Au procès de Laurent Bucyibaruta accusé de génocide devant la cour d’assises de Paris, l’audition de François-Xavier Nsanzuwera, procureur de la République à Kigali en 1994, a permis de recadrer les débats.
Par Jean-François Dupaquier
Le procès de l’ancien préfet Laurent Bucyibaruta en est à se deuxième semaine. Cité par le Parquet comme témoin de contexte, François-Xavier Nsanzuwera commence par décliner son identité. Le témoin, retraité des Nations-Unies, est âgé de 66 ans. Costume gris, voix douce et précise, il raconte avoir commencé sa carrière de magistrat en 1987 au tribunal de première instance de Cyangugu. Procureur de la République à Gisenyi en 1988, il est promu deux ans plus tard à Kigali. « Au moment où se déclenche la guerre civile en octobre 1990, j’étais au Parquet à Kigali. Au moment du génocide, j’ai commencé par me cacher avec mon épouse chez mon voisin gendarme, commandant de la brigade de Muhima, puis nous nous sommes réfugiés le 10 avril à l’Hôtel des Mille-collines. Après une tentative avortée d’exfiltration par les Casques bleus de la MINUAR le 3 mai 1994, nous avons pu rejoindre le secteur de Kabuga, zone occupée par les combattants du Front patriotique rwandais [FPR] le 28 ou le 29 mai ».
Ce lundi 16 mai 2022, Jean-Marc Lavergne, président de la cour d’assises, a pris ses marques, les jurés ont désormais leurs habitudes et le témoin s’exprime sans hâte.
François-Xavier Nsanzuwera : – J’ai quitté le Rwanda en mars 1995 pour la Belgique où j’ai travaillé pour l’ONG belge RCN. J’ai été recruté par le Bureau du Procureur du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) en mai 2003 où j’ai occupé plusieurs positions, la dernière étant celle d’avocat général au sein de la division d’appel que j’ai occupée plus de 7 ans jusqu’à la fermeture du Tribunal le 31 décembre 2015.
Je précise que je ne suis pas autorisé ici à m’exprimer sur mon travail au sein du TPIR. Je parlerai donc uniquement de mon expérience personnelle ou en me référant à des documents publics.
« Les responsables politiques et administratifs de l’époque savaient ce qui se préparait et ensuite ce qui se passait »
Invité à faire une déclaration liminaire, l’ex-procureur poursuit : – Je tiens à souligner que le génocide des Tutsi n’a pas été spontané comme certaines personnes le disent. Entre avril et juillet 1994, ce sont les préfets et les bourgmestres qui en sont les principaux exécutants. La théorie du « génocide spontané » est fausse et pernicieuse. Les paysans hutus qui y ont participé massivement n’étaient pas des sauvages. Ce n’est pas parce que le président de la République a été assassiné le 6 avril 1994 que, dès le lendemain, ces paysans se sont transformés en assassins de leurs voisins. Ils y avaient été préparés par une propagande intensive depuis longtemps.
Je connais l’affaire Bucyibaruta et bien d’autres pour avoir travaillé au TPIR, mais témoignant à titre personnel, je me contenterai de dire que les responsables politiques et administratifs de l’époque savaient ce qui se préparait et ensuite ce qui se passait. En avril 1994, il y avait des hommes aux commandes, les préfets et les bourgmestres, intermédiaires entre le pouvoir central et la population. Les exécutants avaient été manipulés depuis bien longtemps.
Le président Lavergne : – Ma question peut vous paraître brutale, mais légitime au vu du contexte : vous êtes Hutu ou Tutsi ?
« Vous êtes Hutu ou Tutsi ? »
François-Xavier Nsanzuwera : – C’est une question que je me suis posée à un certain moment. Dans ma famille on ne parlait jamais d’ethnie. Mais avant que je sois nommé procureur de la République à Gisenyi, il y avait obligatoirement une enquête du Service central de renseignement qui portait notamment sur l’appartenance « ethnique ». La question de la carte nationale d’identité avec la mention ethnique s’est posée lorsque j’étais en troisième année du secondaire, en 1973. Cette année-là, beaucoup d’élèves tutsis ont été chassés des écoles. Au moment où les élèves tutsis sont chassés des écoles, je suis en vacances chez mes parents. Mon père me demande d’attendre pour qu’il me trouve une carte d’identité. Avec cette carte d’identité avec la mention ethnique hutu, je retournerai à l’école un mois après la reprise des cours.
Mais avant que je sois nommé procureur de la République à Gisenyi, il y avait obligatoirement une enquête du Service central de renseignement qui portait notamment sur l’appartenance « ethnique ».
Quand le ministre de la Justice m’a proposé comme procureur à Gisenyi, le Renseignement a avancé que j’avais changé d’ethnie. Le journal [extrémiste] Kangura reviendra au moins deux fois sur cette question de changement d’ethnie. Le 10 avril 1994, mon père et mon grand-père de 93 ans ont été assassinés par des voisins qui estimaient que nous n’étions pas Hutu mais Tutsi. Mon grand-père était un simple paysan. Mon père était catéchiste. Ils ont été tués par un de mes amis d’enfance. Ma petite sœur Angélique, son mari et leurs deux enfants ont été tués à Nyamirambo par des Interahamwe. Une autre petite sœur a été tuée, également à Nyamirambo.
« Mon grand-père de 93 ans a été assassiné par mon ami d’enfance »
Le 10 avril 1994, le procureur général près la cour d’appel de Kigali, donc mon chef hiérarchique, Alphonse-Marie Nkubito, m’a téléphoné pour me dire “François, quitte ta maison et rejoins-moi car tu es en danger”. Il s’est réfugié à la résidence de l’ambassadeur de Belgique. De fait, j’étais menacé depuis longtemps, spécialement depuis le mois de janvier 1994. Bien avant, les Interahamwe avaient manifesté devant le ministère de la Justice pour dire qu’ils n’avaient pas confiance en moi parce que j’étais tutsi. Curieusement, le ministre de la Justice leur avait demandé s’ils en avaient la preuve !
Pour résumer, je m’identifie comme Rwandais. Ni Hutu ni Tutsi.
Le président Lavergne : – Des magistrats ont-ils participé au génocide ?
