Officier des Services secrets français, Thierry Jouan avait infiltré l’ONG Médecins du Monde pour informer jour après jour sa hiérarchie de la perpétration du génocide des Tutsi. Il initia l’opération d’exfiltration menée dans la grande ville de Butare par les militaires français de Turquoise.
C’est le témoignage qu’on n’espérait pas : la confession de la “sonnette” de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) – l’équivalent français de la CIA – pendant le génocide des Tutsi entre avril et juillet 1994 au Rwanda. Thierry Jouan – qui a quitté l’armée en 2006 avec le grade de colonel – a été durant treize ans un des agents du mystérieux “Service action” de la DGSE. Cet officier pesait lourd au sein des services secrets et avait son franc-parler. S’il finit par quitter la caserne du boulevard Mortier à Paris (siège de la DGSE familièrement appelée “La Piscine”), ce fut surtout parce qu’on lui refusait le commandement du camp de Cercottes, dans le Loiret, où sont formés les agents “Action” et les commandos du 11e Choc. Une promotion qu’il estimait méritée. Au vu des états de service de cet officier parachutiste bardé de médailles et citations, on peut comprendre son point de vue. Au moins l’inconséquence ou l’ingratitude de sa hiérarchie nous vaut-elle cette confession d’une plongée dans le génocide des Tutsi et le massacre des Hutu démocrates en 1994 au Rwanda.
Avant de se lancer, Thierry Jouan a attentivement lu les livres de témoignages précédant le sien, et compris qu’il pouvait beaucoup dire. Mais avec une prudence qui confine à la naïveté, il croit éviter d’énerver son ancienne hiérarchie en changeant les noms de pays, de villes, de “races”, d’intelocuteurs. Ainsi le Rwanda devient la “Zuwanie”, le Burundi le “Boulanga”, la Tanzanie est transformée en “Manzabie”. Il appelle Kigali “Matobo”, la catégorie hutu les “piwa”, celle des Tutsi les “ara”, etc. De ce fait, les pages 178 à 238 de son livre sont un peu une “prise de tête” pour qui veut comprendre le fil de sa mission. Heureusement, de temps en temps l’auteur s’oublie et, par exemple, la ville de Gisenyi devient… Gisenyi. Finalement, un décryptage à la portée de toute personne qui connaît tant soit peu l’histoire et la géographie du Rwanda.
Thierry Jouan est envoyé au Rwanda par le Service action fin avril ou début mai 1994. On croit comprendre qu’à cette date un des responsables nationaux de MDM est un “honorable correspondant” de la DGSE qui impose son recrutement au responsable de la base logistique de médecins du Monde à Nairobi (Kenya). Facile de faire passer l’espion pour un logisticien de son ONG (un scénario très fréquent). L’espion français a une double mission : vérifier les rapports de situation d’un précédent agent qui a quitté le Rwanda, et s’assurer que la machine à crypter les messages diplomatiques de l’ambassade de France de Kigali a bien été sabotée lors de sa fermeture. Un souci qui en dit long sur le degré de confiance de la DGSE envers les militaires français de l’opération Amaryllis (d’exfiltration des diplomates et expatriés au début du génocide) dirigée par le colonel Poncet.
Thierry Jouan ne dit rien des informations de la précédente “sonnette” qu’il était si important de vérifier. Mais on sait que la DGSE a toujours soutenu que l’avion du président Habyarimana avait été abattu par les extrémistes hutu, à la différence de la Direction du renseignement militaire (DRM), dont l’un des agents était l’époustouflant capitaine Paul Barril. Il n’est donc pas impossible que la mission au Rwanda de Thierry Jouan fut également motivée par les différences d’analyse entre la DGSE et la DRM. divergences sur lesquelles, croit-on savoir, la DGSE avait été sommée de s’expliquer par l’Elysée.
On est impressionné par l’aptitude du lieutenant Thierry Jouan à comprendre la situation alors qu’il ne connaissait rien du Rwanda. Le génocide, il a le nez dessus avec sa “couverture” d’humanitaire. Il voit les Tutsi se faire tuer “grâce aux cartes d’identité instaurées à l’époque coloniale mentionnant l’appartenance ethnique”. La “colère populaire spontanée”, thème récurrent des négationnistes, il n’y croit pas, bien au contraire : “La simultanéité, la violence et l’ampleur des massacres attestent de leur planification de longue date” (page 187). Il discerne la structure criminelle : “Généralement les autorités locales, parfois sous la pression de hiérarchies parallèles, prétextent la mise en sécurité des Aras [Tutsi] pour les regrouper dans des lieux publics comme les stades, les bâtiments communaux, les écoles et les églises. Ensuite, des groupes de miliciens achèvent les personnes, parfois précédés par les F.A.Z [FAR] qui commencent le “travail” avec des armements adaptés, des grenades, notamment” (page 188).
