Les parlementaires ont décidé la création d’une sorte de « Comité vérité et réconciliation » chargé d’examiner tous les aspects de la colonisation belge au Congo, au Rwanda et au Burundi. Mais existe-t-il une « nation belge » suffisamment mûre et unie pour cet examen de conscience ? Les retombées mondiales de la mort de l’Afro-Américain George Floyd ne justifient pas les approximations compassionnelles des parlementaires.
Par Jean-François DUPAQUIER
Ces dernières décennies, production de livres et initiatives politiques ont laissé espérer des avancées sérieuses dans l’examen par la Belgique de son passé colonial. En 1997, la Commission d’enquête sénatoriale sur le génocide des Tutsi du Rwanda a donné aux Français un exemple de lucidité que Paris fut incapable d’égaler. En 2000-2001, les parlementaires belges ont investigué sur l’assassinat (le 17 janvier 1961) de Patrice Lumumba. La commission d’enquête a documenté la « responsabilité morale » de « certains ministres et autres acteurs » belges dans cet épisode qui a plongé dans une longue tragédie l’ex-Congo Belge, rebaptisé Zaïre puis RDC. Mais aucune enquête sérieuse n’a été menée sur le rôle de la Belgique dans l’assassinat du leader indépendantiste Rwagasore au Burundi ni sur le rôle de la Belgique dans la mort troublante du mwami Charles Mutara III Rudahigwa au Rwanda en 1959.
Le mystère des morts du prince Louis Rwagasore ainsi que du mwami Charles Mutara III Rudahigwa ?
Le 4 avril 2019, Bruxelles a présenté ses excuses « pour les injustices et les souffrances » subies par les milliers d’enfants métis nés de pères belges au Congo, au Rwanda et au Burundi pendant la période coloniale. Le mois dernier, dans une lettre adressée au Président congolais Félix Tshisekedi à l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance de la RDC, le roi Philippe de Belgique a exprimé ses « plus profonds regrets » au sujet de la colonisation. Ce contexte explique que, plus que d’autres, les Belges ont été émus par la mort de l’Afro-Américain George Floyd, qui a relancé les interrogations sur les crimes coloniaux et leur héritage de racisme. Plusieurs statues du roi Léopold II ont été vandalisées.
Cette aspiration à la « décolonisation de l’espace public » a trouvé des échos au Parlement de Belgique : une proposition de résolution a été déposée le 10 juin par le groupe Ecolo-Groen, appelant à « assumer ce passé en évoquant les abus commis », pour servir de base au travail d’une future commission. Le député Groen, Wouter De Vriendt, promettait la composition d’une équipe multidisciplinaire, comprenant cinq historiens, des experts en réconciliation et des représentants de la diaspora congolaise et rwandaise. « Tous sont au sommet et ont mérité leurs galons » avait-il précisé sans attendre le jugement des personnes et des milieux concernés.
Une proposition hâtive
Patrick Dewael, le président (libéral flamand) de la Chambre, adhère à l’idée de faire la lumière sur le passé colonial de Bruxelles. Il a déclaré au journal Le Soir : « Il est temps que la Belgique fasse la paix avec son passé colonial. Le Parlement est le forum idéal pour mener à bien l’enquête et le débat sociétal à ce sujet. Je discuterai avec les chefs de groupe sur la façon dont nous pourrons rassembler des experts pour mettre en place une commission de vérité et réconciliation. » A la quasi-unanimité, les parlementaires ont souscrit à la mise en place d’une « commission Vérité et réconciliation », à l’image de celle qui a accompagné le démantèlement du régime de l’apartheid en Afrique du Sud.
A-t-on bien réfléchi à l’anachronisme de ce « coup de com » ? A-t-on aussi interrogé les dirigeants de l’ANC sur l’opinion profonde du mouvement concernant ce genre d’initiatives.
Un « coup de com’ » ?
Il a été prévu une commission d’une dizaine d’experts pour préparer le travail des députés à la rentrée d’octobre. Cette dernière se penchera sur l’ensemble de la période coloniale, soit jusqu’à l’indépendance du Congo le 30 juin 1960, du Burundi et du Rwanda le 1er juillet 1962. Tous les aspects de la colonisation de ces trois pays seraient examinés.
La composition de cette commission appelée à « un travail préparatoire » a vite déchiré le fragile élan des premiers jours, en révélant les luttes d’influences habituelles aux « compromis politiques » belges entre Wallons et Flamands, laïcs et chrétiens, libéraux et socialistes, monarchistes et républicains, etc. Les vieux débats tournent autour du Musée royal d’Afrique centrale de Tervuren, dernier musée colonial des pays occidentaux, réhabilité et « reformaté » sous le nom de Africa museum, « Centre de savoir sur l’Afrique centrale ». Son directeur, Guido Gryseels est appelé à devenir le moteur de l’opération. Et derrière lui en soutien, c’est l’équipe d’Anvers anciennement dirigée par le professeur Reyntjens qui semble à la manœuvre.
