De Ouest-France au Figaro en passant par Le Monde, La Croix et Libération, tous en ont pris pour leur grade à la conférence organisée par l’Ecole de journalisme et l’Ecole des relations internationales de SciencesPo sur les « révélations du rôle de la France dans le génocide ».
« C’est parce que l’effet génocide lui-même est emboîté dans l’effet Shoah… ». Rony Brauman, l’un des « patrons » de l’Ecole des affaires internationales de SciencesPo, résume à sa façon les racines de ce qu’il qualifie de « dérive des médias ». Point de fixation : la « couverture » par les quotidiens français de l’expertise balistique sur l’attentat contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994, attentat qui avait donné le signal du génocide des Tutsis du Rwanda. Tous les grands médias ont rendu hommage en janvier 2012 à ce rapport d’expertise commandé par le juge antiterroriste Trévidic, et qui anéantit la théorie de tirs de missiles de la colline Masaka où le Front patriotique (la rébellion majoritairement tutsie) aurait introduit un commando. Une conférence conjointe avec Mme Agnès Chauveau, directrice de l’école de journalisme de SciencesPo et Mme Claudine Vidal, universitaire spécialiste du Rwanda, a conduit à fustiger les quotidiens français. Il était néanmoins interdit de filmer ou enregistrer cette conférence qui prétendait donner des leçons de transparence et de déontologie aux journalistes (lire encadré : une dérive sectaire à SciencesPo).
Interdiction de filmer ou enregistrer la conférence
L’annonce de cette conférence avait pourtant été largement diffusée sur internet avec une adresse mail (psia.events@SciencesPo.fr). Rendez-vous était pris pour le mercredi 28 mars à l’Amphithéâtre Eugène d’Eichtal, 27 rue Saint Guillaume à Paris 75007. La conférence-débat était intitulée « Rwanda : quelles « révélations » sur le rôle de la France dans le génocide ».
Le projet était ainsi affiché : « La publication du rapport d’expertise sur l’attentat contre l’avion du président Habyarimana en avril 1994 a donné lieu à de vives réactions dans la presse. Pour l’essentiel, et sans que le contenu du rapport le permette, les auteurs des articles concluaient à la confirmation de l’hypothèse d’un complot provenant de l’entourage du président assassiné. Les journalistes dressaient un tableau de la scène des intervenants français sur cette question ne mettant en présence que deux camps déterminés par leurs affiliations politiques : d’une part celui des défenseurs du Hutu Power, acteurs ou complices du génocide, d’autre part celui des victimes et de leurs porte-parole aux côtés de l’actuel régime rwandais. Nulle place n’y était accordée à ceux qui dissocient les responsabilités de l’attentat et celles du génocide, proposant une analyse plus complexe. Ils ont été d’emblée rejetés dans le camp des tueurs. Quelles sont les logiques médiatiques et politiques à l’oeuvre dans ce phénomène ? Quel rapport entre le génocide des Rwandais tutsis et l’impunité politique dont bénéficie le président Paul Kagame en dépit des exactions de masse commises sous son autorité au Rwanda comme en RDC? Grâce à des conférences données par d’éminents invités, PSIA crée un forum propice au débat des affaires internationales. »
Des thèmes ambitieux, des annonces parfois alambiquées, qui méritaient qu’on s’y intéresse de près.
« Ils ont été d’emblée rejetés dans le camp des tueurs »
Ayant été empêché de filmer et/ou d’enregistrer la conférence, j’ai été contraint de prendre des notes au vol. Pour des raisons déontologiques évidentes, je rédigerai donc mon compte-rendu à la première personne, et j’indique ne pouvoir en raison de cette double interdiction garantir entièrement la reproduction littérale des propos échangés, la présente transcription se voulant la plus fidèle possible. Par ailleurs on avait oublié de me dire que la conférence était déplacée à l’Ecole des Affaires Internationales, 28 rue des Saints-Pères. Je n’y suis donc arrivé que vers 17 h 10 dans une petite salle comble. Claudine Vidal venait de commencer à s’exprimer et j’avais visiblement raté le mot d’introduction de Rony Brauman.
