Le procès de Félicien Kabuga s’est ouvert jeudi 29 septembre, devant le « Mécanisme » du Tribunal pénal international pour le Rwanda » (TPIR), à La Haye (Pays-Bas)[1]. Arrêté en 2020 à Asnières-sur-Seine en banlieue parisienne où il vivait depuis plusieurs années sous un faux nom, ce vieillard de 87 ans est présenté par l’accusation comme un des cerveaux du génocide. Il est mis en examen pour génocide, incitation à commettre un génocide, entente en vue de commettre un génocide, crimes contre l’humanité dont persécution et extermination. Mais Félicien Kabuga et sa famille semblent déterminés à faire durer le procès assez longtemps pour que l’accusé meure avant le verdict – donc présumé innocent.
Depuis 1994, Félicien Kabuga « joue la montre », ayant fui de pays en pays, protégé par sa famille durant un quart de siècle. Il avait plaidé non coupable à Paris lors d’une première comparution en 2020. Son avocat français Me Fabrice Altit a plaidé son mauvais état de santé et notamment ses « troubles cognitifs » pour réfuter la pertinence d’audiences pénales. Au terme d’expertises médicales convergentes, les magistrats ont estimé que son état de santé n’était pas incompatible avec le procès. Ce n’était que le premier épisode d’une stratégie de Félicien Kabuga destinée à retarder – si possible indéfiniment – le procès.
De toute façon, le procès sera long, car compte-tenu de la sénilité de l’accusé, seules trois audiences de deux heures chacune sont prévues chaque semaine, les mardi, mercredi et jeudi de 10 à 12 heures. Dans l’hypothèse la plus favorable, le jugement pourrait intervenir d’ici la fin-2023.
Félicien Kabuga cherche à retarder – si possible indéfiniment – le procès
Félicien Kabuga a été mis en examen en son absence par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) en 1997, voici un quart de siècle. Il était surtout recherché comme le président de la Radio Télévision Libre des Mille Collines (RTLM), qui, lors du génocide, incitait la population à dresser des barrières, à traquer et à tuer sans relâche toute personne présentant une carte d’identité de Tutsi – ou se dissimulant sous une fausse identité de Hutu.
Félicien Kabuga est également accusé d’avoir créé et financé un groupe de miliciens Interahamwe appelé « Groupe Kabuga », hébergé dans sa luxueuse propriété de Kigali. Il est aussi accusé d’avoir contribué à financer et à armer l’ensemble du mouvement Interahamwe, le bras armé des génocidaires – une milice rattachée au parti au pouvoir qui a traqué et massacré des hommes, des femmes et des enfants tutsi.
Le procès tant attendu du présumé argentier du génocide en 1994 au Rwanda a commencé jeudi 29 septembre à La Haye. « 28 ans après les événements, ce procès vise à demander des comptes à Félicien Kabuga pour son rôle substantiel et intentionnel dans ce génocide », a affirmé le procureur Rashid S. Rashid en lisant une déclaration liminaire (résumé de l’acte d’accusation). « Pour soutenir le génocide, Kabuga n’a pas eu besoin de brandir un fusil ou une machette à un barrage routier, au lieu de cela il a livré des armes en masse et a facilité la formation qui a préparé les Interahamwe à les utiliser », a ajouté le procureur. « Il n’a pas eu besoin de prendre un microphone pour appeler à l’extermination des Tutsis à la radio, il a plutôt fondé, financé et servi comme président de la station de radio RTLM qui diffusait la propagande génocidaire à travers le Rwanda ».
« Il n’a pas eu besoin de prendre un microphone pour appeler à l’extermination des Tutsis à la radio »
Pour l’ouverture du procès le jeudi 29 septembre 2022 à 10 heures devant le « Mécanisme international » – appelé à exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux – Félicien Kabuga était absent. Il a refusé de quitter sa chambre médicalisée et même de suivre l’audience par vidéo, comme il en a l’opportunité à tout moment. Il a préféré faire publier un communiqué récusant une nouvelle fois son avocat. Comme le rappelle le site Justiceinfo.net de la Fondation Hirondelle[2], dans une « Deuxième décision relative à la représentation de Félicien Kabuga » prise le 26 août dernier, le juge Iain Bonomy avait confirmé Me Emmanuel Altit dans ses fonctions d’avocat de la défense.