Dans les coulisses, encore Filip Reyntjens ?
« Au vu du sexisme, du racisme et du mépris dont fait preuve le musée (…) nous sommes d’avis que le musée de Tervuren se prouve incompétent en matière de vérité, réparation, justice et restitutions post-coloniales », ont proclamé une trentaine d’associations belgo-congolaises, belgo-rwandaises et belgo-burundaises.
Faut-il rappeler que la société belge a déjà été confrontée à des enjeux similaires et notamment les débats sur la collaboration avec l’occupant durant la seconde guerre mondiale, et que seul un travail minutieux et exemplaire sur les faits historiques par un groupe d’historiens belges de premier plan, a permis de produire un travail – La Belgique docile – que plus personne ne remet en cause aujourd’hui. Mais ce ne fut pas la voie choisie par certains parlementaires pour aborder le brûlot du passé colonial.
Le brûlot du passé colonial
La présidente de la commission, Els Van Hoof (CD&V), a voulu calmer le jeu en promettant que le groupe comprendrait des experts en réconciliation ainsi que des historiens. Provoquant un tollé, les noms initialement avancés du professeur Filip Reyntjens et du journaliste Peter Verlinden, proches des milieux négationnistes du génocide des Tutsi du Rwanda, ont été rapidement écartés. D’autre universitaires, irrécusables, se sont désistés. Petit à petit la dimension de travail de recherche scientifique par des historiens a fait place à une sorte de groupe mal ficelé où militantisme et travail d’historien devaient faire bon ménage avec le souci de ne pas trop abîmer le point de vue belge…
Le choix « final » s’est porté sur le Dr Zana Mathieu Etambala (KUL et Musée de Tervuren), Gillan Mathys, (UGent) historienne et chercheuse, le professeur Elikia M’Bokolo, professeur à Paris et à l’Université de Kinshasa, spécialiste de l’histoire contemporaine de l’Afrique et de l’histoire des diasporas africaines, Anne Wetsi Mpoma, historienne de l’art et membre de l’association Bamko, Mgr Jean-Louis Nahimana, qui a dirigé au Burundi la Commission Vérité et réconciliation.
Du côté belge, on trouve le Dr Pierre-Luc Plasman, historien, spécialiste de la monarchie et chercheur à L’UCL, Valérie Rosoux, (Institut Egmont et UCL), spécialiste des processus de réconciliation comme Martine Schotsman, juriste et Sarah Van Beurden, (Ohio State University) spécialisée dans la thématique de la restitution des œuvres d’art.
Le nom de trop
Comme le souligne la journaliste Colette Braeckman, un nom « a suscité une levée de boucliers : celui de Me Laure Uwase, de nationalité rwandaise. Cette avocate au barreau de Bruxelles, présentée comme spécialiste de la région des Grands Lacs est surtout connue pour son appartenance à l’asbl Jambo, qui rassemble des membres de la diaspora rwandaise en Belgique. Or cette association ne cesse de faire la promotion de conférenciers et de pamphlétaires niant le génocide des Tutsi sur son site Jambo News. Initialement, elle a été portée sur les fonts baptismaux par des personnes liées socialement et familialement aux supporters d’Habyarimana et du gouvernement génocidaire.
Elle est le fer de lance de tout ceux qui souhaitent retenir l’existence d’un double génocide et de tous ceux qui rêvent de faire tomber le régime de Kigali, sans le moindre souci d’inventaire objectif et sans même beaucoup d’égard sur la manière d’arriver à ses fins. Bref, Me Uwase suscite la controverse parce qu’elle est essentiellement connue pour son engagement au sein de cette association et accessoirement comme militante politique du parti démocrate chrétien flamand proche de l’école d’Anvers qui fut dirigée par Monsieur Reyntjens. Bref, un profil qui n’est guère marqué par l’indépendance, la distance, le sens de la nuance ou l’esprit scientifique.
« Aucune légitimité particulière en tant qu’experte »
Pour les membres d’Ibuka Mémoire et Justice, Me Uwase qui peut être évidemment témoin de sa propre histoire, voire militante active, n’a toutefois « aucune légitimité particulière en tant qu’experte. » Ibuka s’inquiète depuis longtemps de l’activisme de l’asbl Jambo. L’association mémorielle a empêché en 2018 la tenue d’un colloque de l’asbl au Parlement européen. La présence d’une représentante de Jambo News dans le groupe d’expert « est une insulte à la vérité historique et à la mémoire des victimes » insiste Ibuka, soutenu par d’autres associations incarnant la mémoire de victimes de génocides.
Colette Braeckman, à qui on ne peut dénier la connaissance des enjeux du passé colonial belge, se demande « si, en cette période politique incertaine, il n’est pas imprudent de jouer avec une grenade dégoupillée qui risque de faire exploser les mémoires identitaires de la Belgique elle-même. » Elle précise : « Après tout, les processus de décolonisation des trois pays d’Afrique centrale, tous dramatiques, ont aussi été, pour la métropole, une sorte de miroir brisé et aujourd’hui encore, au Nord comme au Sud du pays, chez les catholiques comme chez les laïcs, chacun se retrouve tenté de faire oublier les erreurs du passé et de « défendre les siens ».