François-Xavier Nsanzuwera : – Des magistrats ont été assassinés dès les premières heures du 7 avril 1994. Joseph Kavaruganda, Président de la Cour de Cassation et de la Cour Constitutionnelle, le plus haut magistrat du pays, a été l’un des premiers à être assassiné. Il était partisan de l’application des Accords de paix d’Arusha. Il s’opposait depuis longtemps aux violences politiques entretenues par les extrémistes hutus qui l’avaient menacé de mort. Il soutenait les associations de défense des droits de l’homme. Il a été tué par la Garde présidentielle, comme d’autres magistrats de la capitale. Mais il y a eu aussi des magistrats, plus obscurs, qui ont participé au génocide.
Le président Lavergne : – Les responsables des associations de défense des droits de l’homme étaient visés ?
François-Xavier Nsanzuwera : – Tous ont été visés, comme les militants du CLADHO (Collectif des ligues et associations de défense des droits de l’homme) fondé par le procureur général Nkubito et l’Association rwandaise des droits de l’homme (ARDHO), créée par des magistrats, des professeurs d’universités et des avocats, et dont j’étais le secrétaire général adjoint. Notre association avait produit des rapports sur les violations des droits de l’homme.
« Des magistrats ont été assassinés dès les premières heures du 7 avril 1994 »
Le président Lavergne : – Vous connaissez des magistrats qui ont été impliqués dans le génocide ? Y avait-il de fortes tensions au sein du corps judiciaire ?
François-Xavier Nsanzuwera : – J’ai entendu dire qu’un magistrat du parquet de Kibungo était sur une barrière dans la ville de Kigali. Il faut parler aussi des pressions du régime sur les magistrats. Un jour, un organe de la presse de l’opposition avait publié une caricature représentant le président de la République Habyarimana comme un gros poisson qui avalait la conférence nationale. Le président de la République m’a convoqué en conseil des ministres pour m’ordonner des poursuites contre les journalistes. Jai expliqué que la loi sur la liberté de la presse ne permettait pas de punir pour cette caricature. Un ministre a été très véhément et en accord avec le procureur général de l’époque, Révérien Mukama. J’ai arrêté peut-être trois journalistes les plus virulents (pro-opposition et pro-MRND). Quand les gendarmes ses sont présentés chez Hassan Ngeze le rédacteur en chef du journal [extrémiste] Kangura, ce dernier avait un papier signé par le procureur général comme quoi il ne devait pas être arrêté.
Les journalistes arrêtés seront remis en liberté sur ordre du ministre ayant la sécurité dans ses attributions, paraît-il à la suite de pressions de l’ambassadeur des Etats-Unis. C’était du moins la version officielle.
Le procureur général Révérien Mukama demandera également ma mutation dans la préfecture de Byumba en zone de guerre pour que je sois tué mais le ministre de la Justice s’y opposera.
« Après le président de la République, le préfet était l’homme le plus puissant de la hiérarchie administrative »
Le président Lavergne : – Vous avez été convoqué devant cette cour d’assises pour votre expertise concernant le cadre juridique et l’organisation du système administratif rwandais. Quelles étaient les compétences des préfets et leurs pouvoirs en 1994 ?
François-Xavier Nsanzuwera : – Il faut d’abord rappeler que le Rwanda était un régime présidentiel. Jusqu’en 1991, il n’y avait pas de Premier ministre. Les préfets étaient nommés par arrêté présidentiel délibéré en conseil des ministres.
Les pouvoirs du préfet avait été définis par un décret-loi du 11 mars 1974 :
1) il est le dépositaire de l’autorité de l’État dans la préfecture ;
2) il est le délégué du gouvernement dans la préfecture ;
3) il exerce son autorité sous la hiérarchie du ministre ayant l’Intérieur dans ses attributions ;
4) il est le chef des chefs des services de l’Etat dans sa préfecture ;
5) il est l’homme le plus puissant de la préfecture ;
6) il a le pouvoir de réquisitionner les gendarmes ;
7) il a le pouvoir de réquisitionner la police communale et de la placer sous son autorité ;
8) il a autorité sur les bourgmestres nommés par le président de la République.
François-Xavier Nsanzuwera ajoute que, malgré l’indépendance théorique du Parquet, il était lui-même, comme procureur de Kigali, sous l’autorité du préfet de Kigali en tant que membre du Conseil préfectoral de sécurité, qui était un organe présidé par le préfet.
« Le préfet est le dépositaire de l’autorité de l’Etat dans la préfecture »
François-Xavier Nsanzuwera : – Après le président de la République, le préfet était l’homme le plus puissant de la hiérarchie administrative. En résumé, le préfet était en quelque sorte la réplique du président de la République en préfecture. Chaque préfet était le président d’un dixième du pays. Des ministres faisaient la cour au préfet.
Le président de la cour d’assises fait remarquer que deux préfets qui se sont opposés au génocide ont été tués.
François-Xavier Nsanzuwera : – Je comprends bien le sens de votre question. Deux préfets sont révoqués le 17 avril 1994, capturés puis tués, d’autres sont « seulement » remplacés. Un préfet s’est caché car il a été remplacé en plein génocide parce qu’il ne voulait pas participer au génocide. M. Bucyibaruta avait la possibilité de le faire. Quand le gouvernement Kambanda nomme de nouveaux préfets, il explique que les deux préfets éliminés « ont failli à leur mission », et qu’ils ont été « jugés incompétents », alors que ce sont eux qui se sont opposés au génocide dès le 7 avril 1994. Jean Kambanda félicite les autres préfets : ceux-là ne se sont pas opposés aux massacres dans leurs préfectures. Durant le génocide, deux autres préfets seront remplacés car considérés insuffisamment performants en matière d’extermination. Par exemple Sylvain Nsabimana, qui avait été nommé préfet de Butare en remplacement de Jean-Baptiste Habyarimana, le préfet assassiné, est à son tour remplacé par le lieutenant-colonel Alphonse Nteziryayo. Les deux ont été condamnés par le TPIR[1].
Les préfets qui sont restés en place participaient activement à la politique gouvernementale d’extermination des Tutsi, notamment la politique dite de « défense civile » visant à armer massivement la population. Il faut être clair sur cette question : la campagne dite de pacification n’avait pas d’autre but que d’attiser les massacres. « Pacification » fait partie des mots codés du génocide. Le gouvernement intérimaire n’avait aucune intention de faire cesser le génocide, seulement faire sortir de leurs cachettes les Tutsi ayant jusque-là échappé aux tueurs. Si le président de la République ou le Premier ministre avaient appelé à l’arrêt des tueries, ces dernières auraient cessé. Au contraire, le président Sindikubwabo dit dans son discours du 19 avril que « tout le monde est concerné, personne ne doit rester inactif ».
