Selon le témoignage d’un médecin militaire français rapporté par la journaliste Laure de Vulpian, Laurent Bucyibaruta aurait refusé d’accorder un passeport à une infirmière tutsi rescapée du génocide qui avait été recueillie en juillet 1994 par des militaires de l’opération Turquoise. Une accusation partiellement confirmée par le médecin des Forces spéciales, et que l’accusé accrédite involontairement.
Par Jean-François Dupaquier
Après six semaines de procès, il est permis de se demander ce que pensent les jurés du procès de Laurent Bucyibaruta, préfet de Gikongoro (sud du Rwanda) en 1994 puis réfugié en France. Cet homme accusé de génocide comparaît devant la cour d’assises de Paris depuis le 9 mai. Le déficit de questions des jurés… pose question ! Suivent-ils le fil alors que l’accusé déploie une grande énergie à noyer le poisson ? A l’issue de l’audience du jeudi 16 juin, un mot pourrait résumer la défense du prévenu : alambiquée. Référons-nous au dictionnaire des synonymes : une défense compliquée, biscornue, confuse, contournée, embarrassée, tortueuse, torturée, tarabiscotée. Une défense si compliquée que parfois l’accusé s’accable « à l’insu de son plein gré ». Comme ce jeudi en toute fin d’audience…
L’accusé s’accable involontairement
C’est toute la difficulté de ce procès où le président Lavergne tente de refaire l’histoire du génocide à travers celle de Laurent Bucyibaruta, qui était de 1992 à 1994 le puissant, intelligent et expérimenté préfet de Gikongoro. Un homme qui a été mis en examen le 31 mai 2000 en France pour crime de génocide et crimes contre l’humanité, et qui a bénéficié d’un répit de vingt-deux ans pour préparer sa défense.
En un mois-et-demi, la cour d’assises de Paris a déjà entendu quelque 85 experts, témoins de contexte, témoins-tout-court, rescapés, génocidaires, parties civiles. Elle s’apprête à voir défiler encore quelque 26 personnes avant de rendre son verdict dans moins d’un mois, le 11 juillet.
Me Jean-Marie Biju-Duval, principal avocat de Bucyibaruta, s’est évertué à décrédibiliser par avance les témoins rwandais. Il est vrai que, marqués par l’effrayant traumatisme du génocide et, qui plus est, appelés à se remémorer la tragédie vingt-huit ans plus tard, un certain nombre de témoins ont tendance à mélanger ce qu’ils ont vu et ce qu’on leur a dit à l’époque, ou ce qu’ils ont appris depuis. Mais cette fragilité – qui vaut aussi pour les témoins d’alibi de la défense – est-elle pertinente concernant les journalistes et militaires français qui ont pu observer le comportement de Laurent Bucyibaruta à la fin du génocide, et qui en ont rendu compte à l’époque ?
Tel était l’enjeu du témoignage d’un médecin militaire français des Forces spéciales, entendu par vidéoconférence le 16 juin à la demande du président de la cour d’assises. Ce jeudi, le débat judiciaire de la fin d’après-midi tourne autour de la protection de Bernadette, une infirmière tutsi qui avait survécu par miracle au génocide, puis récupérée par une unité des Forces spéciales lors de l’opération « militaro-humanitaire » Turquoise déployée à partir de fin-juin 1994 dans la préfecture de Gikongoro.
Le compte-rendu de Laure de Vulpian et Thierry Prungnaud
Dans le livre « Silence Turquoise » co-écrit par la journaliste de France Culture Laure de Vulpian et l’ancien sous-officier du GIGN Thierry Prungnaud, on lit ceci : « Infirmière diplômée, elle seconde le médecin du camp, légèrement débordé. Chacun se félicite de l’assistance de Bernadette […]. Fin juillet, l’heure du retour en France approche pour les militaires du COS. Une question taraude le médecin : que faire de Bernadette ? La laisser ici ou lui permettre de gagner la France ? Sans carte d’identité ni passeport, l’infirmière rwandaise ne pourra pas quitter son pays. L’officier décide d’aller plaider sa cause directement auprès du préfet de Gikongoro. Mais Laurent Bucyibaruta, un Hutu forcément, refuse d’un ton tranchant et sans appel : « Pas de passeport pour les Tutsi ! »
Que faire de Bernadette ?