Eléments de compte-rendu
Claudine Vidal explique que ce n’est pas faute pour elle d’avoir demandé une enquête sur l’attentat du 6 avril 1994. « Au Tribunal pénal international, une équipe spéciale avait commencé à enquêter mais le procureur Louise Arbour a enjoint aux enquêteurs d’arrêter leur travail et donc on ne sait rien de plus. Dans le rapport de la mission d’information parlementaire sur le Rwanda en France il y a un chapitre sur l’attentat mais pas de conclusion. (…) Ensuite, il y a une « fuite » le 30 janvier 2004 par Le Monde. »
Claudine Vidal évoque l’ordonnance du juge Bruguière du 17 novembre 2006 qui demande la mise en cause de Paul Kagame et se traduit par neuf mandats d’arrêt internationaux contre ses proches. Elle indique que cette ordonnance a entraîné le 24 novembre 2006 la rupture des relations diplomatiques à l’initiative du Rwanda. Elle évoque l’arrestation en Allemagne de Rose Kabuye le 9 novembre 2008. Elle revient alors en arrière pour indiquer qu’à l’initiative des autorités de Kigali, une commission d’enquête sur l’implication de la France dans le génocide a été instituée. Enfin, elle évoque la publication du rapport d’expertise balistique commandée par le juge Trévidic et rendu public le 10 janvier 2012 dans des conditions qu’elle ignore.
Rony Brauman : « Effectivement, c’est curieux, on ne sait pas comment ce rapport est apparu ! »
Claudine Vidal : « La presse hexagonale a repris sans critique le discours des avocats du FPR. Ceux-ci ont organisé une conférence de presse l’après-midi du 10 janvier de 14 à 18 heures. Or les journaux ont immédiatement réagi, bien qu’ils n’aient pas pu avoir connaissance du rapport ni même de la conférence de presse. Par exemple sur le site du Nouvel Observateur à 16 heures 33. Libération a publié le 11 janvier une « Une » spectaculaire titrée « génocide rwandais, irréfutable ». Une information reprise par Politis le 12 janvier, Ouest-France le 11 janvier. (…) Un seul journal met un bémol le 12 janvier en disant que « le rapport balistique ne clôt pas le dossier » ».
« Un seul journal met un bémol »
Claudine Vidal lit alors un florilège tiré de la presse écrite française dans les heures et les jours qui ont suivi la publication du rapport d’expertise. Ouest-France, Le Monde, La Croix, aucun média n’échappe à sa verve. Par exemple cette citation de Libération qui semble l’avoir particulièrement choquée : « Des experts, des journalistes et des responsables français doivent être mal à l’aise« . Elle commente : « D’où sort ce discours de certitude et ce discours de dénonciation ? »
Claudine Vidal rend alors hommage à Denis Sieffert, directeur de la revue Politis (présent dans la salle) : « Trois jours après sur Internet, Denis Sieffert publie un article intitulé « Rwanda, de la nécessité de ne pas écrire trop vite ». Je le signale, parce que ça démontre que dans les cas très rares, des journalistes acceptent de reconnaître qu’ils ont pu se tromper ou être trompés. Et ce rapport d’expertise je l’ai lu, toutes ces considérations techniques, ça me passe au-dessus de la tête, mais on peut voir ce qu’il [le rapport d’expertise] ne dit pas. (…) Comment expliquer cet élan de la presse ? J’interviens ici avec mon métier. Comment faire dire à un rapport qu’on n’a pas lu ce qu’il ne dit pas ? C’est qu’il existe un récit bloqué. Jamais on ne cite les avocats du FPR comme source, sauf l’AFP. Comme si les journalistes tiraient de leur manche un récit manipulateur. Depuis 1994, journalistes et publicistes, on ne voit un mélange des deux professions. » [Catherine Vidal se lance alors dans une définition du mot « publiciste » qui serait apparu selon elle au XIXe siècle pour caractériser essentiellement des écrivains ou journalistes qui critiquent l’État français. Son explication étant assez alambiquée, je n’entre pas dans les détails].
