Au second jour de son procès, le capitaine Pascal Simbikangwa a « calé » sa défense. « Le tortionnaire » n’était qu’un obscur fonctionnaire de troisième rang, jeté à la vindicte publique par la malignité de Kigali.
A peine les pompiers de Paris l’ont-ils délicatement transféré sur le fauteuil roulant affecté au box des accusés que Pascal Simbikangwa se prépare au combat. Il se cale, jette un regard circulaire à la salle, boit une rasade de sa grande bouteille d’eau. Les jurés aussi ont pris leurs marques. A peine assis, ils déploient de grands blocs notes, qu’ils ne cesseront de remplir. Ces neuf jurés (titulaires et suppléants) sont plutôt jeunes, et leur attention ne se relâchera pas. L’interrogatoire de personnalité reprend. La veille, « Le Tortionnaire » s’était décrit avantageusement comme une sorte de directeur d’administration, l’un des chefs du Service central de renseignements. du régime Habyarimana. Les avocats des parties civiles voudraient en savoir plus. « Alors, vous étiez quoi, au fait ? Le numéro 2 du service ? Le numéro 3 ?»
Changement de décor : « Non, c’est compliqué, Au SCR, il y avait de nombreux services, la direction de l’Immigration,la direction du renseignement extérieur, la direction du renseignement intérieur. Je n’étais rien de tout ça. Je travaillais au bureau de synthèse, je me contentais de faire des notes sur la presse à mon directeur ».
« Je n’étais rien de tout ça »
Les avocats des parties civiles sont éberlués, l’Avocat général également. Ils demandent des explications. « Je n’avais personne pour m’aider, pas de secrétaire, j’avais seulement gardé mes avantages acquis. Je n’avais pas le pouvoir de décision, pas le pouvoir d’arrêter des gens… Seul le directeur général a le pouvoir de convoquer quelqu’un, de l’envoyer au tribunal…»
« Le Tortionnaire » défile une nouvelle histoire, bien différente de la veille où il s’était laissé aller à quelques vantardises, sa petite faiblesse. On ne l’y reprendra plus. Le SCR n’avait rien à voir averc le « Service de cdriminolotgie » (ancienen appellation), Centre de recherches criminelles et de documentation (CRCD) qui relevait de la gendarmerie, à la sinistre réputation. « Il n’y avait rien entre nous, pas d’échange d’informations ». Des témoins ont décrit le capitaine Simbikangwa faisant sa loi à la « Criminologie », en octobre 1990, triant les Tutsi raflés, ordonnant qu’on les frappe avec plus d’ardeur. Ils ont été victimes d’hallucination : « Je n’ai jamais mis les pieds à la Criminologie, jamais ».
Un avocat : « Mais les deux services étaient distants de 200 mètres ! »
– « Non, je n’y suis jamais allé. »
En 1992-1993, le capitaine Pascal Simbikangwa était à sa façon une vedette. Une Commission internationale d’enquête représentant une dizaine d’ONG occidentales et africaines était venue au Rwanda à l’appel des défenseurs des droits de l’homme rwandais submergés par le harcèlement du régime Habyarimana. Son rapport dénonça les massacres, les énormes violations des droits de l’Homme. Le capitaine Simbikangwa y fut cité à deux reprises, nommément, comme un tortionnaire en chef, qui faisait régner la terreur. Dans La Libre Belgique, Marie-France Cros le cita aussi, le 9 février 1993.
« Je n’ai jamais mis les pieds à la Criminologie »
L’accusé Simbikangwa dit qu’il ne comprend pas cette célébrité aujourd’hui si pesante. « Le FPR m’a jeté en pâture à l’opinion publique. Depuis 1992, j’étais chômeur ».
« Chômeur » est un mot qui reviendra souvent dans sa bouche. Le 17 avril 1992, après la nomination d’un gouvernement démocratique dirigé par Dismas Nsengiyaremiye, « Le Tortionnaire » avait été mis en disponibilité, tout en conservant sa belle villa de fonction, son salaire et d’autres avantages. Et tout en continuant à activer ses réseaux, à payer de sa poche, dit-il, ses informateurs. Le goût du travail… Et aujourd’hui, une posture de victime.