Les deux auteurs poursuivent :
« Depuis sa prise de fonction en juillet 1992, l’homme fait la pluie et le beau temps sur toute la préfecture. Et d’autant plus qu’il est aussi le chef du comité préfectoral du mouvement de jeunesse Interahamwe. En tant que préfet, il est l’interlocuteur privilégié et incontournable des officiers de Turquoise. C’est lui qui a mis à leur disposition, fin juin, les installations de Murambi. Depuis, cette école technique encore en chantier sert de camp de réfugiés pour les Hutu et les Tutsi qui se placent sous protection française. […]
Après le refus du préfet, Bernadette et le capitaine Eric reprennent le chemin du camp de Karama. Le samedi 30 juillet 1994, les forces spéciales du COS plient armes et bagages et rentrent au bercail, mission accomplie, puisque désormais “les portes sont ouvertes”. La relève est assurée par des troupes plus conventionnelles.
Bernadette reste sur place.
Le capitaine Eric prie pour elle. » [1]
Fin de citation.
« Le capitaine Eric prie pour elle »
Le lecteur comprend que ce médecin militaire français a directement rapporté la scène à Laure de Vulpian en dissimulant sa véritable identité, comme il est d’usage pour les membres des Forces spéciales. Pas de nom et « Eric » est un prénom d’emprunt. Mais Eric n’est pas le seul Occidental à noter que le préfet Bucyibaruta était un extrémiste – parmi tant d’autres.
Tout juste arrivée dans les avions de « Turquoise », Corinne Lesnes, envoyée spéciale du Monde, confie dans un article paru le 28 juin 1994 ses doutes sur le rôle des autorités rwandaises dans le génocide et pointe la méfiance des militaires français à leur encontre :
« Soucieuses de manifester à tout instant leur neutralité, après une intervention trop tardive pour ne pas continuer à alimenter, sur place, des arrières pensées, les forces françaises se sont efforcées de limiter les relations avec les personnages officiels à ce que le général Lafourcade appelle des “contacts de politesse” avec les “autorités locales” : préfets, gendarmes, bourgmestres. » [2]
Une semaine plus tard, l’envoyé spécial du Figaro à Gikongoro se montre dubitatif sur ces préfets, sous-préfets et bourgmestres : « Les Français poursuivent leur mission humanitaire. Mais qui protège-t-on ? Qui protège qui ? Il est certain que parmi les Hutu réfugiés se trouvent des assassins qui ont participé à la tentative de “solution finale” mise en œuvre depuis le 7 avril 1994. A Kibuye comme à Gikongoro ou Shangi, des préfets, des sous-préfets ou des bourgmestres ont mené les massacres. Aujourd’hui ils pensent échapper à la vengeance du FPR en se servant de l’armée française comme d’un bouclier humain. » [3]
Bucyibaruta dans ses œuvres et ses manipulations
Bien que Laurent Bucyibaruta s’efforce jusqu’aujourd’hui de cultiver l’image d’un homme calme, parfaitement maître de lui-même, c’est un préfet exaspéré par l’avance de la rébellion tutsi que décrit la journaliste du Monde Corinne Lesnes dans un nouvel article titré « Une mission sur le fil du rasoir », publié le 5 juillet. Trois jours plus tôt, l’ambassadeur de France à l’ONU a informé le Conseil de sécurité que Paris proposait de créer une Zone de sécurité « humanitaire » au Rwanda. Les grandes stations de radio internationales, notamment RFI, ont relayé l’information. Bucyibaruta est évidemment informé. Que veulent dire ces termes « Zone de sécurité “humanitaire” » ?