Kabuga a voulu remplacer cet avocat à plusieurs reprises, sans obtenir satisfaction. Dans sa décision du 26 août, « la Chambre de première instance considère que la demande de changement de conseil n’a pas démontré l’existence de circonstances exceptionnelles justifiant le retrait de M. Altit ou présenté des faits nouveaux qui justifieraient un réexamen de la Décision du 1er avril 2021 ». La cour déclare : « Il n’y a tout simplement aucune preuve objective dans le dossier démontrant que M. Altit n’a pas honoré ses obligations professionnelles ou déontologiques ».
Enquête pour outrage à la cour
Comme le rappelle encore JusticeInfo, « Dans ses précédentes décisions, les juges ont toujours conclu que la panne de communication entre Kabuga et Altit résultait d’une incompréhension des obligations éthiques à propos de l’implication de la famille de Kabuga dans la stratégie de défense, un problème ne justifiant pas, selon eux, le retrait de l’avocat et de son équipe. De fait, le point de désaccord est que Kabuga et sa famille demandent à Altit de recevoir des instructions directement des membres de la famille de Kabuga et de leur permettre d’accéder au dossier, expliquant que, l’accusé, très malade, confus et sénile selon la famille, ne peut pas bien conduire sa défense. L’avocat, lui, soutient que seul Kabuga devrait lui donner des instructions et que le partage d’informations avec sa famille peut éliminer le privilège accordé aux communications entre avocat et client et violerait les mesures de confidentialité judiciairement en place. »
L’alternative pour l’accusé est simple : soit décéder en prison avant d’avoir été condamné, soit décéder en prison après condamnation
Ces arguments juridiques masquent la stratégie de Kabuga de multiplier les incidents pour rendre le procès interminable, quitte à décéder en prison avant son issue. L’alternative pour l’accusé est simple : soit décéder en prison avant d’avoir été condamné, soit décéder en prison après condamnation – son acquittement ou une peine légère semblant hautement improbables. En cas de condamnation, la saisie des biens de Kabuga pourrait être prononcée, ce qui aurait de lourdes conséquences financières pour sa famille. En cas de décès avant condamnation, Félicien Kabuga resterait éternellement « présumé innocent ». Faire durer le procès présente donc pour Félicien Kabuga et sa famille un intérêt moral et financier de la plus grande importance.
Le patriarche a donc demandé le remplacement de Me Altit par Peter Robinson, un avocat habitué aux procédures dilatoires devant le TPIR. Mais, comme le rappelle Justiceinfo, la chambre a rejeté cette candidature car Robinson, dit-elle, fait l’objet d’une procédure judiciaire. Me Robinson aurait « déposé des documents ex facie [apparemment] frauduleux au nom de certains membres de la famille de Kabuga dans une procédure devant le Mécanisme », précise la Chambre dans sa récente décision, ajoutant que « M. Robinson et les membres de la famille de Kabuga font maintenant l’objet d’une enquête d’outrage à la Cour ».
Un autre avocat tente de prendre le dossier
Pas découragés par le rejet de Robinson, Kabuga et sa famille ont voulu faire recruter un avocat canadien, Me Philippe Larochelle. Ce dernier a lui-même présenté une demande d’être commis conseil principal dans l’affaire. Il a présenté un mandat signé par Félicien Kabuga et attesté par le fils aîné de l’accusé, Donatien Kabuga.