Traquer la vérité ou « défendre les siens » ?
Et, outre la désignation de Me Uwase et l’élimination des scientifiques rwandais, l’on en a encore vu une illustration récente dans un article paru il y a quelques jours dans le quotidien belge La Libre où un « expert » de la fameuse école d’Anvers, Monsieur Stef Vanderginste, attaque publiquement une carte blanche de belges proches du Rwanda, parue suite à l’affaire Uwase. A cette occasion, il se lance dans un vibrant plaidoyer pour la reconnaissance « ethnique » (sic) des hutu et des tutsi évoquée dans les Accords d’Arusha au Burundi. Comme si l’Ecole d’Anvers se sentait tout à coup obligée, avant même le début des travaux, de considérer que cette ethnicisation doublée d’une politique de quota est un modèle.
L’utilisation du mot « ethnie » n’a pas semblé poser problème à l’«éminent» professeur, pas plus que la condamnation d’emblée du modèle de résilience rwandais tenu pour chargé d’amnésie (sic). Bref, si besoin en est, madame UWASE soutenue par la démocratie chrétienne trouve en un éminent professeur anversois, le moyen de rallumer un brûlot dans la mémoire collective des Belges et des habitants de la Région des Grands Lacs.
INTER Encore et toujours « les ethnies » !
Tenter de faire la lumière sur son passé colonial est une gajeure, pas seulement pour la Belgique. En France où règne une omerta d’Etat, beaucoup s’y sont cassé les dents. Les Britanniques, malgré une culture profondément démocratique, ne sont pas non plus un exemple de transparence. Ce qu’on qualifiait encore récemment d’« épopée coloniale » est inscrit dans les gènes populaires du roman national et du communautarismes sournois. En France il participe au processus historique d’auto-amnistie des élites. En Belgique, il s’enracine dans des équilibrismes tribaux dont le choix de Me Laure Uwase n’est que la pénultième caricature.
La « décolonisation de l’espace public », au-delà de l’épisode colonial, reste une question identitaire majeure. Tout sauf une petite affaire qui – à suivre les dernières initiatives des dirigeants de la commission belge – devrait être réglée sans travail solide de préparation, sans finesse dans les choix, sans la distance requise pour une entreprise de cette ampleur… Et ce, alors que dans le même temps, la Région des Grands Lacs, notamment au Sud-Kivu, connait des signes patents de ressurgence de la haine ethnique, celle-là même qui a abouti au désastre de 1994.
________________________
1 Cf. notamment Adam Hochschild, Les Fantômes du Roi Léopold II. Un holocauste oublié, Paris, Belfond, 1998, Marc Ferro (dir.), Le livre noir du colonialisme, Robert Laffont éd, 2003 et Ludo De Witte, L’Assassinat de Lumumba, Ed. Karthala, Paris, 2000. Voir aussi le site Internet CoBelCo consacré à l’Histoire de la colonisation belge du Congo.
2 Le 16 novembre 2001, la commission d’enquête de la Chambre belge des députés adopte la version finale de son rapport sur l’implication de l’ancienne puissance coloniale dans l’assassinat du premier chef de gouvernement du Congo indépendant.
3 Voir https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/culture-africaine/passe-colonial-belge-le-parlement-de-bruxelles-va-installer-une-commission-speciale_4014061.html
4 A l’exception du parti d’extrème droite le Vlaams Belang
5 Rappelons que si le Congo était une colonie, le « Rwanda-Urundi » arraché à l’Allemagne par le traité de Versailles, constituait un territoire sous mandat de la SDN puis de l’ONU. Dans la pratique, ce « territoire » divisé à l’indépendance en Rwanda et Burundi, a subi un administration de type colonial.
6 IBUKA Mémoire et Justice Asbl et la Diaspora Rwandaise de Belgique se sont démenés pour s’opposer à la désignation de MM. Reyntjens et Verlinden « qui n’ont aucune légitimité pour parler du passé colonial, surtout lorsque l’on sait le rôle de ces deux messieurs ces dernières années. »
7 Le communiqué d’Ibuka Mémoire et Justice est co-signé par DRB-Rugari (Diaspora Rwandaise de Belgique), le Collectif belge pour la prévention des crimes de génocide et contre les négationnismes, le Comité de Coordination des organisations Juives de Belgique (CCOJB), le Centre Communautaire Laïc Juif David Susskind (CCLJ), le Comité des Arméniens de Belgique (CAB) et la Fédération des Araméens de Belgique (FAB).
8 Voir notamment les analyses de Felix Mukwiza Ndahinda
https://afrique.lalibre.be/52944/rdc-crises-dans-hauts-plateaux-du-sud-kivu-entre-les-faits-et-les-manipulations-mediatiques/