A l’occasion de la 57ème session du Conseil des droits de l’homme à Genève, le film « L’Empire du silence, de Thierry Michel, a été projeté vendredi 6 septembre 2024 au Palais des Nations, avec pour objectif d’offrir une plateforme de discussion « afin d’attirer l’attention de la Communauté Internationale sur des crimes documentés en République Démocratique du Congo entre 1993 et 2003 mais restés impunis, et réfléchir sur la possibilité de la mise en œuvre des principales recommandations du Rapport Mapping du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme sur le sujet ». C’est dans ce contexte que le Collectif Mémorial des victimes / RDCongo publie cette libre opinion.
La découverte par la Mission de l’Organisation des Nations Unies en République démocratique du Congo (MONUC) de trois fosses communes dans le Nord-Kivu à la fin de 2005 s’est imposée comme un douloureux rappel que les graves violations des droits, de l’homme commises dans le passé en RDC demeuraient largement impunies et fort peu enquêtées. C’est à la suite de cette « découverte » qu’il a été recommandé de procéder à un inventaire, une cartographie, un « mapping » des violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire et, à partir des résultats de cette opération, d’évaluer les moyens dont le système national de justice en RDC dispose pour donner la suite voulue aux violations qui seraient découvertes. Il a été convenu que cette initiative devrait également conduire à la formulation des différentes options possibles de mécanismes appropriés de justice transitionnelle qui permettraient de traiter comme il se doit les conséquences de ces violations. Ce Projet Mapping, comme il a été nommé, visait à fournir un outil essentiel de plaidoyer auprès du Gouvernement et du Parlement, ainsi que de la communauté internationale, pour la mise en place de mécanismes appropriés de justice transitionnelle et pour favoriser des efforts concertés de lutte contre l’impunité en RDC.
Près de 15 ans après la rédaction et la publication du « Rapport Mapping », il est amer et choquant de constater que cet « outil essentiel de plaidoyer » continue de « moisir », comme l’a dénoncé le Prix Nobel de la paix, dans les tiroirs des Nations Unies à Genève et à New York.
Comment s’explique cet « empire du silence » qui, avec la complicité consciente ou inconsciente de multiples acteurs nationaux et internationaux, règne depuis des décennies sur ce rapport des Nations Unies qui documente avec rigueur ce lourd passé de violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire ?
Pourquoi cet « outil essentiel de plaidoyer auprès du Gouvernement et du Parlement, ainsi que de la communauté internationale », n’a-t-il pas été utilisé pour mettre en place les mécanismes appropriés de justice transitionnelle ?
Comment les fosses communes qui, en 2005, ont été le « démarreur » à l’origine de l’exercice de mapping pourraient-elles, presque vingt ans plus tard, redevenir le « moteur » de la lutte contre l’impunité et de la relance du processus de mise en place de mécanismes appropriés de justice transitionnelle en RDC ?
Avant de tenter d’apporter une réponse à ces questions, il faut tout d’abord répondre à une autre question : le Rapport Mapping fait-il l’inventaire ou la cartographie des innombrables fosses communes disséminées un peu partout sur le territoire de la RDC ? La réponse est positive. Un document décrivant la méthodologie à suivre par l’Équipe Mapping a été préparé à partir des instruments développés par les Nations Unies, particulièrement ceux du Haut-Commissariat des Nations Unies au HCDH. Parmi ces outils méthodologiques figure en bonne place « un guide en matière de preuves matérielles (y inclus les fosses communes) ». De très nombreuses mentions de fosses communes (ou de lieux ayant les mêmes fonctions comme les latrines) apparaissent dans le Rapport Mapping dès le début du chapitre consacré à la 2ème des 4 périodes couvertes par le Rapport Mapping : juillet 1996 – juillet 1998 : première guerre et régime de l’AFDL. Un grand nombre d’autres mentions suivent tout au long des pages décrivant la traque des réfugiés hutus rwandais par l’APR et les nombreux « incidents violents » commis lors des conflits armés et internationaux qu’a connu la RDC.