« Il faut être clair sur cette question : la campagne dite de pacification n’avait pas d’autre but que d’attiser les massacres »
Ceux restés en place étaient d’accord avec la politique du gouvernement. Mais tous ne sont pas restés en place. Je pourrais parler du ministre de l’Intérieur Faustin Munyazesa. Il avait été reconduit dans le gouvernement intérimaire. Il n’a pas rejoint son poste. Il est resté en Tanzanie. Il a été vainement attendu au gouvernement, puis remplacé fin mai par Edouard Karemera. Quand je l’ai rencontré plus tard, il m’a confié qu’il n’avait pas voulu rejoindre « un gouvernement d’assassins ». Son intérim a été assuré par son ancien secrétaire général[2].
Je peux citer le ministre du Tourisme Gaspard Ruhumiliza (PDC). Il a profité d’une invitation à une conférence à l’étranger pour s’éclipser. Il n’est jamais revenu.
Le major Habyarabatuma, qui était commandant du groupement de gendarmerie à Butare, a été muté mais il n’a jamais été physiquement inquiété.
Le colonel Léonidas Rusatira qui s’est opposé à la prise de pouvoir par le colonel Bagosora le 7 avril n’a pas été tué. Il a même été promu général de brigade par le gouvernement intérimaire.
Je pourrais vous citer d’autre cas de préfets qui ont été remplacés par des personnalités connues pour leur radicalisme, sans être inquiétés[3]. Dans la plupart des cas, le choix n’était donc pas entre la mort et l’obéissance aveugle au gouvernement génocidaire.
« Le choix n’était pas entre la mort et l’obéissance aveugle au gouvernement génocidaire »
Le président Lavergne : – Qu’en était-il du pouvoir du Laurent Bucyibaruta ?
François-Xavier Nsanzuwera : – Lors de la visite du président Sindikubwabo à Gikongoro, Laurent Bucyibaruta lui dit qu’il y a des troubles, il dit qu‘il y a encore des gens en forêt à cause de la chasse à l’homme. Il ne dit jamais que les Tutsi sont poursuivis et assassinés. Le président de la République et le préfet utilisent des mots codés car les discours sont susceptibles d’être diffusés à la radio. Laurent Bucyibaruta a en réalité justifié les massacres devant le président Sindikubwabo en énonçant que les habitants étaient en colère après la mort de Habyarimana, qu’ils avaient peur de l’arrivée du FPR et que les pillages s’expliquaient par une situation de famine. Une façon de nier le génocide tout en faisant passer des mots d’ordre.
[Sur le banc de la défense, les avocats se concertent et s’agitent.]
Le président revient sur les pouvoirs du préfet. François-Xavier Nsanzuwera précise que le préfet peut prendre un arrêté en matière civile et pénale qualifiant certains comportements « d’infractions » susceptible de 30 jours de « servitude pénale », c’est-à-dire d’emprisonnement [sourire du président à ce terme considéré comme vieillot en France]. Le préfet a aussi autorité sur des services publics de l’Etat comme l’ONATRACOM (Office national des transports publics) qui dépend du ministre des Transports. Au sein de la préfecture, il y a également un encadreur de la jeunesse. Les encadreurs de la jeunesse ont joué un grand rôle dans le recrutement des jeunes pour la milice Interahamwe. Le ministre de la Jeunesse, Callixte Nzabonimana, était un haut militant du MRND (l‘ancien parti unique).
« Nier le génocide tout en faisant passer des mots d’ordre »
Le président veut aussi des précisions sur le rôle du préfet dans le système pénitentiaire.
François-Xavier Nsanzuwera : – Chaque préfecture possédait sa prison. Dans les préfectures, le directeur de la prison dépend du ministère de la Justice. Il faut savoir qu’au moment du génocide, de nombreux directeurs de prison étaient d’anciens adjudants-chefs de l’armée, dépendants du ministère de la Défense pour leur carrière. Le directeur de prison est aussi étroitement dépendant du préfet.
Le président Lavergne : – Le directeur de prison peut-il faire des rapports au préfet sur la situation dans son établissement ? Le préfet peut-il lui faire des injonctions ?
François-Xavier Nsanzuwera : – Je ne dirai pas des injonctions, mais, pour parler de ma juridiction, chaque rapport du directeur de la prison allait au préfet. Le préfet avait beaucoup de pouvoirs sur la carrière du directeur de la prison comme il avait ce pouvoir sur la carrière de tous les chefs de services administratifs dans sa préfecture. Je rappelle qu’il est dépositaire de l’autorité de l’Etat dans sa préfecture.
Question du président : – Les prisonniers étaient requis pour certains travaux, pour enterrer les corps des victimes. Le préfet avait-il le pouvoir de réquisitionner ces détenus ?
François-Xavier Nsanzuwera : – Le préfet avait déjà ce pouvoir pour les travaux communautaires, comme nettoyer les routes. Le préfet n’avait pas besoin d’injonction pour que le directeur de la prison mobilise les détenus pour ces travaux. Par exemple, le 12 avril à Kigali, les détenus ont été envoyés rejoindre les Interahamwe sur les barrières. Auparavant, ils avaient procédé au ramassage des corps qui jonchaient les rues. Le préfet a un pouvoir disciplinaire et aussi un pouvoir de contrôle.
« Un préfet comme Bucyibaruta aurait pu protéger des réfugiés tutsi »
Le président Lavergne : – Un préfet pouvait-il s’opposer aux décisions venues d’en haut ?
François-Xavier Nsanzuwera : – Une autorité pouvait refuser d’obéir, en prenant des risques bien sûr. C’est pourquoi Jean-Baptiste Habyarimana, préfet de Butare, et Godefroid Ruzindana, préfet de Kibungo, ont été limogés et tués avec leurs familles. Mais une autorité pouvait aussi sauver des gens. Un préfet comme Bucyibaruta aurait pu protéger des réfugiés tutsi. Les gens de pouvoir ne mettaient pas forcément leur vie en jeu en en sauvant d’autres. Sur le plan légal, le préfet avait le pouvoir de suspendre provisoirement les directives données par des instances supérieures et saisir le ministre de l’Intérieur.