A tout hasard, le préfet commence à préparer ses valises. Il n’est pas le seul à s’interroger sur ces termes. Son interlocutrice du Monde est encore marquée par la propagande des militaires français qui l’ont amenée sur le terrain. Certains « vétérans du Rwanda », tel le colonel Tauzin, souhaitent en découdre avec les « Khmers noirs ». Corinne Lesnes revient sur ce risque de face à face entre les troupes françaises et celles du Front patriotique rwandais (FPR). Elle relaie également les vues du préfet Laurent Bucyibaruta qui parvient à la manipuler comme le démontre son « papier » :
« Le préfet de Gikongoro, déjà chargé de 250 000 réfugiés qu’aucune organisation humanitaire ne vient aider, est d’un calme parfait. Son Petit Robert du “Français primordial” sur une table, Laurent Bucyibaruta s’interroge sur l’utilité de la mission des Français. “Si le FPR continue d’avancer, les Français vont fuir avec nous. Si la mission ne change pas, c’est inutile qu’elle soit venue” ».
Le Petit Robert du « Français primordial »
L’envoyée spéciale du Monde à Gikongoro montre le préfet comme un homme qu’une seule chose obsède : l’avancée du FPR et sa victoire désormais inévitable. La protection des Tutsi encore vivants, mission prioritaire des militaires de « Turquoise » ? « Inutile », selon lui. Il en reste pourtant environ quinze mille, cachés ici ou là, selon l’évaluation des militaires français. Laurent Bucyibaruta est-il par ailleurs une victime « qu’aucune organisation humanitaire ne vient aider » ? Etonnante assertion : il bénéficie depuis des années de la plus puissante antenne de Caritas au Rwanda, dirigée par son amie Madeleine Raffin.
Caritas-Gikongoro possède dans ses stocks des centaines de tonnes de nourriture, surtout du riz. Les quelque 50 000 Tutsi regroupés à Murambi, délibérément affamés et assoiffés avant leur extermination, en recevront trois tonnes. Soit 60 grammes par personne pour une semaine d’agonie… Tout le reste va aux déplacés hutu qui fuient l’avancée du FPR et qui ne négligent pas de liquider les derniers Tutsi leur tombant sous la main.
Se pourrait-il que l’imperturbable Laurent Bucyibaruta figure au premier rang de ces « Rwandais menteurs » dont son avocat Me Biju-Duval agite le spectre en tous sens ?
Bucyibaruta, un de ces « Rwandais menteurs » ?
Usant de son pouvoir discrétionnaire, le président de la cour d’assises aurait pu convoquer plusieurs journalistes occidentaux qui ont vu Bucyibaruta dans ses œuvres à Gikongoro dans les dernières semaines du génocide. Il a préféré appeler, écrit la feuille d’audience, « un médecin militaire ayant participé à l’opération Turquoise, dont l’identité ne peut pas être révélée en raison de son appartenance à des forces spéciales, interdiction prévue par l’article 413-14 du Code pénal, entendu selon les modalités prévues aux articles 656-1 et 706-61 du Code de procédure pénale, audition en visio-conférence avec floutage et utilisation du pseudonyme “Capitaine Eric”. »
Le capitaine Eric voulait absolument sauver la vie de Bernadette, l’infirmière tutsi rescapée l’ayant aidé à soigner des Hutu et des Tutsi durant un mois à l’antenne médicale du détachement français. Il en avait fait une affaire personnelle, sachant le sort qui l’attendait au départ des Français. D’autant qu’elle avait perdu ses papiers d’identité. Ce qui valait arrêt de mort aux « barrières ».
