La dernière livraison de la revue Le Genre Humain est entièrement consacrée au « devoir de recherche et droit à la vérité » sur le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994. Elle s’inscrit dans la suite de la « commission Duclert » et du colloque international de septembre dernier au Rwanda, préparant la création d’un centre international de recherches et de ressources en mémoire des victimes des génocides.
Par Jean-François Dupaquier
« Le génocide des Tutsi nous a ouvert les yeux sur la fragilité de nos engagements. Il n’est pas inutile de rappeler qu’il a été perpétré pendant que l’Europe célébrait avec faste la victoire sur le IIIe Reich sur les côtes normandes ! Le 10 juin 1994, alors que les enfants réfugiés dans une mission à Kigali étaient enlevés et assassinés, François Mitterrand pouvait dire qu’il « appartient aux générations de demain de bâtir un monde où les Oradour sur ne seront pas possibles ». Pouvait-il léguer aux générations de demain un héritage qu’il ne pouvait assumer ? »
Ainsi l’écrivain franco-rwandais Marcel Kabanda, président d’Ibuka France, conclut-il le numéro spécial de la revue Le Genre Humain consacré aux travaux collectifs les plus récents sur le génocide des Tutsi au Rwanda.
En 2019, le président Emmanuel Macron confiait à l’historien Vincent Duclert la mission de réunir un groupe de chercheurs pour mieux documenter le rôle de Paris dans le soutien à la dictature du président Juvénal Habyarimana au Rwanda : un régime de type nazi qui, longtemps protégé par des militaire français, allait déclencher en avril 1994 le génocide des Tutsi du Rwanda. Depuis la catastrophe, des centaines de livres, des milliers d’articles, d’émissions de radio, de documentaires, de débats, de colloques tentent de rendre intelligible « le crime des crimes » commis au Rwanda contre le groupe socio-politique tutsi, qualifié de « race » par les tueurs et leurs émules. Et le rôle de l’Elysée, quelque part dans le triangle maudit co-belligérance-responsabilité-complicité.
Vers la création d’un centre international de recherches et de ressources en mémoire des victimes des génocides
A leur tour, Vincent Duclert et les membres de son équipe ont été aspirés par ce questionnement. Bénéficiant d’un droit d’accès à toutes les archives de l’Etat français[2], leur Commission de recherche a produit en 2021 un rapport de plus de mille deux cents pages, marquant un pas de géant dans la documentation de la « responsabilité lourde et accablante » du président de la République de l’époque, François Mitterrand, et des hommes dont il s’était entouré à l’Elysée.[3]
Ce rapport- qui évite soigneusement l’incrimination de « complicité de génocide » a servi de base à un aggiornamento mémoriel et diplomatique entre les présidents Emmanuel Macron et Paul Kagame à Kigali[4], puis à un colloque qui a rassemblé des dizaines de chercheurs des deux pays en septembre 2022 au Rwanda. L’objectif affiché est la création d’un centre international en mémoire des victimes des génocides et en hommage à ceux qui, depuis 1948 « oeuvrent à la protection de la vie et de la dignité de la personne humaine », avec des antennes dans les pays des victimes et des rescapés.
Vincent Duclert et son équipe peaufinent ce projet pas à pas. La plus récente étape est ce numéro 62 de la revue Le Genre Humain fondée en 1981 par Maurice Olender[…] dans la collection « La Librairie du XXIe siècle » portée par les Editions du Seuil. On y trouve une sélection d’interventions prononcées au colloque international de septembre dernier à Kigali et Huye, avec une préface de Joseph Nsengimana, ancien professeur à l’université du Rwanda, et une postface de Liberata Gahongayire, chercheuse à l’université libre de Bruxelles.
Le 18 juillet 2021 à l’occasion de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv’, Raphaël Esrail, 96 ans, président de l’Union des déportés d’Auschwitz, demandait aux autorités politiques de la France et de l’Europe la cration d’un centre international de recherches et de ressources : « Nous savons, et le génocide des Tutsi nous le rappelle, que les entreprises d’extermination sont toujours possibles. Il est indispensable de se doter de moyens de prévention des génocides. »
« La connaissance est un combat »
C’était trois mois après la publication du rapport de la la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, et alors que le négationnisme, le conspirationnisme, l’antisémitisme et l’antitutsisme soient plus virulents que jamais
« La connaissance est un combat, d’autant plus impérieux que progressent dans le monde l’empire du mensonge et la haine du savoir, » souligne Vincent Duclert. Au nom de la souveraineté de la recherche, l’historien Jean-Pierre Chrétien répond en écho par une citation de l’écrivain cambodgien Rithy Panh, dans son livre « La Paix avec les morts »[6] : « Le négationnisme, ce n’est ni le doute, ni l’ignorance ni le mensonge, c’est d’abord l’abstraction ».
Pas d’abstraction ni d’idéologie dans cette dernière livraison de la revue Le Genre Humain, mais une série d’interventions précises et argumentées sur le génocide des Tutsi du Rwanda. Une base solide vers la création de cet indispensable centre international de recherches et de ressources en mémoire des victimes des génocides.
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Génocide des Tutsis au Rwanda, recherche et droit à la vérité, sous la direction de Vincent Duclert, Revue Le genre humain, Seuil, 2023, 267 p., 21 €.
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[1] Son intitulé officiel est Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi.
[2] Bien que l’Assemblée nationale ait refusé l’accès à ses dossiers de 1998 de la MISSION D’INFORMATION DE LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES ET DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, sur les opérations militaires menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda entre 1990 et 1994, et que quelques documents particulièrement sensibles aient été subtilisés avant le passage des historiens.
[3] Dans son format final, la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi se composait de treize historiens et chercheurs. Elle a remis son rapport au président Macron le 26 mars 2021.
[4] Comme l’a souligné l’éditorial du Monde quelques jours avant le visite d’Emmanuel Macron à Kigali, « La France s’honore chaque fois qu’elle fait la lumière sur les épisodes sombres de son histoire. Très attendu à l’approche du vingt-septième anniversaire du génocide, un discours français de vérité sur le Rwanda, pays où M. Macron espère se rendre, devrait permettre de refonder les relations entre Kigali et Paris et d’envoyer un signal à toute l’Afrique. Les survivants du génocide, les familles des victimes y ont droit. Les Français aussi, car ni la paix ni le renom d’un pays ne prospèrent sur le mensonge. » « France-Rwanda : un pas décisif vers la vérité », Le Monde, éditorial, 27 mars 2021, accessible sur : https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/03/27/france-rwanda-un-pas-decisif-vers-la-verite_6074671_3232.html
[5] Maurice Olender, écrivain et figure de l’édition européenne, chercheur formé à l’archéologie et à l’histoire ancienne, de même que philologue maîtrisant le grec ancien, était un pilier de la vie des idées. Il s’est éteint à Bruxelles, le 27 octobre 2022 à l’âge de 76 ans. Le 13 juillet 1993, il avait composé avec un groupe d’intellectuels un texte fondateur, « Appel à la vigilance contre l’extrême-droite ». quelques mois avant sa mort, il avait demandé à Vincent Duclert de consacrer le dernier numéro de la revue au génocide des Tutsi et aux travaux de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi.
[6] Rithy Panh avec Christophe Bataille, « La Paix avec les morts », Ed. Grasset, Paris, 2020.