Depuis l’indépendance en 1976, l’archipel des Seychelles n’a jamais connu d’alternance politique démocratique. Réélu en décembre 2015 avec seulement 193 voix d’écart contre l’opposant historique Wavel Ramkalawan, le président James-Alix Michel doit s’expliquer sur de nombreuses fraudes électorales devant la Cour Constitutionnelle. Suite de l’enquête de notre envoyé spécial Jean-François Dupaquier.
L’honorable Mathilda Twomey est une petite femme élégante aux yeux bleus. Son visage expressif est encadré d’une longue chevelure auburn à demi retenue par un peigne. Ce qui conduit la présidente de la Cour constitutionnelle des Seychelles à ramener régulièrement ses mèches vers l’arrière dans des gestes d’une délicate féminité. Son charme ne manque pas de souligner par contraste l’austérité des deux moustachus qui l’encadrent. A sa droite, la moustache blanche de l’honorable britannique Mackee. A sa gauche la moustache noire de l’honorable ougandais Akiiki-Kiiza. La petite République des Seychelles dispose de rares trois spécialistes du droit capables de juger si l’élection présidentielle de décembre 2015 fut, ou pas, honnête, loyale et transparente. Alors, Mathilda Twomey a choisi d’être assistée de ces deux magistrats du Commonwealth qui sont présents à la Cour depuis plusieurs années. Elle a voulu deux juges qui ne sont pas seychellois et donc ne peuvent pas être accusés de parti pris. Et comme ils sont figés dans le mutisme, personne n’y trouve à redire.
L’opportunité judiciaire
Ce mercredi 23 mars 2016 à 10 heures du matin, l’ambiance est morose chez les avocats des deux parties en cause et parmi le public de militants politiques. Ils viennent d’apprendre que l’audience ne durerait que quelques minutes, avant de renvoyer les conclusions des avocats au lundi suivant. Et que les avocats auraient doit chacun à 15 minutes. Pas une de plus. Avant un délibéré à géométrie imprécise.
L’affaire connait pour la première fois un débat judiciaire d’envergure car plus rien n’est comme avant, dans ce pays où l’opposition paraît en passe d’accéder au pouvoir. Ne l’avait-elle d’ailleurs conquis sur papier au premier tour ? Le régime Michel avait été largement battu, sans la fraude.
La tradition d’injustice
Alors, oui, cette apparente victoire à 193 voix est plus que douteuse dans un pays où la tricherie est un jeu usuel lors des élections et où les recours judiciaires de l’opposition sont généralement rejetés. Mais la composition des cours, si longtemps étroitement contrôlée par le président et sa clique, la conviction des juges que le pouvoir resterait dans les mains du parti ex-unique (qui contrôle toujours les rouages de l’Etat), la volonté des lobbies économiques de préserver leurs réseaux historiques indiquaient la route de l’opportunité judiciaire. L’on fermait les yeux sur les faits frauduleux connus de tous mais dont les preuves étaient toujours estimées « insuffisante », sur les interprétations de la loi immanquablement défavorables à l’opposition et sur les partialités avérées de magistrats. La tradition aux Seychelles, c’est la défaite judiciaire des contestataires. Dans tous les cas de figure
Tout le monde retient son souffle
Mais là, c’est plus complexe. Le climat des îles a changé. Le petit peuple de Mahé ne s’en laisse plus conter… Le vent tourne. Les hommes d’affaires commencent prudemment à jouer les deux cartes pour soigner leurs arrières et le peuple qui ne s’y trompe pas répète à l’envi que « Wavel » et les siens doivent gagner et que ce ne sera que justice. Que si « Wavel » et les siens perdent, ce pouvoir judiciaire dans le passé trop conciliant avec le pouvoir va hérisser les Seychellois et leur exigence d’une séparation des pouvoirs, d’une justice réellement indépendante. Si on refuse à l’opposition sa victoire évidente à la présidentielle, le Parlement de demain la lui rendra.
Ce souffle de changement pose une question majeure : Mathilda Twomey et ses assesseurs oseront-ils poser un acte courageux et, pour la première fois dans l’histoire de l’île, sanctionner les irrégularités ? Seront-ils les ultimes protecteurs de la dictature ou les premiers remparts de la règle démocratique aux Seychelles ? Tout le monde retient son souffle.