« Il existe un récit bloqué. Jamais on ne cite les avocats du FPR comme source »
Claudine Vidal : « Il faut comprendre pourquoi ce récit bloqué a existé et pourquoi il a eu un tel succès. Il s’agit de décharger le rôle du FPR dans l’attentat. Le fond de ce récit bloqué est d’accuser la France d’être impliquée dans le génocide. Déjà en décembre 1998, peu avant la publication du rapport de la mission d’information parlementaire française, on a vu ce récit bloqué accuser Paul Quilès de chercher à dissimuler la responsabilité des autorités françaises dans le génocide. En 2004, il y a eu relance des accusations par Patrick de Saint-Exupéry, journaliste et publiciste qui a publié un réquisitoire contre la politique de la France, ce qui a donné lieu à l’ouverture de ce qui s’est appelé « Enquête citoyenne ». L’efficacité de ce récit, c’est qu’il vient une constellation de déterminants hétérogènes. Premièrement, le génocide des Tutsis a suscité une émotion authentique. Deuxièmement, l’échec de la France officielle a offert un boulevard aux révélations africaines, conspirationnistes, etc.. Rony, moi-même et d’autres personnes avons protesté dans La Croix en 2004. Ce discours bloqué cherche à nourrir le soupçon d’une affaire d’État qui voudrait cacher que la France est impliquée dans le génocide. On traite de négationnistes du génocide des Tutsis ceux qui disent que Kagamé a été le commanditaire de l’attentat. L’incrimination de Paul Kagamé tend à le rendre responsable des massacres suscités après cet attentat. Il faut accepter le pluralisme des points de vue. On peut considérer que l’hypothèse de l’implication de Paul Kagamé dans l’attentat n’exonère absolument pas les responsabilités politiques de la France. »
« L’efficacité de ce récit, c’est qu’il vient une constellation de déterminants hétérogènes »
Agnès Chauveau prend alors la parole : « Je vais examiner comment fonctionne un récit médiatique. Je ne suis pas une spécialiste du Rwanda. Je vais parler du discours de vérité. La recherche de la vérité, c’est le mot juste qui doit s’imposer aux journalistes. Il figure dans la bible du journalisme « The Elements of analysis » de Rosenfeld. Le journalisme est une éthique du comportement il ne doit pas faire référence à l’idée de produire des opinions. Le journalisme, c’est la garantie de l’authenticité des faits. C’est être au service de la vérité. On dit la vérité au public avec une exigence de vérification. Les médias sont un forum de critiques et de débat public. Ces règles ont été adaptées dans différentes chartes. Si on applique celles-ci au cas du Rwanda, on voit combien la déontologie du journalisme n’a pas été respectée ! »
« On voit combien la déontologie du journalisme n’a pas été respectée ! »
Agnès Chauveau poursuit : « Dans cette profession il y a des dérives et elles s’expliquent. Je voudrais produire ici une série de pistes de réflexion et d’analyse. Dans beaucoup de cas, la presse est victime de propagande. Toute l’histoire des conflits armés porte son lot de propagandes et de désinformation. Les médias sont victimes de désinformation et de propagande. Pourquoi cela s’amplifie ? Dans un monde médiatisé, le travail de journaliste est extrêmement difficile. Le travail du journaliste est de déjouer les phénomènes de propagande. Or les journalistes se font des relations dans différentes administrations. L’instrumentalisation des médias est de plus en plus l’objectif des belligérants. La seule façon de ne pas être instrumentalisé est de pouvoir recouper ses sources. C’est un travail de décryptage et d’analyse. Il faut y appliquer un appareil critique. Souvent, parce que le journaliste est d’abord un généraliste, il est piégé par la communication. »
« Disons que la thèse du gouvernement rwandais et des avocats du FPR a été reprise sans distance, dans une fuite en avant. Il faudrait publier avec une distance critique contextualisant l’information. L’erreur, elle vient de là, d’un manque de recul, de distance. Et il y a des associations très puissantes, qui arrivent à convaincre les médias. Les médias s’inscrivent dans des considérations plus larges. Il y a des liens de connivence avec certains des informateurs. Le temps de ces éléments inter-réagit. »
Agnès Chauveau : « Dans cette profession il y a des dérives et elles s’expliquent »
Agnès Chauveau : « Deuxièmement, la presse est victime de la précipitation. On voit bien dans cette affaire la concurrence que se livrent les médias. Sur le Rwanda, c’est particulièrement vrai. Manipulation, précipitation ne suffisent pas à tout expliquer, en particulier l’unanimisme de la presse. Pourquoi existe-t-il déjà un récit bloqué ? Sur le Rwanda, si la presse a unanimement fonctionné sur un récit, c’est bien parce que ce récit révèle notre conscience sur le rôle de la France au Rwanda. Dans la conscience collective des Français il y a un sentiment de culpabilité fort. La France est rendue responsable de bien des conflits armés, notamment en Afrique. Le discours manque de nuances.