Le président demande quelle crédibilité on peut accorder aux témoins, que certains accusent de mentir.
François-Xavier Nsanzuwera : – Que des témoins mentent, par intérêt ou pour d’autres raisons, ça existe partout dans le monde. Ce n’est pas propre aux Rwandais. Des questions culturelles pourraient laisser entendre à des Occidentaux mal informés que des témoins ne disent pas la vérité. Par exemple, au Rwanda, le respect de l’interlocuteur exige qu’on ne le fixe pas dans les yeux. Mais tous les témoins ne sont pas des menteurs. Par ailleurs le Kinyarwanda est une langue très riche. Une Rwandaise qu’on a violée dira : « On m’a épousée de force ». Elle n’emploiera pas le terme grossier de Gusambanya qui signifie « forniquer ». Si quelqu’un vous interroge pour savoir où vous allez, si vous estimez sa question déplacée, vous n’allez pas lui dire « ça ne vous regarde pas » mais plutôt « je vais quelque part devant ». Ceux qui parlent de « culture du mensonge » n’expriment que leur refus ou leur incapacité de comprendre la culture rwandaise, faite de subtilité, de souci de dignité et de respect.
« Que des témoins mentent, par intérêt ou pour d’autres raisons, ça existe partout dans le monde »
Le président est arrivé au bout de ses questions. Un assesseur prend le relai : – Protéger des Tutsi durant le génocide était un acte d’héroïsme ? On risquait alors la mort ?
François-Xavier Nsanzuwera : – Un acte de courage et d’humanité, oui. Il y avait des choix à faire. Certains sont morts, d’autres ont survécu. Des responsables administratifs ont laissé faire, ils auraient pu s’opposer aux massacres sans courir de grands risques. D’autres, comme je l’ai rappelé, se sont opposés aux massacres sans en subir de conséquences. Comment de vieilles mamans hutu ont pu sauver leurs voisins tutsi alors que les autorités ne l’ont pas fait ?
Les parties civiles sont invitées à poser à leur tour des questions au témoin.
Me Gilles Paruelle : – Vous avez une connaissance particulièrement fine de la structure administrative et de la violence politique au Rwanda en raison de votre travail de magistrat. Je voudrais que vous m’indiquiez à titre personnel ce que vous pensez des paroles du professeur Guichaoua qui nous a expliqué que « c’est la conjonction entre les extrémistes hutus et la reprise des hostilités du FPR… » qui a déclenché le génocide, en considérant que le génocide a été spontané. Le génocide a-t-il été ou non préparé selon vous ?
François-Xavier Nsanzuwera : – J’ai beaucoup de respect pour le professeur Guichaoua qui a contribué à me sauver la vie le 10 avril 1994, mais s’il a vraiment dit ça, c’est une appréciation que je ne partage pas. Quand le 7 avril les massacres commencent, je vois depuis ma résidence les Interahamwe déterrer des fusils dissimulés sous des plastiques dans un marais. Le 7 avril, je vois des gendarmes et les Interahamwe rentrer dans des maisons sur la colline en face de ma résidence officielle. Là n’habitaient pas des politiciens mais des fonctionnaires ordinaires. Sur ma colline d’origine, Cyugaro, secteur de Ntarama dans le Bugesera (en face de Mugina, Gitarama), les massacres commencent le 9 avril 1994. Mon grand-père et mon père ont été tués le 10 avril. L’ami qui me l’a annoncé a précisé que son père avait été tué la veille, c’est-à-dire le 9 avril.
« Un génocide, c’est toujours un appareil étatique qui le prépare et le gère »
Dès le 7 avril, des amis habitant sur le plateau central dans la capitale Kigali voient des Gardes présidentiels ou des militaires du bataillon de reconnaissance aller de maison en maison. Ils ne s’arrêtent pas à chaque maison mais visent certaines, après avoir consulté des papiers, et ils tuent les habitants. Dès le début, je sais qu’à Kigali on se focalise plus sur les personnalités politiques importantes. De partout dans le pays, des massacres commencent le 7 avril. C’est pour ça que ceux qui disent que le génocide des Tutsi était spontané, qu’il était un acte sauvage, donnent une explication particulièrement simpliste.
Un génocide, c’est toujours un appareil étatique qui le prépare et le gère. Le 7 avril, des éléments de la gendarmerie, de l’armée, des Interahamwe et des paysans hutus radicalisés participent aux massacres. Ce n’est pas spontané. Je dis toujours que l’attentat contre Habyarimana est l’élément déclencheur, pas la cause du génocide.
« L’attentat contre Habyarimana est l’élément déclencheur, pas la cause du génocide »
Me Gilles Paruelle : – Vous êtes procureur à Kigali, vous entendez parler de personnes qui devraient disparaître ? Existait-il à Kigali avant le génocide des listes de personnes qui devaient être tuées ?
François-Xavier Nsanzuwera : – Une liste a circulé dans plusieurs endroits, c’est une liste retrouvée dans la voiture du chef d’état-major de l’armée après un accident de la circulation. On disait qu’arrivé le premier sur les lieux, le chef d’état-major de la gendarmerie a trouvé cette liste. Une partie de cette liste a été citée par certains journaux. On dit toujours qu’elle était incomplète, que les premiers noms manquaient.
Par ailleurs, des Gardes présidentiels en civil relevaient les plaques d’immatriculation des véhicules qui se rendaient au CND [siège du bataillon du FPR stationné à Kigali, chargé de protéger les personnalités citées dans les Accords d’Arusha]. Enfin, des listes se faisaient dans les quartiers.
Que les gendarmes et d’autres services de sécurité faisaient des listes, c’était de notoriété publique. Les militaires se vantaient qu’à la première occasion ils « donneraient une leçon » aux Tutsi. Le 7 avril, ils avaient des listes, ils savaient dans quelle maison aller dans la capitale.
Me Paruelle : – Que pensez-vous, à titre personnel, des gacaca ? Ces juridictions populaires furent-elles respectueuses du droit des parties ?
Le président : – Maître, nous pourrions passer des jours sur cette question…
François-Xavier Nsanzuwera : – Au début, des représentants de la communauté internationale pressaient les autorités rwandaises de prononcer une amnistie générale en disant qu’il y avait trop de criminels et qu’au rythme où fonctionnait la justice, il faudrait deux siècles… Les Gacaca sont un juste équilibre que le Rwanda a trouvé pour juger le contentieux du génocide. Elles n’ont pas été à 100 % parfaites mais je pense que c’était le bon choix. Comme il est dit, « ton voisin sera ton juge, ton voisin sera ton procureur, ton voisin sera ton avocat ». C’est un processus que j’ai toujours soutenu.