Me Philippe Larochelle a rencontré l’accusé en juillet dernier. Il argumente que Kabuga ne fait pas confiance à son avocat français. Selon lui, Kabuga s’est plaint d’un « manque d’efforts de Me Altit pour rétablir la confiance entre eux et son absence d’actions pour discuter des objectifs de sa représentation. » L’avocat canadien prétend qu’il peut prendre connaissance du dossier en peu de temps. Evidemment, s’il était désigné, il y a lieu de supposer que Me Philippe Larochelle demanderait de longs délais pour prendre connaissance de ce dossier « dans l’intérêt de son client », une procédure bien rôdée par lui-même et par d’autres avocats à Arusha.
Cependant, les juges ne sont pas dupes de cette tentative dilatoire : « Tout changement dans la représentation de Kabuga à ce stade entraînerait probablement un retard de plusieurs mois », ont-ils répondu. La « capacité [de Me Larochelle] à se familiariser rapidement avec le dossier pour éviter de retarder le début du procès » ne peut être présumée car celui-ci « n’a pas accès aux documents confidentiels dans cette affaire, aux éléments de preuve potentiels et d’autres documents pertinents divulgués par l’Accusation, ou le dossier de l’affaire sous gouverne de l’équipe actuelle de la Défense ».
Les juges ne sont pas dupes de cette tentative dilatoire
Me Philippe Larochelle ne désarme pas et devrait introduire une nouvelle demande devant la chambre d’appel. Il affirme que le refus d’accéder à la demande de l’accusé de changer d’avocat le prive d’un procès équitable.
L’argumentation de Félicien Kabuga et de sa famille souffre cependant d’un handicap. Au début de la procédure, l’accusé s’est déclaré indigent, comme tous les accusés devant le TPIR, sans doute pour ménager sa possible fortune cachée. C’est donc le Mécanisme qui prend en charge les honoraires de Me Altit et de son équipe de défense.
Après son affirmation sous serment d’indigence, l’accusé ne peut se dédire. La famille Kabuga affirme pouvoir rémunérer elle-même un avocat et quitter l’aide juridique dont se servirait, entre autres, la Chambre pour lui imposer une équipe de défense. Le greffe a ouvert une enquête pour vérifier « l’indigence » de Félicien Kabuga. Une enquête évidemment impossible à conduire à son terme dans un délai raisonnable. « Je ne sais pas pourquoi cette enquête prend autant de temps, compte tenu de l’importance de l’accès à ces fonds relativement à la question de la représentation de Kabuga », ironise Me Larochelle.
« Impression de déjà-vu »
Comme le souligne Balthazar Nduwayezu, journaliste à Justiceinfo, « pour tous ceux qui ont suivi les débuts du TPIR, notamment les années 1996-1998, l’impression de déjà-vu et de blocages stériles est frappante. Les débats sur la liberté de choix par l’accusé d’un avocat commis d’office n’avaient cessé de perturber les premiers procès du tribunal de l’Onu, avec de mêmes conflits entre accusés, avocats, juges et administration. »
Il n’est pas impossible que la stratégie dilatoire de Félicien Kabuga et de sa famille finisse par porter ses fruits. Mais Me Altit semble déterminé à faire prévaloir le droit et la déontologie, et non pas à se comporter en « humble porte-parole des accusés »[3], comme on l’a trop souvent constaté de la part d’autres avocats à Arusha.
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[1] Le « Mécanisme international » est chargé de poursuivre la mission des deux tribunaux pénaux » (MTPI) : le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) établi par l’Onu entre 1995 et 2015 à Arusha, dans le nord de la Tanzanie et le Tribunal pénal international pour l’exYougoslavie (TPIY) établi à La Haye. Son rôle est essentiellement de juger les derniers suspects en fuite après qu’ils aient été arrêtés et transférés à la justice internationale. Le Mécanisme comprend deux Divisions, l’une à Arusha (Tanzanie) et l’autre à La Haye (Pays-Bas).
[2] Cf : https://www.justiceinfo.net/fr/106985-proces-kabuga-face-conflit-defense.html
[3] Cf : http://afrikarabia.com/wordpress/5-rdc-rwanda-une-campagne-negationniste-aux-frais-de-lonu/