Il est donc urgent et essentiel que les initiatives de conservation de la mémoire ne se limitent pas seulement à des cérémonies commémoratives, à l’érection de monuments, à des excuses publiques, etc. mais que ce travail de mémoire soit mené, comme le recommande le Rapport Mapping, « en parallèle avec des mesures d’établissement de la vérité ». Parmi ces mesures, l’exhumation des fosses communes est celle qui pourrait certainement le plus contribuer à la recherche de la vérité et surtout faire office de « booster » dans la mise en œuvre de plusieurs autres mécanismes de la justice transitionnelle. En effet, le processus d’exhumation des fosses communes permet non seulement à ceux qui le souhaitent de pouvoir retrouver les restes de leurs êtres chers disparus et de les enterrer de manière digne mais aussi et surtout permet d’apporter des réponses à plusieurs questions fondamentales :
1 – De qui sont les restes exhumés par des enquêteurs judiciaires et des experts en anthropologie médico-légale ? De combattants tués lors d’un conflit armé ou de civils, femmes, enfants, etc. de « personnes protégées » selon de le droit international humanitaire ?
2 – Comment et pourquoi ont-ils été tués ?
3 – Y a-t-il des indices d’une volonté ou d’une intention d’anéantissement ou d’extermination d’un groupe national, ethnique, etc. (ce qui ferait passer ces crimes de masse de la qualification de « crimes de guerre » à celle de « crimes de génocide ») ?
4 – Qui sont les auteurs présumés, les responsables de ces crimes (des « rebelles » AFDL ? RCD ? MLC ? CNPD ? M23 ? Etc. ? ou des armées ? congolaise ? étrangère ? APR ? UPDF ? RDF ? etc. ?)
L’exhumation des fosses communes serait donc évidemment une des « mesures d’établissement de la vérité » mais contribuerait aussi au mécanisme judiciaire des poursuites pénales des auteurs des crimes commis puisqu’elle permettrait d’apporter des preuves solides devant des tribunaux indépendants (tribunal pénal international, spécial, mixte, etc.). L’exhumation permettrait aussi d’identifier de manière certaine un grand nombre de victimes et leurs ayant-droit (par le recours au prélèvement de l’ADN) en vue de l’octroi fiable de réparations à de vraies victimes. L’identification des auteurs constituerait également une indéniable garantie de non-répétition des atrocités puisqu’elle permettrait, par exemple, la mise en place d’un processus d’assainissement (ou de vetting) du secteur de sécurité pour en expurger les responsables de ces crimes de masse.
Pourquoi l’exhumation des fosses communes, ce mécanisme de « mémorialisation » et véritable moteur de la mise en œuvre des autres mécanismes de la justice transitionnelle, n’est-il pas mis en place en RDC depuis plus de vingt ans alors qu’il l’a été, pour ne citer qu’un exemple, en Irak (par une Equipe d’enquêteurs des Nations Unies,l’UNITAD, qui a été dirigée pendant plusieurs années par Karim Kahn, devenu procureur de la CPI) ?
Pourquoi le gouvernement congolais, les Nations Unies, le BCNUDH, les organisations congolaises et internationales expertes en justice transitionnelle se limitent-elles à des « activités bla-bla-bla » et à des simulacres de mécanismes de justice transitionnelle et évitent-elles de s’engager résolument dans un processus d’ exhumation des fosses communes, partie intégrante de ce 5ème pilier de la justice transitionnelle, qui entrainerait irrémédiablement l’activation d’un engrenage de mise en oeuvre des 4 autres piliers de la justice transitionnelle ?
Cette passivité, qui dure depuis des décennies, s’apparente de plus en plus à un véritable déni de justice et à une complicité, conscient ou inconsciente, dans la perpétuation de l’impunité.
Collectif Mémorial des victimes / RDCongo
Pingback: Contra el silencio y la impunidad en la República Democrática del Congo - CIDAF-UCM