« Les gacaca, c’est un processus que j’ai toujours soutenu »
Me Gisagara : – Est-ce que dans vos travaux, vous avez rencontré des cas de personnes qui, avant le génocide, n’avaient jamais fait parler d’elles, notamment pour de l’extrémisme, mais qui au moment du génocide se sont rangées du côté des génocidaires pour acquérir une notoriété ?
François-Xavier Nsanzuwera : – C’est évident.
Me Foreman : – J’ai une question sur les milices. Peut-on parler d’une étanchéité entre l’organisation des milices et la machine étatique ou alors y avait-t-il une porosité ? Je pense aussi au programme de défense civile…
François-Xavier Nsanzuwera : – A ma connaissance, la seule milice vraiment active en 1994 sont les Interahamwe du MRND et les Impuzamugambi [« Ceux qui ont un seul but »] de la CDR. Ces deux milices étaient affiliées aux partis politiques de la mouvance présidentielle. Un bourgmestre de tendance MRND était d’autorité chef de cette milice pour sa commune, même en l’absence de lien organique. De même pour un préfet. Mais à partir du mois de mai 1994, il n’y a plus de distinction entre les milices Interahamwe du MRND et la milice de la CDR, etc.
Entretemps a été mise en place la défense civile. La défense civile c’est quoi ? Une politique pour rassembler dans un même élan les simples citoyens, les réservistes, les policiers municipaux, etc., mobiliser ce monde-là pour leur participation au génocide et à la guerre. C’est une façon de faire participer le plus grand nombre de citoyens au programme du génocide. C’est alors que l’armée a distribué massivement des fusils et des grenades à tout ce monde-là.
« La distribution des armes ne pouvait pas se faire sans l’aval du préfet »
Me Karongosi : – Vous avez parlé de l’organisation du génocide et de la hiérarchie dont faisait partie le préfet en tant que représentant du président à l’échelle de la préfecture. Peut-on imaginer que la distribution des armes au sein des communes via les policiers communaux, pouvait se faire sans l’aval du préfet ?
François-Xavier Nsanzuwera : – La distribution des armes avait commencé avant le début du génocide. Il me semble que la distribution des armes ne pouvait pas se faire sans l’aval du préfet, ça semble impossible.
La parole est donnée au ministère public.
Céline Viguier, avocat général : – Où vous trouvez-vous le 1er octobre 1990 et les jours suivants, lorsque le Front patriotique déclenche son offensive et que des milliers de personnes sont arrêtées à Kigali ?
François-Xavier Nsanzuwera : – A ce moment-là, je suis en stage à Rome. J’arrive à Kigali le 10 octobre 1990. Les services de sécurité ont arrêté des milliers de personnes, sans mandat. Le Service central de renseignement (SCR) avait des fiches. Lorsque je propose de libérer des prisonniers contre lesquels ne pèse aucune charge, le préfet de Kigali s’y oppose. Alors que le ministre de la Justice déclare de son côté que les dossiers sont vides, je ne pouvais rien faire. Vous voyez le pouvoir du préfet…
Céline Viguier rappelle les articles 37 à 40 du décret-loi sur les pouvoirs du Préfet : –Quand on parle des autorités administratives dans ce décret-loi, on parle bien des préfets ?
François-Xavier Nsanzuwera : – Oui tout à fait.
« Il y a un contact étroit et permanent entre le préfet qui réquisitionne et les gendarmes qui exécutent la mission »
Céline Viguier : – Est-ce qu’on peut considérer qu’il est possible pour un préfet de dire qu’une fois qu’il a fait la réquisition des gendarmes, cela ne le regarde plus quand à l’exécution de la mission ?
François-Xavier Nsanzuwera : – Non, car comme le stipule le décret-loi, il y a un contact étroit et permanent entre le préfet qui réquisitionne et les gendarmes qui exécutent la mission. Le préfet explique la mission pour laquelle il a réquisitionné les gendarmes. Cette situation que vous invoquez où le préfet se désintéresserait de la suite de la mission est impossible. Le préfet doit suivre l’exécution par les gendarmes de cette mission.
Céline Viguier : – Je voudrais que vous confirmiez que le texte dont vous parliez tout à l’heure avec les trois raisons invoquées des massacres dans la préfecture de Gikongoro sont bien ceux-là – cote D9428. Le 28 avril 1994, Laurent Bucyibaruta explique la même chose – cote D8278. On remarque l’absence totale de mention des massacres de Tutsi : on parle de troubles ou troubles ethniques. Mme Dumas parlait d’euphémisme dans l’utilisation de ces termes.
François-Xavier Nsanzuwera : – Je l’expliquais à la Cour tout à l’heure. Le président Sindikubwabo, lors de sa visite à Gikongoro, demande aux Tutsi réfugiés de rentrer chez eux en sachant pertinemment que leurs maisons ont été détruites. Et le préfet ne réagit pas. Le président de la République et le préfet n’utilisent pas les mots pertinents pour décrire la situation. Leur langage est toujours un langage fin, raffiné, ils procèdent par euphémisme.
« Le double langage du génocide »
Céline Viguier : – Donc, vous nous dites que M. Laurent Bucyibaruta utilisait le langage du gouvernement, le double langage du génocide ?
François-Xavier Nsanzuwera : – Laurent Bucyibaruta avait une longue carrière, il est le doyen des préfets, c’est quelqu’un de très respectable, il ne peut pas se permettre d’envoyer un message brutal. Il savait ce qu’il disait.
Sophie Havard, avocat général : – Une question sur le conseil préfectoral de sécurité, dirigé par le préfet. Vous avez indiqué – cote D10794/21 – qu’« avec la guerre, cet organe remplaçait presque les pouvoirs judiciaires… ». Concrètement, au cours de ces conseils préfectoraux, le préfet pouvait donner des instructions en fonction des informations que les autres chefs de services lui transmettaient ?
François-Xavier Nsanzuwera : – C’est quelqu’un qui décidait notamment des personnes à arrêter.