Le syncrétisme seychellois
L’honorable Mathilda Twomey se lève. Tout le monde se lève. Juges et avocats arborent le postiche frisé blanc en mouton ou en fibre, si caractéristique du décorum judiciaire britannique. La présidente est la seule à n’en pas porter. Les autres ont la perruque bien ajustée, qui leur permet de saluer avec déférence sans risquer de perdre d’un même écart à la fois le postiche et la face. Dehors il fait 32 degrés centigrades, heureusement la climatisation rend la perruque supportable. La salle d’audience de la Cour constitutionnelle se trouve au premier étage d’un palais de justice majestueux, d’un blanc immaculé, construit voici six ans par des Chinois. Certains Seychellois ont râlé qu’on leur confie l’architecture d’une justice dite impartiale et indépendante. Cependant, le syncrétisme seychellois a joué une fois de plus. Si les audiences sont en anglais, le temple porte l’inscription en français « PALAIS DE JUSTICE » tandis qu’en face, l’Assemblée nationale, également immaculée, également majestueuse, également construite par les Chinois, et dans le même laps de temps, porte une inscription en créole (seule langue nationale comprise de tous) : « LASANBLE NASYONAL SESEL ».
Les scrutins sont tous truqués, mais…
Les parties ont discuté dans le prétoire pendant quelques semaines des irrégularités du second tour : des électeurs repris sur des listes dont les noms peuvent être utilisés pour voter à deux reprises, une fois à Mahé et une fois ailleurs dans l’île ; l’encre utilisée dans certaines stations de vote et particulièrement à Cascade, n’était pas indélébile. Des personnes n’étaient pas correctement inscrites dans les stations à Praslin et Inner Island mais leurs inscriptions ont été utilisées à leur insu, irrégularités affectant tout le processus électoral dans les stations de vote de ces deux îles. Pour la première fois des personnes supposées favorables à l’opposition ont témoigné avoir reçu de l’argent pour ne pas aller voter.
Devant l’honorable Mathilda Twomey, les avocats de Wavel Ramkalawan égrènent la litanie des fraudes Le parti au pouvoir a utilisé massivement la caisse de sécurité sociale pour octroyer des sommes d’argent à certains électeurs et ce au titre de la protection sociale. L’Etat a annoncé à la veille des élections du second tour, le payement exceptionnel d’un 13ème mois aux travailleurs d’une société de production de thon – Indian Ocean Tuna Ltd – dont l’Etat est le coopérateur.
Permettre au parti Lepep de rester au pouvoir
Depuis des années les scrutins sont truqués aux Seychelles, mais pour la présidentielle de décembre 2015 on savait que l’opposition avait le vent en poupe, aussi toutes les ficelles furent tirées. Par exemple, une promesse a été faite à Dania Valentin de libérer son compagnon, Flosselle François, condamné à la prison à vie s’i elle s’exprimait publiquement en faveur du parti au pouvoir. Effectivement, elle s’exécuta et … son ami fut libéré. Le leader Pat Pillay s’est vu offrir un poste accrocheur pour quitter l’opposition et rejoindre la majorité, un débauchage construit sur un air déjà vu de corruption. Dans les stations de vote de Anse Boileau, Au Cap, Bel Air, Anse Etoile, Glacis, Pointe Larue, English River, le nombre de bulletins de votes ne correspond pas au nombre de votants repris sur les listes et l’on n’a même pas pointé les concordances avec les listes des témoins. Autre performance des alchimistes du Parti Lepep : quelques bulletins de vote complétés avec une autre encre que celle mise à disposition dans l’isoloir. « Une ligne mince entre erreur humaine et incompétence, analyse Barry Laine, de l’Académie de Haute proformance des Seychelles ; le peuple des Seychelles mérite d’être traité de façon plus intelligente. Nous ne sommes pas stupides au point d’être aveugle aux manigances qui se sont déroulées dans une tentative de se procurer des votes pour permettre au Parti Lepep de rester au pouvoir.