A la lecture de cette autobiographie où le génocide n’occupe qu’une place presque modeste, on comprend vite que Thierry Jouan est un écorché vif, et que la descente en enfer au Rwanda de 1994 n’améliora pas son équilibre psychologique. Alors qu’il campe depuis près d’un mois et demi à côté de l’Ecole française de Kigali , sa “couverture” d’humanitaire commence à l’obnubiler. Sa mission d’espion qui devrait le carapaçonner d’indifférence aux malheurs du temps et des hommes craque de toutes parts. Le voici à Butare, installé dans la Maison du Loiret, aux prises avec Soeur Bernadette, une religieuse têtue qui veut à tout prix exfiltrer ses cinq cents orphelins. C’est le temps de l’Opération Turquoise et l’une des scènes les plus insolites du livre : Thierry Jouan accompagne la soeur vers Cyangugu à la rencontre des militaires français. Les voilà enfin devant le colonel Didier Tauzin, alias Thibault, qui commande le détachement du 1er RPIMa. Thierry Jouan, dont le grade est à peine inférieur, lui fait sous couvert du logisticien de Médecins du Monde un point de situation militaire. Le colonel de la « Coloniale » ne se doute et ne doute de rien. Avec son arrogance habituelle, Tauzin le “renvoie aux pelotes” : “Laissez tomber tout ça, jeune homme. J’ai déjà tous ces renseignements, bien sûr, et de toute façon, j’ai des ordres”.
Pas découragé, l’espion de la DGSE alerte sa hiérarchie, qui l’appuie à Paris. L’Etat-major finit par ordonner à Tauzin d’aller exfiltrer les orphelins de Butare et d’autres personnes. Vu sous ce nouvel angle, le récit de cet épisode livré par Didier Tauzin dans son livre “Je demande justice pour la France et ses soldats” (Ed. Jacob-Duvernet), ne manque pas d’effets comiques involontaires.
“Une vie dans l’ombre” est le livre touchant et vrai d’un homme déchiré par le caractère absurde de ses missions, qui espère trouver ici une forme de rédemption. Qu’il en soit remercié et encouragé.
Jean-François DUPAQUIER
Colonel Thierry Jouan, Une vie dans l’ombre, éditions du Rocher, 317 pages, 18,90€.
DROIT DE REPONSE. A la suite de la publication de cet article, Thierry Jouan nous a adressé cette mise au point que nous reproduisons dans son intégralité :
« Votre article paru sur le blog AFRIKARABIA le 2 avril 2013 intitulé « Rwanda : un agent de la DGSE raconte sa mission durant le génocide », contient de très nombreuses inexactitudes s’agissant de mon expérience militaire et de mon ouvrage « Une vie dans l’Ombre » :
Tout d’abord, il est indiqué à plusieurs reprises que j’aurai infiltré l’ONG MEDECINS DU MONDE, notamment via un de ses responsables à qui aurait été imposé mon recrutement, ce qui est absolument faux.
L’auteur de l’article insinue par ailleurs que mon témoignage serait le fruit d’une rancœur issue de l’ « inconséquence ou de l’ingratitude de [ma] hiérarchie », laquelle m’aurait refusé une promotion. Ici encore, il ne s’agit que d’une interprétation personnelle, erronée, et qui ne saurait être déduite de mon récit.
De la même manière, est présenté comme acquis le fait que j’aurai modifié les noms de pays, villes, personnes et autres groupes de population aux fins d’« éviter d’énerver [mon] ancienne hiérarchie », alors qu’il ne s’agit que de l’opinion de l’auteur de l’article, de surcroit fausse puisque mon intention était de respecter un degré suffisant de confidentialité et de protéger mes proches.
En outre, l’insertion selon laquelle ma première mission aurait consisté à vérifier les rapports de situation d’un précédent agent est encore inexacte.
Enfin, je m’inscris catégoriquement en faux de la conclusion dudit article me présentant comme « un homme déchiré par le caractère absurde de ses missions ». Si j’ai effectivement été atteint, c’est par le caractère « absurde » de la guerre, et non de mes missions, et c’est de l’horreur telle que j’ai pu la constater dont j’ai souhaité témoigner dans ce livre ».