Sophie Havard : – Je voudrais vous lire un extrait de l’ouvrage « Aucun témoin ne doit survivre » – cote D 1724. « Pendant ce temps, le préfet [Fidèle Uwizeye]… ». L’exemple du préfet Fidèle Uwizeye [celui-ci dirigeait la préfecture centrale de Gitarama au début du génocide des Tutsi, avant de s’enfuir. Il a été par la suite acquitté par la justice rwandaise] montre que le préfet disposait du choix ou non de réunir ce conseil pour tenter de faire arrêter les massacres.
François-Xavier Nsanzuwera : – Oui vous avez tout à fait raison.
Sophie Havard : – Vous considérez que le choix du préfet Fidèle Uwizeye de fuir au Burundi, montre la possibilité de fuir ? Notamment pour Laurent Bucyibaruta, préfet de Gikongoro, région qui se situe près de la frontière ?
François-Xavier Nsanzuwera : – Oui, il y a toujours des choix. Le ministre de l’Environnement et du tourisme demande à partir pour assister à une conférence à l’étranger. On est en plein génocide, en pleine guerre civile, et le gouvernement le laisse partir ! Il ne revient pas.
La parole est aux avocats de la défense.
Me Jean-Marie Biju-Duval : – Vous dites ne pas parler de votre expérience au TPIR où vous avez occupé d’importantes fonctions. Je n’en suis pas sûr. Vous pourriez indiquer où vous étiez durant la période du 7 avril au 17 juillet 1994 ? On a compris que vous vous réfugiez aux Mille-collines grâce au professeur Guichaoua, mais après, je n’ai pas bien compris.
François-Xavier Nsanzuwera : – Le 10 avril, je rejoins les Mille-collines et, le 3 mai, il y a une tentative d’évacuation par la MINUAR à l’initiative de pays comme la France et la Belgique. Mais cette évacuation échoue à cause de l’opposition violente des Interahamwe et nous parvenons difficilement à retourner à l’hôtel. J’attends le 28 mai quand il y a eu des négociations pour que les personnes se trouvant dans les zones-refuges de Kigali soient en quelque sorte échangées en choisissant d’aller dans les zones qu’elles souhaitaient. Pour ma part, je rejoins la zone tenue par le Front patriotique. Je reste là jusqu’à la prise de Kigali et, ensuite, avec la formation du nouveau gouvernement, je reprends mon poste de procureur de la République.
« Qu’on différencie bien ce dont vous avez été témoin et ce dont vous parlez par ouï-dire »
Me Biju-Duval : – Du 10 avril au 28 mai, vous êtes donc à l’hôtel des Mille-collines et, à partir du 28 mai, vous êtes dans la zone libérée par le FPR à Kabuga, dans Kigali-Rural ?
François-Xavier Nsanzuwera : – C’est exact.
Me Biju-Duval : – Je souligne cela pour que l’on différencie bien ce dont vous avez été témoin et ce dont vous parlez par ouï-dire. Vous avez longuement évoqué l’administration au Rwanda. Vous avez bien compris qu’on a beaucoup discuté de ce que M. Laurent Bucyibaruta a pu faire, n’a pas pu faire, aurait pu faire en cette période de trouble – du génocide. Le préfet n’est pas le seul à pouvoir requérir le concours des gendarmes. Je fais référence à la cote D10690 – instruction ministérielle de 1998, Chapitre 20, article 15. Ce texte-là était toujours en vigueur en avril 1994. En ce qui concerne le pouvoir de réquisition, il n’y a aucun doute sur le fait que le préfet dispose de ce pouvoir, c’est prévu par l’article 11 du décret-loi du 11 mars 1975. Une précision concernant ceux sur qui il exerce son pouvoir. Les articles 41 et suivants du même décret précisent que cela ne concerne pas les forces armées et autres services de sécurité. On est d’accord ?
François-Xavier Nsanzuwera : – Oui, on est d’accord.
Le président : – Je ne suis pas sûr que les jurés puissent suivre cet aspect des débats…
Me Biju-Duval : – Le préfet avait une autorité sur vous ? Parlons de Kigali puisque vous êtes procureur à Kigali. Le préfet de Kigali n’avait pas de pouvoir officiel sur le procureur de Kigali. Votre chef hiérarchique est bien le Procureur général puis le ministère de la Justice ?
« Après le meurtre du ministre Félicien Gatabazi, les gendarmes ont refusé d’arrêter un suspect »
François-Xavier Nsanzuwera : – Reportez-vous aux textes. Si le Préfet me dit qu’il y a des troubles à Kicukiro et me demande d’y aller, j’y vais, même s’il n’est pas mon chef direct.
Me Biju-Duval : – Il vous informe des troubles, des malfaiteurs commettent des troubles, vols, pillages et vous interveniez pour mettre en jeu l’action publique ?
François-Xavier Nsanzuwera : – Dans une situation normale, moi-même je n’ai pas besoin de la force publique ou alors les policiers me suffisent pour procéder à une arrestation, surtout avant le génocide. Mais des gendarmes refusant de m’obéir, ça m’est arrivé. Par exemple après le meurtre du ministre Félicien Gatabazi, les gendarmes ont refusé d’arrêter un suspect. J’ai dû recourir à la police civile de la MINUAR. [5]
Me Biju-Duval : – Vous avez le pouvoir de requérir la gendarmerie par exemple, pour exercer vos fonctions de procureur. Et voilà. Normalement ça se passe bien sauf quand les gendarmes refusent de vous obéir ?
François-Xavier Nsanzuwera : – Il faut donc bien distinguer entre les textes et la pratique, comme vous le remarquez.
Me Biju-Duval : – Je reviens à la question de la réquisition, ce texte de décret-loi prévoyant la création de la gendarmerie – cote D10587 – et son article 35 qui prévoit les OP nécessaires à l’exécution des réquisitions. Expliquez-nous la répartition des tâches entre gendarmes et autorités ?
François-Xavier Nsanzuwera : – Maître, il ne suffit pas de sortir de leur contexte les articles, en citant tel ou tel. Il faut les restituer dans le sens du texte général.
« Préfet et gendarmerie travaillent ensemble sur place »
Me Biju-Duval : – Nous sommes d’accord que les seules sanctions que peut prendre un préfet sont le blâme, suspension et retenue sur indemnités ; la révocation n’est possible que par le Président – cote D10691/2 – article 41 et suivants.
François-Xavier Nsanzuwera : – Si vous le dites…
Me Biju-Duval : – Peut-on dire que la situation, à partir du 7 avril 1994, est bouleversée ? Vous en êtes l’exemple-même. Le génocide crée une situation relativement nouvelle qui entraîne des changements.