La presse est à la recherche du secret d’État et du complot. Révéler les secrets d’État fait partie de l’idéologie du journaliste. Il faut donner du crédit à des thèses conspirationnistes. C’est comme le livre de Saint-Exupéry lorsqu’il cherche à montrer le rôle de la France dans le génocide… quand on mène ce type d’enquête, on apporte des preuves tangibles ! »
« Révéler les secrets d’État fait partie de l’idéologie du journaliste »
Agnès Chauveau : « La presse est aussi victime du copié conforme. Il faut absolument prendre parti, être présent. Il y a une grille de lecture qui s’impose et souvent on s’aperçoit qu’il y a une sorte de hurlement général avant de chercher les faits. La presse est aussi victime de la compassion et de l’émotion. Le journaliste a tendance à mettre en scène une émotion collective. On ne parle pas des faits. Et quand il y a une erreur, la presse française a beaucoup de mal à reconnaître ses erreurs. D’où l’intérêt du titre de Politis, « Ne pas écrire trop vite ». Ce n’est pas très glamour mais c’est un beau recul médiatique.
Les différentes enquêtes ne permettent pas de reconnaître l’auteur de l’attentat. Lorsque j’ai vu la « Une » de Libération du 11 janvier [NDLA : j’écris ce premier segment de phrase de mémoire, car il ne figure pas dans mes notes], vous n’avez jamais vu une « Une » comme ça dans la presse ! Ce n’est pas parce qu’il y a unanimité dans la presse qu’on peut conclure que c’est une opération concertée car la presse est fondamentalement individualiste. Enfin je voudrais dire un mot sur le terme de publiciste car je ne me suis pas tout à fait d’accord avec Claudine Vidal. L’idée que des journalistes seraient qualifiés de publicistes parce qu’ils prennent fait et cause, cela peut aussi s’appliquer aux leaders d’opinion.
Je conclurai en disant qu’il faut s’interroger sur l’efficacité et l’influence de ces récits médiatiques. »
« Libération… vous n’avez jamais vu une « Une » comme ça dans la presse ! »
Rony Brauman donne alors la parole à Denis Sieffert.
Denis Sieffert explique qu’il avait ouvert depuis peu de temps un blog sur lequel il avait publié ses premières impressions du rapport technique sur l’attentat en se fiant à la presse quotidienne. « Celui qui est fautif, c’est le blog. Je suis assez fier d’avoir commis cette erreur mais beaucoup plus de l’avoir reconnu. La France a une mauvaise réputation en Afrique, à juste titre. Mais l’esprit de système, il faut aussi le combattre. Je ne le suis pas spécialiste du Rwanda au premier degré mais au deuxième degré, en fonction de ce que m’ont dit mes amis, Rony Brauman, Catherine Vidal et André Guichaoua. Je dois dire aussi que chaque média est attendu. On a une dépendance par rapport au lectorat. La majorité des lecteurs de Politis sont proches des associations qui dénoncent la Françafrique. Politis est attendu sur la dénonciation de Mitterrand. À la suite de nos articles [prenant du recul par rapport à l’opinion générale sur l’expertise Trévidic], nous avons subi des pressions énormes. Rony Brauman a partagé cet épisode. Je reçois des mails d’insultes inouïs. »
Denis Sieffert : « Je reçois des mails d’insultes inouïs. »
Rony Brauman : « C’est parce que l’effet génocide lui-même est emboîté dans l’effet Shoah… »
[La parole est donnée à un journaliste de l’AFP dont je n’ai pas retenu le nom mais seulement le prénom, Jean-Pierre.]
Jean-Pierre : « J’ignore toujours qui, dix-huit ans après, a dézingué l’avion d’Habyarimana, même après ce rapport. Ça peut très bien être le FPR, aussi le Hutu Power, j’espère le savoir un jour. En janvier, il s’est produit un événement très curieux. Quand j’ai vu la Une de Libération, je me suis dit « on sait tout« …
Rony Brauman : « Le doute n’est pas une information ! »
Le journaliste de l’AFP : « … Il y a quand même, de la part de certaines associations, une dénonciation lancinante de la France. »
« Une dénonciation lancinante de la France. »
La parole est donnée à Renaud Girard, du Figaro.