Le pouvoir judiciaire va statuer le 31 mai
Un juriste proche de Wavel Ramkalawan constate avec dépit : « Comme toujours, l’enjeu est de savoir si ces irrégularités sont prouvées à suffisance de droit dès lors que les personnes concernées sont pour la plupart des personnes économiquement faibles dont les témoignages soulèvent parfois un problème de fiabilité. Tout cela est connu et les juges disposent d’un pouvoir d’appréciation. Ici, la question est de savoir si ce pouvoir d’appréciation va être utilisé pour protéger la démocratie ou pour pérenniser la dictature . »
« Sans les fraudes nous aurions gagné »
Wavel Ramkalawan, leader du Seychelles National Party (SNP) qui a raté le second tour de l’élection présidentielle de 193 voix seulement, s’arrête à l’ombre d’un petit palmier. Il fait la tronche. Un conseiller juridique lui explique qu’il n’a pratiquement aucune chance de voir l’élection invalidée : « Dans l’Histoire, il est rarissime que des juges défassent un président. Vos témoins et vos preuves sur des cas de fraude électorale ne mettent pas directement en cause James Alix Michel. C’est de la chicane post électorale classique. Et puis, vos 193 voix d’écart, ça fait quand même près de 1% des suffrages exprimés ! »
A ses côtés, Roger Mancienne, 68 ans, militant du Seychelles National Party, un vieux routier de l’opposition qui postulait sur le même « ticket » pour la vice-présidence, râle. Il est aujourd’hui Chairman (président) de Linyon Sanzman (« Union Changement »), emblème de l’opposition unie pour les prochaines élections législatives. Leur date n’est pas encore fixée, mais elles auront lieu cette année 2016. Roger Mancienne veut positiver : « Sans les fraudes, sans les intimidations, sans les achats de cartes, nous aurions gagné. Nos électeurs n’auraient pas compris qu’on n’aille pas devant la Cour Constitutionnelle. »
En fait, les juges ont peut-être rendez vous avec l’Histoire des Seychelles. Il leur est demandé de dire si oui ou non ces îles de l’Océan indien ont droit aux standards électoraux des sociétés réellement démocratiques. L’affirmer sans réticence et imposer un processus électoral qui évite la suspicion aurait l’avantage de mettre un terme au funeste destin qui donne nécessairement pour valable un processus électoral au rabais. Si cette approche avait pignon sur rue dans les Seychelles du XXe siècle, l’on sent bien qu’il en est autrement maintenant et que les juges qui accompagnent le processus démocratique, doivent désormais se montrer à la hauteur de l’enjeu. Le regard porté par leurs pairs pèse désormais sur leur travail. Pour Barry Laine, « cette affaire judiciaire n’est pas James Michel contre Wavel Ramkalawan. Elle porte sur la nécessité de traiter la population des Seychelles avec un certain degré de respect et d’équité et de [constater] que les irrégularités commises ont rendu les élections de 2015 inconstitutionnelles et injustes. » L’honorable Mathilda Twomey a mis sa décision en délibéré au 31 mai 2016.
Jean-François Dupaquier
Prochain article : Des forbans aux pirates de la finance internationale
(1) Thin line between human error and incompetence – 2015 elections
https://www.facebook.com/todayinsey/posts/973328149371662
En lisant cet épisode raconté par Maxime Ferrari dans son autobiographie, David Fischer sursaute. Il était alors ambassadeur des Etats-Unis aux Seychelles, et cette histoire l’interpelle. Il écrit à l’auteur le 14 août 2000 : « Je ne pense pas que vous ayez entendu toute l’histoire des deux gamins qu’il [France-Albert René] a tués. Le jeudi de cette semaine-là, un des deux a approché mon fils aîné, Keith, qui passait ses vacances d’été avec nous. Evidemment, tout le monde savait qui il était, ainsi l’un des deux l’a accosté à Victoria pour me transmettre le message qu’ils avaient prévu d’assassiner FAR [France-Albert René] le dimanche.
L’après-midi même j’ai vu mon officier de la CIA (nous n’en avions qu’un) et lui ai demandé si c’était une information que nous pourrions valablement transmettre à FAR. Il m’a répondu « valide ou pas, vous devez comprendre que vous signeriez une sentence de mort pour ces personnes ». J’étais en désaccord, je pensais que nous avions l’obligation morale de le prévenir, même si les perspectives d’une attaque étaient faibles.
C’est ainsi que je suis allé le vendredi à State House et lui ai rapporté ce que mon fils avait entendu. Il m’a demandé si je connaissais leurs noms. Je les ignorais.
La nuit de dimanche, comme vous le racontez dans votre livre, les militaires ont tué deux d’entre eux et le troisième survécut (il était un passant innocent) […].
Le matin du lundi, je rencontrai FAR. Le cigare cubain et tout. Et je lui dit que nous n’agissions jamais ainsi, que si je considérais quelqu’un comme une menace potentielle c’était dans l’espoir qu’il serait traité selon la loi, même aussi fragile qu’aux Seychelles.
Il me regarda de ses yeux froids et dit : « Puis-je parler de père à père, pas comme Président à Ambassadeur ? » « Bien sûr », répondis-je. « Dis à ton enfoiré de fils de faire attention. Il est le prochain sur ma liste » [« Tell your fucking son to watch out. He’s next on my list »].
A partir de là, j’ai compris que cet homme était un psychopathe. […] Ricci avait des ordres pressants de m’assassiner (nous avions intercepté le message) mais j’ai été rappelé avant qu’ils puissent les mettre en œuvre. Je ne sais pas si vous savez que l’arme qui servit à tuer Hoareau avait été achetée en Caroline du Nord et que FAR [France-Albert René] avait signé le permis d’exportation. J’étais au département d’Etat à ce moment […]. »
(1) Maxime Ferrari, Sunshine and Shadow. A perrsonnal story, Ed. Minerva Press, Londres, 1999, pp. 345-346
(2) Lire notre article précédent « Seychelles, sous le sable, quelques cadavres… »