François-Xavier Nsanzuwera : – Je ne suis pas d’accord. Nous ne sommes justement pas dans une situation normale. Ces textes s’appliquent dans une situation de troubles publics. Ce texte en ce qui concerne la réquisition s’applique en situation de troubles. En 1994, nous ne sommes pas dans une situation normale, donc c’est à ce moment que ces dispositions s’appliquent. Ma seconde réaction, depuis 1990 où il y a des violations massives de droits de l’homme, nous, magistrats, sommes ciblés car on s’oppose à des préfets, des commandants d’unité, à des commandants de gendarmerie. Des magistrats ont participé au génocide, d’autres ont été tués, donc il y avait un choix. Vous avez dit « Chacun à sa place ». Non. Si je mets en commun vos citations et celles de l’avocat général, elles se complètent. Préfet et gendarmerie travaillent ensemble sur place. Dans ces moments-là, la place des préfets, des bourgmestres n’était pas dans un bureau mais sur les collines.
« Des magistrats ont participé au génocide, d’autres ont été tués, donc il y avait un choix »
Me Biju-Duval : – A cette période dans la préfecture de Gikongoro, nous l’aborderons, dès le 7 avril il y a des tueries. Les victimes de ces tueries et leurs familles se réfugient dans certains lieux comme les églises. Ces lieux doivent être protégés, on ne peut pas ignorer effectivement les risques qu’ils encourent. Quand le préfet prend des réquisitions auprès de la gendarmerie pour demander la protection de ces lieux, fait-il son travail ?
François-Xavier Nsanzuwera : – Seulement si les gendarmes réquisitionnés protègent effectivement les réfugiés. Est-ce que le préfet demande aux gendarmes de protéger ces personnes ? Ces personnes sont-elles effectivement protégées ? Les Tutsi qui étaient au diocèse de Gikongoro, c’est le préfet et l’adjoint de gendarmerie qui les conduisent vers l’Ecole technique de Murambi où ils sont massacrés à partir du 21 avril. Même chose à Cyanika. Si le préfet conduit les réfugiés vers Murambi, il ne demande pas aux gendarmes ce que ces réfugiés deviennent ensuite ?
« Alors, qui participe au génocide ? »
Me Biju-Duval : – Non, le préfet n’exerce aucun commandement. Les Tutsi fuyant les tueries se réfugient dans certains lieux. Le préfet est informé de ces lieux de rassemblement et donc il est informé de ce que ces lieux sont exposés aux attaques. Quand le préfet demande au commandement de gendarmerie de prendre les mesures nécessaires selon ce qu’il appréciera, pour protéger ces lieux, le préfet fait son travail.
François-Xavier Nsanzuwera : – Votre formulation est un peu biaisée car le préfet qui demande à la gendarmerie de protéger ces personnes, est-ce qu’il vérifie si effectivement les gendarmes font leur travail ? Dans la préfecture de Gikongoro, les personnes réfugiées au diocèse de Gikongoro, ce sont le capitaine Sebuhura et un bourgmestre qui conduisent eux-mêmes les personnes à l’Ecole technique de Murambi. Vous voulez me dire que parce que le préfet y a conduit les réfugiés, alors il fait son travail ?
Me Biju-Duval : – Il ne commande pas cette gendarmerie. Le texte dit : « il ne doit aucun cas s’immiscer dans le commandement ».
François-Xavier Nsanzuwera : – Ne restons pas sur des généralités. Le préfet ne s’immisce pas mais il s’assure que la mission pour laquelle il les a réquisitionnés est assurée. Le commandant du groupement de gendarmerie de Gikongoro ne participe pas au génocide. Alors, qui participe au génocide ? Ce ne sont pas tous les gendarmes qui tuent.
« Ce n’est pas tout le monde qui participe au génocide »
Me Biju-Duval : – Certains gendarmes n’exécutent pas les ordres et participent aux massacres. Quels sont les moyens à la disposition du préfet pour protéger les réfugiés ?
François-Xavier Nsanzuwera : – Si on parle du cas concret de Gikongoro, effectivement le commandant de gendarmerie de Gikongoro, le major Bizimungu, ne participe pas au génocide. Ce n’est pas tout le monde qui participe au génocide. S’il y a des éléments de la gendarmerie qui participent, ce n’est pas tout le monde.
Me Biju-Duval : – On sait que le major Bizimungu a été en quelque sorte évincé par le capitaine Sebuhura qui a eu un comportement très cruel.
François-Xavier Nsanzuwera : – Les informations que j’ai lues, notamment dans l’affaire Simba, montrent que le major Christophe Bizimungu ne participait pas. Au contraire, dans le jugement Simba, il a été dit que Laurent Bucyibaruta, le capitaine Sebuhura et un bourgmestre faisaient partie d’une entreprise criminelle commune, et que ce groupe criminel commettait le génocide.
« Dans le jugement Simba, il a été dit que Laurent Bucyibaruta, le capitaine Sebuhura et un bourgmestre faisaient partie d’une entreprise criminelle commune »
Me Biju-Duval : – Mais dans le procès Simba on n’a pas jugé M. Laurent Bucyibaruta, et je ne suis pas certain que le raisonnement que vous avancez soit celui retenu par les juges.
Autre point, sur la réunion du 16 avril, les deux préfets appellent à l’arrêt des tueries. Nous avons évoqué également des extraits de radio qui rendraient compte de messages diffusés le 29 avril sur Radio Rwanda, donc des messages du gouvernement du génocide. C’est un journaliste qui transmet ce message. Je voudrais revenir sur ce message car on vous a cité quelques passages mais d’autres sont importants. Je me suis trompé dans les dates, c’est à la suite de la visite du Président Sindikubwabo que ce message est diffusé. Des extraits lus laissent penser que le préfet Laurent Bucyibaruta approuverait le génocide – cote D10523/6 : « Nous vous avons demandé que de la cellule jusqu’au niveau de la préfecture… ».
François-Xavier Nsanzuwera : – Je connais ce document que vous citez. On demande « que chaque citoyen soit le gardien de son voisin ».
Me Biju-Duval : – Non je parle de la citation où le préfet Laurent Bucyibaruta demande davantage de gendarmes et le Président Sindikubwabo refuse. Quelle est votre réaction sur ce passage-là ?