Renaud Girard : « Je suis venu parce que j’ai connu le génocide du Rwanda. Je crois que j’ai été le premier journaliste à rentrer au Rwanda. Je suis passé par le Burundi. J’ai dû acheter une voiture car le propriétaire refusait de la louer. Nous sommes remontés vers Kigali. Nous avons croisé en route l’intégralité du corps humanitaire qui, tous drapeaux déployés, se retirait. Je ne sais pas qui a abattu l’avion. L’idée assez simple est que Kagame l’ait abattu parce que Habyarimana était un obstacle à sa prise de pouvoir. Tout le monde a conscience de la guerre médiatique menée par Kigali. Kagamé a la qualité intellectuelle d’un Bonaparte. C’est un homme très impressionnant, je l’ai rencontré à plusieurs reprises. Pour son régime, il faut vendre une histoire plus sexy où la France est dans le complot [de l’attentat]. Ça ferait un bon film pour Hollywood. Ce n’est effectivement pas le cas. J’ai vu le documentaire de Raphaël Glucksmann diffusé à une heure de grande écoute sur France 3. Ça m’est apparu comme étant très orienté. Deux éléments ont été évacués. On ne précise pas que M. Kagamé avait été chef des services secrets de Museveni. D’autre part, il n’y avait plus de confiance entre les Tutsis et les Hutus depuis ce qui s’est passé au Burundi voisin où l’armée a toujours été tutsie. Au Burundi il y a eu des élections démocratiques. Le président élu était forcément hutu puisque les Hutus composent 80 % de la population. Or en octobre 1993 un militaire tutsi a tué le président hutu et depuis cette date il n’y avait plus de confiance entre les Hutus et les Tutsis. Il est faux de dire qu’il y a eu un complot à l’Élysée pour commettre le génocide des Tutsis du Rwanda. »
« Le président élu était forcément hutu puisque les Hutus composent 80 % de la population »
[Depuis un bon moment j’ai levé la main pour intervenir. Après un petit aparté entre Claudine Vidal et Rony Brauman, ce dernier me fait signe.]
Rony Brauman : « C’est à votre tour de parler mais je vous demande de faire court car l’heure avance ».
« Je m’appelle Jean-François Dupaquier. J’ai 66 ans, je suis journaliste depuis 1967, cela fait 45 ans.
Je voudrais d’abord remercier les organisateurs de ce débat, M. Rony Brauman et Mme Agnès Chauveau, qui ont choisi un thème très intéressant. Je suis venu de loin pour les écouter.
J’ai été témoin expert pour le Parquet au Tribunal pénal international pour le Rwanda, j’ai également participé ou rédigé plusieurs livres sur le génocide. On a entendu ici un discours sur le discours. Je propose de revenir à des considérations plus prosaïques. Un journaliste doit exercer son métier dans des conditions normales. Cela veut dire tout simplement savoir où il se rend, être correctement accueilli et pouvoir rendre compte. Je suis étonné qu’on ne m’ait pas informé tout d’abord du changement de salle lorsque j’ai pris la peine de téléphoner encore hier à l’école de journalisme de SciencesPo. Je n’ai donc pas pu trouver une place assise ni participer au début de la conférence-débat et pas davantage parler avec les organisateurs pour demander l’autorisation d’utiliser un appareil d’enregistrement. Je dois dire à Mme Agnès Chauveau, directrice de l’école de journalisme de SciencesPo mon étonnement de sa façon de faire et plus encore par son indifférence lorsqu’on m’a interdit d’utiliser un caméscope et même un simple enregistreur. C’est rare. Depuis 45 ans que j’exerce mon métier, ce doit être la cinquième fois que ça m’arrive. Ca va me poser des problèmes pour rendre compte de ce débat. Je sais, ce sont des considérations très prosaïques, mais quand on est directrice de la prestigieuse école de journalisme de SciencesPo, au milieu d’étudiants en journalisme, on devrait faire prévaloir les conditions de travail des journalistes. Mme Chauveau, j’ai donc été choqué par votre indifférence ».
« Mme Chauveau, j’ai été choqué par votre indifférence »
J.-F. D. : « Seconde remarque, je m’étonne que dans un débat concernant le génocide de 1994 au Rwanda et sa « couverture » par les médias français, ne se trouvent à la tribune ni un Rwandais, ni un journaliste, mais seulement des Blancs spécialistes du discours sur le discours. C’est une situation qui me paraît inacceptable, y compris de la part de la directrice de l’école de journalisme de SciencesPo, qui vient de donner un point de vue très critique sur le fonctionnement de la presse et la distance que l’on doit prendre par rapport à l’événement. Je pense que Mme Chauveau pourrait s’appliquer à elle-même les principes qu’elle professe.