Le capitaine Eric autorisé à négocier avec le préfet
En refermant le livre « Silence Turquoise » on comprend que le capitaine Eric a été autorisé par sa hiérarchie à négocier avec le préfet de Gikongoro la confection de nouveaux papiers d’identité pour Bernadette. A-t-il entendu Laurent Bucyibaruta lui déclarer cyniquement « pas de passeport pour les Tutsi » ? C’est ce que, encore révolté par la scène, il a raconté à la journaliste Laure de Vulpian, laquelle le rapporte dans l’ouvrage paru en septembre 2012. Un livre que le « Capitaine Eric » affirme n’avoir pas eu en mains. « Je ne l’ai pas lu, mais quelqu’un m’en a parlé », répond-il à une question du président.
Le « Capitaine Eric » était le médecin d’un élément avancé des Forces spéciales en préfecture de Gikongoro. Où se trouvait-il précisément ? « Le nom de Kaduha vous dit quelque chose ? », demande le président Lavergne. Le témoin ne se souvient pas du nom des communes. Il se rappelle seulement s’être trouvé « non loin de religieuses irlandaises ». Il raconte sa difficulté de comprendre la situation à son arrivée au Rwanda, impressionné par la gravité des blessures des Rwandais qui se présentaient à son petit poste de santé.
Médecin d’un élément avancé des Forces spéciales
Que le capitaine Eric soit envoyé chez Laurent Bucyibaruta pour trouver une solution aux menaces planant sur Bernadette était logique. Les Français avaient fini par comprendre que bourgmestres et sous-préfets avaient les mains couvertes du sang des Tutsi. Ils refuseraient toute protection à Bernadette. La responsabilité du préfet était moins évidente. Il s’était même taillé une réputation d’interlocuteur valable.
L’Américaine Alison Des Forges, experte auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a rappelé que Paris n’avait pas compris la complicité massive des autorités rwandaises dans le génocide des Tutsi. Ce fut le talon d’Achille de l’opération « militaro-humanitaire » Turquoise au Rwanda : « Les commandants français ordonnèrent à leurs troupes d’encourager les responsables civils et militaires locaux à “rétablir leur autorité”, persistant dans leur opinion que le génocide était le résultat d’un échec gouvernemental plutôt que d’un succès. Les soldats suivirent leurs ordres. Même dans les régions où ils démantelaient les barrières et chassaient les miliciens, ils n’envisagèrent aucune action contre les autorités locales. » [5]
D’un côté, les militaires français sauvaient des Tutsi ici ou là, au prix de mille difficultés. De l’autre côté, les génocidaires poursuivaient leurs tueries, au prix de mille complicités.
L’Opération Turquoise, ses silences et ses hypocrisies
Comment raconter le produit de toutes ces hypocrisies ? Pour de bonnes et aussi de mauvaises raisons, les militaires des Forces spéciales sont dissuadés de déposer devant des autorités judiciaires sur leurs interventions. Jean-Marc Lavergne, le président de la cour d’assises, devait se douter que son témoin militaire français avait été « briefé » et risquait de « tourner autour du pot ». Pour lui rafraîchir la mémoire, il donne lecture d’un texte long et émouvant écrit par « Bernadette » et rapporté dans les annexes du Rapport Duclert. Le capitaine de frégate Marin Gillier commandait l’un des éléments de « Turquoise » au Rwanda. A son retour en France, il avait placé le récit de Bernadette dans son rapport de mission [6].