« S’il voulait vraiment arrêter les tueries, il lui suffisait de dire à la population “arrêtez de tuer vos voisins” ».
François-Xavier Nsanzuwera : – C’est ça l’ambiguïté de la période, cette complexité-là. Les gens qui reçoivent ce message comprennent très bien les sous-entendus. Je redis que Laurent Bucyibaruta est préfet de longue date, il sait ce qu’il dit.
Me Biju-Duval : – Ce n’est pas ce que je vous ai demandé.
François-Xavier Nsanzuwera : – Il n’avait pas besoin de gendarmes supplémentaires. Pourquoi faire ? S’il voulait vraiment arrêter les tueries, il lui suffisait de dire à la population « arrêtez de tuer vos voisins ».
Me Biju-Duval : – Je vais vous soumettre un deuxième extrait du même message – cote D10603/6 : « Vous avez évoqué le problème des réfugiés… ». Voilà un nouveau désaccord. Laurent Bucyibaruta dit que le réfugié doit rester dans un lieu de refuge gardé par des gendarmes, il ne faut pas vider ces lieux.
François-Xavier Nsanzuwera : – Je dis que c’est un jeu très cynique. On a détruit les maisons de ces gens. On dit qu’ils doivent rentrer chez eux mais ils n’ont plus de chez eux. C’est du pur cynisme.
Me Biju-Duval : – Oui mais c’est le cynisme du Président Sindikubwabo, et le préfet exprime son désaccord.
« Le président et le préfet, le même cynisme… »
François-Xavier Nsanzuwera : – C’est le même cynisme partagé par les deux hommes : Bucyibaruta justifie l’assassinat des Tutsi quand il explique les massacres dans sa préfecture. Il dit que la population est en colère. C’est ça le double langage des gens de cette époque : on n’en dit pas trop, c’est ça le cynisme. Ce discours et la réponse du préfet vont dans le même sens.
Me Biju-Duval : – Je constate surtout que ce sont des discours opposés. Vous nous avez parlé du colonel Léonidas Rusatira, très respecté au Rwanda. Il va réussir, de temps en temps quand l’occasion se présente, à sauver des Tutsi ici et là. C’est sa façon de faire ce qu’il peut pendant le génocide.
François-Xavier Nsanzuwera : – Non ce n’est pas ça. Il est commandant de l’école militaire ; il n’est pas commandant des opérations militaires. Il sauve les gens qu’il connaît avec sa garde personnelle. Il n’est pas commandant d’unité et malgré ça, il parvient à sauver les gens qui lui demandent secours. Je ne veux pas l’accuser de participation au génocide. Il a sauve des gens, c’est tout.
Me Biju-Duval : – Le préfet Laurent Bucyibaruta n’a pas de garde personnelle.
François-Xavier Nsanzuwera : – A son niveau, il a sa population, ses administrés. Est-ce qu’il a besoin de gendarmes quand il a autour de lui ses administrés ?
Me Biju-Duval : – ça me ramène au communiqué commun du 16 avril 1994 signé par les préfets Habyarimana et Bucyibaruta : tous les deux appellent à la cessation des tueries. Ils le signent.
François-Xavier Nsanzuwera : – Les deux signent ce communiqué. Habyarimana est tué, Bucyibaruta reste en place. il y a des changements de préfets en mai et Bucyibaruta reste toujours en place.
Me Biju-Duval : – Le 17 avril, il y a cette réunion des ministres où on démet les préfets et certains son maintenus. Le préfet Laurent Bucyibaruta est maintenu, de même que celui de Gitarama, dont il est pourtant de notoriété publique qu’il a beaucoup participé à ce génocide.
« Dans Gitarama, il y a moins de massacres »
François-Xavier Nsanzuwera : – Pas d’accord. A Gikongoro, six communes sur 13 avaient déjà commis des massacres. Dans Gitarama, il n’y avait pas encore eu de massacres. Je dis que dans la préfecture de Gitarama, il y a moins de massacres. La raison : il y a des bourgmestres qui ont résisté.
Me Biju-Duval : – Il y en a combien ?
François-Xavier Nsanzuwera : – Beaucoup de bourgmestres ont résisté, il y a de fortes résistances dans cette préfecture.
Me Biju-Duval : – Beaucoup de tueries aussi ?
François-Xavier Nsanzuwera : – J’ignore si vous le savez, mais Gikongoro a une histoire avec les tueries depuis de longue date, depuis les années 1963-1964. Qu’est-ce qui empêche Laurent Bucyibaruta de demander à ses administrés de ne pas tuer leurs voisins tutsi ? En juin, on démet le nouveau préfet de Butare accusé de ne pas en faire assez. Bucyibaruta reste en place…
Pas d’autre question des avocats de la défense.
Le président prononce la fin des débats.
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[1] Sylvain Nsabimana et le lieutenant-colonel Alphonse Nteziryayo ont été condamnés par le TPIR.
[2] Callixte Kalimanzira sera également condamné par le TPIR.
[3] Le bourgmestre de Giti, Edouard Sebushumba a empêché les éléments extrémistes d’agir dans sa commune sans en subir de conséquences durant le génocide. Le bourgmestre de la commune de Rushashi, M. Munyandamutsa, a agi de même.
[4] François-Xavier Nsanzuwera se trouvait à son domicile le 10 avril 1994 lorsqu’il a reçu un appel téléphonique du Procureur général Alphonse-Marie Nkubito qui était réfugié à la résidence de Johann Swinnen, l’ambassadeur de Belgique, lui disant qu’il était en danger et qu’il devrait quitter son domicile. C’est la chargée d’affaires de la Confédération helvétique qui lui a conseillé de se rendre à l’Hôtel des Mille Collines et qu’un certain André Guichaoua allait l’accueillir. Le lendemain de son arrivée à l’hôtel, sa résidence officielle sera attaquée et son beau-frère qui n’avait pas voulu partir à l’hôtel sera tué dans sa résidence.
[5] Le 4 mars 1994, le procureur de Kigali a été sévèrement tancé en direct sur les ondes de Radio-Rwanda par le journaliste extrémiste Jean-Baptiste Bamwanga et par le préfet de Kigali Tharcisse Renzaho. Ceux-ci prétendaient qu’il favorisait les victimes tutsi en faisant appel à la police de la MINUAR, alors même que les gendarmes refusaient d’intervenir sur des sites de pogroms de Tutsi.