Troisièmement, je suis étonné de ce qui a été dit à la tribune sur le rapport d’expertise commandée par le juge Trévidic. Au cours de mon exercice professionnel, il m’a été donné de consulter de nombreuses expertises judiciaires, souvent couvertes par le secret de l’instruction, sur les sujets les plus divers. Celle qui est connue depuis le 10 janvier 2012 à l’initiative du juge Marc Trévidic constitue à mon avis un modèle du genre, par sa compétence, sa qualité pédagogique, sa modération. Elle me semble tout simplement exemplaire. Je n’ai pas compris comment les orateurs pouvaient faire l’impasse sur ce rapport, le minimiser ou prétendre qu’ils ne le comprenaient pas. Ce rapport, le voici [je le brandis]. Je l’avais emmené dans le train pour le relire. Comme vous le voyez, il représente un lourd classeur. Je vous invite tout simplement à aller le lire sur Internet. Les étudiants en journalisme présents dans cette salle comprendront alors que la présentation de ce rapport par les orateurs n’est pas conforme à la réalité ». (véhémentes protestations dans la salle du colonel Michel Robardey et de Hervé Bradol, huées).
Jean-François Dupaquier : « M. Brauman, Mme Chauveau, vous êtes les organisateurs de cette conférence-débat je vous demande de faire en sorte que je puisse m’exprimer sans être interrompu, comme les autres débatteurs… »
Rony Brauman : « Oui, mais achevez vite votre intervention. »
« Je propose que l’on aille à la source »
Jean-François Dupaquier : « Je ne comprends pas que ma suggestion provoque un tollé. Je propose que l’on aille à la source. C’est ce que prétend enseigner Mme Chauveau à ses étudiants en journalisme. Je précise à cette occasion que la publication du rapport d’expertise n’a rien de mystérieux, contrairement à ce qu’a annoncé M. Rony Brauman tout à l’heure. Ce rapport a été mis en ligne sur le site personnel de M. Jean-Luc Habyarimana durant trois jours, avant qu’il se rende compte de son erreur. Lorsqu’il l’a retiré, il était trop tard, le fichier avait été transféré sur de nombreux sites. Les étudiants en journalisme qui sont présents dans cette salle le trouveront facilement…
Sur la question de l’attentat, l’expertise technique ne dit pas – comme vous l’avez relevé – l’identité des auteurs de l’attentat. Comment les experts le pourraient-ils ? Au terme d’une démonstration très serrée, les experts indiquent que les missiles sont partis du camp Kanombe où se trouvaient des éléments de la garde présidentielle et le bataillon paracommando. Il est difficile de croire que le Front patriotique aurait réussi à s’introduire de nuit au milieu de ce camp, à tirer des missiles et à repartir ensuite sans être inquiété. Il y a quand même un problème de vraisemblance ».
Michel Robardey se dresse : « C’est absolument faux, vous êtes un désinformateurs bien connu. J’ai lu ce rapport. Il ne dit pas que les tirs sont partis du camp Kanombe ».
« Vous êtes un désinformateur bien connu »
Jean-François Dupaquier : « Eh bien, que chacun aille à la source. Nous n’avons pas la même lecture de ce rapport, et alors ? Encore une fois, chacun est en mesure de se faire une opinion car on peut facilement trouver le rapport sur Internet et le jauger sans être un spécialiste du Rwanda. »
Rony Brauman : « Vous avez fini ? »
Jean-François Dupaquier : « Je voudrais faire une autre observation. On dit que les journalistes peuvent se tromper et devraient le reconnaître. Évidemment. Moi-même j’ai fait des erreurs dans ma carrière. Le reconnaître ne fait pas de moi un héros. Mais nous ne sommes pas les seuls. On peut même trouver une chercheuse émérite du CNRS qui a commis des erreurs. Par exemple un livre entier qui constitue une énorme « boulette ». Je n’ai pas besoin d’en dire plus. Simplement, lorsqu’on commet des erreurs, il faut un peu modestie au lieu de faire sans cesse la leçon aux autres. À ce sujet, j’ai entendu les éloges qui ont été adressés à M. Denis Sieffert. Personnellement, je ne les partage pas. J’ai lu sur le site de Politis, après la parution d’un article franchement négationniste sur l’attentat et le génocide, que le magazine se proposait de publier des avis divergents. J’ai adressé un article très court de trois feuillets tout à fait modéré à M. Denis Sieffert. Il ne l’a pas publié. Il ne m’en a même pas accusé réception. Visiblement, il utilise sa position déterminante dans son magazine pour ne diffuser que les thèses les plus contestables sur le génocide des Tutsis. Je m’inscris donc en faux contre les propos tenus tout à l’heure pour lui rendre hommage ».