Par petites touches, l’accusé ne manque pas de rappeler qu’il est un invalide en chaise roulante. Mais il l’était déjà lorsque, selon la presse de l’époque, selon la Commission internationale d’enquête, il participait largement à la chasse aux Tutsi et à la torture des « suspects ». Ce « chômeur » circulait avec comme gardes du corps deux militaires de la Garde présidentielle (GP). Ce n’était pas rien. La GP ne comptait que 600 hommes affectés à la protection du président de la République et des barons du régime. Le Premier ministre n’avait pas de GP à sa disposition. Circuler accompagné de GP démontrait un statut social hors du commun dans le Kigali des années 1990. « Un excès de zèle » de la bureaucratie, assure aujourd’hui Simbikangwa. S’il est renvoyé devant la cour d’assises de Paris sous l’accusation de complicité de génocide et de complicité de crimes contre l’humanité, le capitaine fait tout pour qu’on l’oublie. Pour que le procès ne soit plus « emblématique », « historique », mais tristement banal. Pour qu’il soit non plus l’accusé, mais la victime. En leur temps, Paul Touvier, Klaus Barbie, Maurice Papon n’ont pas développé d’autre stratégie.
Tous ces gens qui l’accusent ? « Le régime de Kigali fait régner la terreur, la délation. Les témoins sont maltraités. Ceux qui ne m’accusent pas risquent leur vie. Après que j’ai quitté le Rwanda, j’avais peur, sincèrement… ».
Un accusé campé en victime
Pourtant au Rwanda des années 1992, 1993, 1994, personne ne voyait Pascal Simbikangwa comme un misérable chômeur. La terreur était de son côté. La rumeur l’accusait de faire partie des « escadrons de la mort », une mystérieuse organisation qui enlevait des opposants, discrètement. On ne retrouvait même pas leurs corps. La rumeur a aussi accusé Pascal Simbikangwa d’être impliqué avec des hommes de la GP dans le meurtre de Félicien Gatabazi, un leader hutu démocrate, en février 1994. Lui, assure que le FPR était à la manoeuvre : « Le FPR a fait assassiner Gatabazi et Bucyana par ses éléments infiltrés », c’est à ce moment que j’ai pris peur et que j’ai demandé à avoir une protection ».
Le « chômeur » Simbikangwa avait cotisé pour 100 000 francs rwandais au capital de la Radio-Télévision libre des mille collines (RTLM), qui commença à émettre en juillet 1993.
Lorsque la gendarmerie et le Parquet ont commencé à enquêter sur la mort de Gatabazi, la RTLM a dénoncé cette enquête, qui a dû s’interrompre.
« Radio-Machette », « Radio-la-Haine », « Radio-la-Mort », les sobriquets ne manquent pas depuis le rôle joué par cette radio dans le génocide, mais le capitaine Simbikangwa, « l’analyste des médias » au SCR, aujourd’hui encore, n’a pas bien perçu le caractère extrémiste de la RTLM, pas davantage que du journal Kangura, qui avait publié en 1990 « les dix commandements du Hutu ».
Simbikangwa : « En allant dans le contexte de l’époque, c’est très difficile de dire celui qui était extrémiste ».
Là encore, Pascal Simbikangwa est une victime de la rumeur et de la méchanceté. Des journalistes « qui savaient à peine lire et écrire » l’ont sali, ont tourné en dérision son infirmité. Il se prend lui-même en pitié « parce que handicapé, parce qu’en chaise roulante, parce que dévalorisé, en Afrique… voilà ce qui s’est passé ». Il a une façon simple de remettre les choses à leur place : « L’Akazu, c’est une création des médias occidentaux ». « Le service de renseignements, c’est tout ce qui est utile au commandement ». Et pour finir, « je n’ai jamais assisté à un interrogatoire ».
– Vous n’avez jamais interrogé personne dans votre bureau ?
– Jamais de ma vie.
Pourtant, le dossier d’instruction est lourd de témoignages que « Le Tortionnaire » récuse un à un. Ce procès verbal, on ne lui a jamais montré, il le découvre à l’audience. Cet autre a été démonté par le juge. Cet autre encore, un témoin payé par Kigali. L’ennui, c’est que l’accusé a la mémoire qui flanche.
