocide »
« Entente en vue de commettre le génocide ». Ce n’était pas un chef de condamnation banal devant le TPIR. Lorsqu’il était retenu par les juges, il valait condamnation à perpétuité. (§ 3521 de l’arrêt Nyiramasuhuko et co-accusés).
Juliette Bour a demandé à rencontrer Pauline et aussi son fils Shalom en prison. Elle a peu à peu gagné leur confiance. Même si, comme tant d’autres détenus, ils se posent en victimes et nient en partie leurs crimes, ils finissent par se dévoiler. Et ils n’apparaissent pas comme des « monstres », ce qualificatif qui nous rassure sur nous-mêmes.
Pour la doctorante, l’itinéraire des femmes rwandaises ayant acquis des positions d’autorité politique (ce n’était le cas d’aucune femme tutsi[2]) n’a différé en rien de celle des hommes hutu extrémistes. « L’élément décisif, c’est le 1er octobre 1990, l’entrée en guerre, le temps de la guerre, résume Stéphane Audoin-Rouzeau. L’attaque du Front patriotique rwandais libère une hostilité active contre les Tutsi qui ne s’était pas manifestée auparavant ».
Des femmes ayant acquis une autorité politique
Pour Juliette Bour « les femmes condamnées pour génocide, pas plus que les hommes, n’avaient jusque là une prédisposition génocidaire. Les unes et les autres sont suivi le même mouvement ». Elle a demandé aux quinze femmes interviewées de raconter le déroulé d’une de leurs journées durant le génocide. « Au début, je me suis demandé pourquoi une telle idée vous était venue, dit Guillaume Piketty, professeur à Sciences Po Paris, rapporteur du jury de thèse. Puis j’ai compris que cette approche était très créatrice de sens ».
Juliette Bour a fait preuve d’un grand professionnalisme et de talents de psychologue dans ses approches de femmes condamnées pour génocide. L’auteur de cet article est bien placé pour le savoir. Voici quelques années, je suis allé interroger Angéline Mukandutiye à la prison de Kigali. Elle avait joué un rôle crucial dans la capitale durant le génocide, avant de s’enfuir pour rejoindre la rébellion des FDLR en RDC. En février 2020, elle a été identifiée parmi des Rwandais faméliques et décharnés rapatriés au Rwanda. Deux ans plus tard, lors de notre rencontre, elle avait repris son assurance et son embonpoint. Au point que déjà, cette femme autoritaire régissait de facto la section femmes de la grande prison. Il fallait prendre rendez-vous pour qu’elle consente à nous rencontrer, en raison de son agenda chargé, avec tous ces clubs de femmes détenues qu’elle dirigeait. Et lui apporter un Fanta. « Un Fanta frais, autant que possible », minauda-t-elle.
Moyennant quoi Angéline Mukandutiye n’avait rien de précis à nous dire. Sa place en prison ? C’était un malentendu. Elle était une’ victime. Je pensais déchiffrer son sourire ironique : « Avec tous ces gens qui cherchent à saper le régime de Paul Kagame en Occident, une petite chance qu’il soit renversé et moi, élargie ! »
Juliette Bour, elle, est parvenue à la faire parler (lire notamment la page 108 de sa thèse).
Sa place en prison ? Un malentendu !
De tous les membres du jury, seuls Stéphane Audoin-Rouzeau, son directeur de thèse, directeur à l’EHESS, et plus encore Hélène Dumas, chargée de recherches au CNRS, qui l’assistait, ont une connaissance fine du Rwanda et ont pu accompagner Juliette dans ses années de recherches. Pour Hélène Dumas, « si le cas de Pauline Nyiramasuhuko constituait bien un hapax de la violence génocide ayant justifié les commentaires des observateurs de son procès devant le TPIR dominés par la figure de « la monstruosité » et de la « déviance », Juliette quant à elle a transformé cette stupeur teintée de dégoût en un véritable questionnement historique. Et c’est là, à mon sens, le tout premier mérite de son travail, loin de relever de la simple évidence. Pas plus qu’elle n’a détourné le regard en se rangeant derrière des explications faciles qui recourent à des arguments psychologisants, elle ne s’est guère découragée face à l’immensité de l’archivistique à maîtriser, tant celle du TPIR que celle des Gacaca [tribunaux populaires] au Rwanda. »
Pas de « monstres » à l’horizon
En vantant « la rigueur, la maturité et le savoir-faire » de Juliette Bour, son sens et son souci du contexte, son habile utilisation de l’intersectionnalité, les membres du jury n’ont pas discuté longtemps avant de valider son doctorat en histoire. Et l’ont vivement encouragée à en tirer un livre, pour que le public le plus large possible ait accès à ses pertinentes analyses sur la grande banalité du génocide commis contre les Tutsi du Rwanda, aussi bien par des donneurs d’ordre femmes qu’hommes. Pas de « monstres » à l’horizon, pas d’exotisme, pas de « colère populaire incontrôlée ». Une catastrophe universelle.
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Juliette BOUR : « Comme des hommes » ? Trajectoires militantes de femmes politiques impliquées dans le génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda, École des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), Centre des Savoirs sur la Politique. Recherches et analyses (CESPRA). Le jury était composé de Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, directeur de thèse, Marie DEBOS, Université Paris-Nanterre, rapportrice, Hélène DUMAS, CNRS-EHESS, examinatrice, Anne HUGON, présidente et examinatrice, Université Paris 14, Guillaume PIKETTY, Sciences Po Paris, rapporteur et François ROBINET, Université Versailles Saint-Quentin, examinateur.
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[1] A l’exception des rares personnes qui, connaissant le Rwanda, avaient alerté sur les risques de massacres, au premier rang desquels l’historien Jean-Pierre Chrétien.
[2] Sauf Angéline Mukandutiye, réputée Tutsi mais l’une des plus féroces exterminatrices de Tutsi.