« Je m’inscris en faux contre l’hommage à Denis Sieffert »
Rony Brauman : « Nous ne sommes pas ici pour régler des comptes personnels. Ce n’est pas le lieu. »
Jean-François Dupaquier : « … Ni pour encenser les copains. Ce n’est pas moi qui ai mis sur le tapis les éloges adressés à votre ami M. Denis Sieffert. Je le droit de donner aussi mon opinion. J’en ai fini ».
La parole est donnée au colonel Michel Robardey :
Michel Robardey : « Je vous suggère de lire l’ouvrage « Génocide et de propagande » de Edward Hermann et David Peterson [NDR : un ouvrage très contestable préfacé par Noam Chomski dont on connaît le goût pour la provocation]. Il a été publié en anglais, mais on est en train de le traduire dans différents pays d’Europe. Tout est dit. Très rapidement, les conséquences de la désinformation sont à mes yeux beaucoup plus lourdes que vous avez bien voulu le dire. En 1992, j’ai arrêté les massacres du Bugesera. J’y étais. Il nous a fallu plusieurs jours pour y parvenir. Il est vrai qu’environ 300 Tutsis ont été massacrés. Les médias en ont beaucoup parlé. En revanche, quelques mois plus tard à Byumba, des milliers de Hutus ont été tués par le FPR, mais ce massacre, on n’en parle jamais. Les conséquences de l’attentat, on n’en parle que dans un seul sens. Je vous remercie d’être revenus sur toutes ces contraintes qui pèsent sur la presse. »
« En 1992, j’ai arrêté les massacres du Bugesera »
[On donne alors la parole à un Rwandais qui se présente comme un journaliste en exil et qui critique à son tour « l’histoire officielle » telle que véhiculée par le Front patriotique. Il est un peu loin de moi et je ne parvient pas à transcrire ses propos. Visiblement ils agacent Rony Brauman qui lui demande d’achever car « l’heure est passée ».]
Rony Brauman : « Il faut rendre la salle. Il me reste à dire que dans quelques jours, le 6 avril, on va commémorer le génocide pour la dix-huitième fois… »
Catherine Vidal : « Le 7 avril… »
Rony Brauman : « Oui, le 7 avril. Ce sera sûrement pour retrouver dans la presse ce dont nous avons parlé aujourd’hui. »
[Il donne une dernière fois la parole à Mme Chauveau]
Agnès Chauveau : « Je conclurai en disant que ce qui compte, c’est la quête de la vérité. Les chartes de déontologie définissent et encadrent les missions du journaliste. »
[ Il est 19 h 15. J’observe que la dernière question annoncée au programme, « Quel rapport entre le génocide des Rwandais tutsis et l’impunité politique dont bénéficie le président Paul Kagame en dépit des exactions de masse commises sous son autorité au Rwanda comme en RDC? » n’a jamais été abordée. Et que les débats ne reflètent pas même le titre de la conférence. Le seul souci des intervenants et de leur « claque » était à l’évidence de tenter de disqualifier le rapport d’expertise et l’appréciation des médias sur ce document. Les étudiants de l’Ecole de journalisme de SciencesPo, assez nombreux dans la salle, y ont gagné un intéressant sujet de réflexions.]
Jean-François Dupaquier
Une dérive sectaire à SciencesPo ?
Ce n’est pas la première fois que les positions très controversées de M. Rony Brauman sur le génocide au Rwanda posent problème. L’ancien président de Médecins sans frontières, écrivain aux opinions estimées sur l’action humanitaire, s’est persuadé que Paul Kagame porte une importante responsabilité du génocide des Tutsi car le carnage était prévisible et il aurait dû tout faire pour l’empêcher. L’idée que l’actuel président du Rwanda a donné l’ordre d’abattre l’avion de son prédécesseur depuis la colline de Masaka s’est enracinée dans son logiciel de compréhension de la tragédie de 1994. Il n’est pas le seul universitaire dans ce cas. Madame Vidal, Monsieur Guichaoua, monsieur Reyntjens ont partagé cette opinion, tout comme monsieur Péan. L’expertise balistique et technique sur l’attentat du 6 avril 1994 a anéanti la théorie mettant Masaka à l’épicentre des opérations de tir de missile comme le soutenait le juge Bruguière dans son ordonnance de soit communiqué. D’où le malaise clairement perceptible chez ceux qui pendant dix-huit ans ont prétendu le contraire. Ils auraient pu se remettre en question à la suite de cet événement. Ce n’est pas la route choisie par eux. Ils préfèrent minimiser la portée du rapport et éluder le débat ouvert depuis quelques années sur le manque de crédibilité du travail du juge Bruguière. M. Rony Brauman et ses amis tentent de décrédibiliser les journalistes qui ont démontré l’imposture de la « théorie Masaka ». Avec ses lourdes conséquences historiques, morales et idéologiques.