« Parce que handicapé, parce qu’en chaise roulante, parce que dévalorisé… »
Le président de la cour d’assises Bruno Sturlese rafraîchit cette mémoire : « Il y a dans le dossier votre interview par Reporters sans Frontières le 22 août 1993. Vous dites que vous intimidiez les journalistes. C’est une vidéo qui dure 40 minutes. On verra si on ne peut pas la projeter, lors d’une des audiences. Vous y dites « j’essaye de raisonner les journalistes ». Ca veut dire quoi ?
– Ca veut dire discuter avec eux (de rires s’élèvent dans la tribune de presse).
Le président : vous voulez dire, essayer de remettre dans le droit chemin des journalistes à la dérive ?
Pascal Simbikangwa : ils faisaient tellement de fautes. Au Rwanda, vous avez des journalistes qui ne sont jamais allés à l’école ! ».
Devant le journaliste de RSF qui l’interrogeait, Pascal Simbikangwa avait fait l’important. Il disait travailler avec au moins une secrétaire, un planton, un « verbalisateur ». Rien à voir avec l’obscur « rédacteur » qu’il prétend aujourd’hui avoir été.
– Je n’ai plus cette histoire en mémoire.
A tout moment, c’est Pascal Simbikangwa qui se fait procureur. Sa marotte est de réécrire l’histoire : « Le FPR a attaqué le Rwanda. J’étais une cible ».
– Pourquoi vous, l’obscur, le sans-grade ? Ca m’étonne », ironise un avocat des parties civiles.
– Après le meurtre de Gatabazi et Bucyana, il y avait des lettres de menaces qui pesaient sur moi. Le FPR faisait des opérations de désinformation qui m’associaient aux groupuscules extrémistes. Au Rwanda, on a jugé deux millions de personnes, c’est-à-dire tous les hommes un peu âgés. C’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Parler en bien de Habyarimana, c’était pour le FPR un scandale, un sacrilège. Je crois que cet élément a été le déclencher des attaques contre moi. ».
« Je n’ai plus cette histoire en mémoire »
Le dossier d’instruction porte la trace des lettres de menaces de l’époque. Le 3 mars 1994, le président de la Cour suprême Joseph Kavaruganda, un Hutu démocrate, avait écrit au président Habyarimana. Il se plaignait de menaces incessantes de mort de la part des services de la présidence et suggérait « un excès de zèle » de ceux-ci. Selon Joseph Kavaruganda, labyarimana pour s eplaindr ed emenaces de mort. Le capitaien Pascal Simbikangwa était venu rôler autour de son groupe d eprotection en disant que Ka varuganda serait liquidé
e capitaine Simbikangwa était venu rôder auprès de son groupe de protection en disant qu’il serait liquidé, et que le groupe chargé d’exécuter le président de la Cour suprême (le deuxième personnage de l’Etat) « était déjà constitué ». Cette menace avait impressionné Kavaruganda, un juriste particulièrement respecté au Rwanda. Mais la lettre au président ne l’a pas sauvé. Le 7 avril 1994 au matin, un commando de la Garde présidentielle vint l’exécuter. C’était le début du génocide et du massacre politique des Hutu démocrates. Madame Kavaruganda a confirmé cet incident par une lettre au TPIR dont une copie est annexée à la procédure contre Pascal Simbikangwa.
« C’est impossible, ça n’existe pas », rétorque l’accusé.
Selon Me Emmanuel Daoud, avocat de la FIDH, partie civile « l’accusé s’est installé dans le déni. Il ne faut s’attendre de sa part ni à des regrets, ni à des remords ».
Pascal Simbikangwa est accusé de complicité dans le génocide des Tutsi en 1994 au Rwanda. Il « rame » pour le faire oublier. S’il est déclaré coupable, la peine encourue est, au maximum, la réclusion criminelle à perpétuité.
Jean-François DUPAQUIER
http://fr.scribd.com/doc/204626851/Photographie-du-capitaine-Pascal-Simbikangwa-avant-juillet-1986