Ce qui pose problème, ce ne sont pas les opinions de M. Brauman, pour paradoxales qu’elles soient sur le Rwanda et d’autres crises internationales. C’est la façon dont il use de la réputation de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et de ses filiales pour avancer sa cause.
Le 8 février 2006, Roni Brauman avait déjà organisé une conférence sous l’égide de SciencesPo sur le thème « Terreur au Rwanda, les enjeux d’une controverse » se proposant de comparer « l’histoire officielle et l’histoire secrète », une allusion transparente au titre d’un livre porté à bouts de bras par ses amis André Guichaoua et Claudine Vidal qui l’avaient préfacé et post facé. Sous le titre « Rwanda, histoire secrète », un Rwandais exfiltré par les « Services », le « lieutenant » (?) Abdul Ruzibiza prétendait être le témoin direct du tir des missiles depuis la colline de Massaka. Il a été prouvé que Monsieur Ruzibiza n’était ni à Kigali ni à Massaka au moment des événements et l’intéressé a même reconnu avoir endossé fallacieusement l’habit du témoin direct sur recommandation des enquêteurs français. Au moment de la tenue de cette conférence, Ruzibiza n’apparaissait pas encore pour ce qui se révéla bientôt après des rétractations à géométrie variable : un affabulateur manipulé par quelqu’officine de la Françafrique. Malgré leur agitation auprès des médias pour « remonter la pente » – y compris avec l’assistance de M. Brauman -, les deux universitaires y ont laissé quelques plumes de leur réputation scientifique.
La conférence du 8 février 2006 sous l’égide de Sciences Po présente un double intérêt. D’une part, elle mettait en vedette trois universitaires, Claudine Vidal, André Guichaoua et Filip Reyntjens, qui ont joué un rôle important (on veut croire par naïveté) dans le dévoiement de l’enquête du juge Bruguière sur l’attentat du 6 avril 1994 et les fausses pistes suivies. Tous trois ont échangé entretiens téléphoniques, mails, et témoigné dans le cabinet des juges ou de leur enquêteur principal, le commissaire Pierre Payebien, en crédibilisant l’hypothèse Masaka, qui tombe en ruines désormais. En échange, c’est le commissaire Payebien qui a livré à André Guichaoua et Claudine Vidal les coordonnées de leur faux témoin Abdul Ruzibiza.
Second intérêt de cette conférence sous l’égide de Sciences Po : elle n’est plus référencée dans l’historique de l’institution. Le compte-rendu officiel de cette table ronde qui était consultable aux adresses : http://www.peacecenter.sciences-po.fr/pdf/rwanda-cr.pdf et
www.peacecenter.sciences-po.fr/rwanda-ip-brauman…. a disparu des écrans. Effacé. On ose espérer que ce n’est pas le résultat d’un souci d’oublier une conférence embarrassante.
On a vu le mercredi 27 mars 2012 comment celui qui se présente « professeur associé à l’IEP Paris » ou encore « « PSIA Scientific Advisor, Master in Human Rights and Humanitarian Action » » a interdit les enregistrements aussi bien vidéo qu’audio de la réunion dans l’enceinte de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po. Les participants ont pu aussi comprendre que Mme Agnès Chauveau, directrice de l’école de journalisme de Sciences Po, a été embarquée dans cette opération opaque sans en comprendre les tenants et aboutissants. Ne connaissant – de son propre aveu – rien du Rwanda, il est aussi apparu clairement qu’elle n’avait pas lu le rapport, d’expertise dont il était question d’un bout à l’autre des débats.
En sortant de la conférence de mercredi, nous avons dit à Rony Brauman qu’il serait équitable que les conférences organisées à SciencesPo sur le Rwanda fassent aussi appel à des intervenants qui ne partagent pas ses thèses. Il a simplement répondu :
« Tant que je serai ici, ça se passera comme ça ».
Nous pensons que l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, généralement chouchouté par les médias pour ses initiatives novatrices, ne peut être tenu pour responsable de la dérive sectaire d’un seul de ses membres.