Marin Gillier a été frappé par la violence des autorités à l’encontre de la population. Il a évoqué le cas d’enfants punis de coups de baïonnette pour avoir commis des vols. Il raconte la difficulté d’exfiltrer des rescapés tutsi au milieu d’une population hostile. « Les conditions dans lesquelles nous travaillons deviennent difficiles à supporter sur le plan humain. Nous croisons tous les jours des dizaines de malades désespérés laissés sur le bord de la route. Nos hommes n’osent pas manger devant des populations affamées. Les témoignages les plus horribles abondent. Pour ma part, je passe mes journées sur mon ordinateur au milieu des hurlements des enfants que notre médecin charcute pour tenter de les sauver. Nous n’arrivons pas à nous limiter à notre mission d’assurer la sécurité, car la détresse nous agresse en permanence. »
Des enfants voleurs punis à la baïonnette…
Bernadette fut discrètement « livrée » aux militaires français par son sauveur cachée dans une caisse. Le texte de Marin Gillier lu par le président Lavergne coïncide avec le récit de Laure de Vulpian. Le médecin confirme. Il a participé à l’évacuation de 700 orphelins de Butare en compagnie d’un élément du 1er régiment d’infanterie de marine et du GSIGN (Groupement de sécurité et d’intervention de la Gendarmerie nationale) dans des conditions très difficiles.
Le rapport de Marin Gillier comporte une litanie d’exfiltrations, le plus souvent à Kaduha. « Le 12 juillet, exfiltration d’un enfant qui avait été jeté dans un feu », lit le président Lavergne.
… et un gamin tutsi jeté dans un feu
Cet épisode est raconté en détail, photo à l’appui, dans le livre « Silence Turquoise » : « Lors d’une patrouille, un attroupement attire le regard des militaires français en patrouille du côté de Musange. Les deux jeeps P4 s’immobilisent, les quatre gendarmes se dirigent vers le groupe.
L’assemblée est compacte et observe avec défiance ces Bazungu [« les Blancs », en langue rwandaise] qui s’avancent vers eux. Un murmure lourd et hostile monte de la foule et flotte dans l’air comme une menace implicite. Les militaires français se frayent un chemin en jouant des coudes, mais le pack résiste avant de céder, comme à contrecœur, dévoilant une scène d’un autre âge : un enfant de huit ans est en train de brûler vif sous les yeux de centaines de spectateurs qui font cercle autour de ce “feu de joie”. Les gendarmes sont horrifiés. Quelques villageois gorgés de haine ont tout bonnement décidé de se débarrasser de ce petit cafard, arrivé Dieu sait comment avec sa sœur. Personne n’avait jamais vu ces enfants par ici : ils en ont conclu que c’étaient sûrement deux « sales petits Tutsi ». […] Ce gamin devait disparaître, tout bonnement, et sa sœur avec lui. […] Depuis trois mois, les ordres n’avaient pas varié. Une vraie rengaine. “Il faut tous les tuer jusqu’au dernier, avant qu’ils ne nous tuent, même s’ils n’ont que huit ans !”. » [7]
Le préfet Bucyibaruta n’a jamais émis l’ordre de cesser les tueries
Ce 12 juillet 1994, le préfet Laurent Bucyibaruta n’a toujours pas diffusé d’ordre de cesser de tuer les Tutsi. D’ailleurs, il ne donnera jamais cet ordre avant de fuir vers la France. Etait-il voué à la mort, s’il s’était opposé au génocide, comme il le prétend aujourd’hui, alors que, depuis deux semaines, les militaires français de Turquoise le protégeaient ?
Le président parle ensuite d’une carte de la DGSE datée du 29 juin 1994 et versée au dossier. Ce document mentionne différents camps de réfugiés, même un camp ou continuent de s’entraîner des militaires hutu. Le médecin n’en a jamais eu connaissance.
Le capitaine Eric ne se souvient plus des dates, des lieux, mais confirme la chronologie des tragédies dont rend compte le chef du détachement. Le médecin confirme qu’il a eu à affronter de tels événements. Le médecin reconnaît qu’il devra faire du « triage » concernant la gravité des blessures à soigner. Tout près, un hôpital de campagne avait été installé. Mais son travail se situait en amont, aux avant-postes.
Un document accablant sur le rôle des autorités dans le génocide
– Que savez-vous des rencontres, des contacts avec les autorités, avec les bourgmestres, avec le préfet de Gikongoro ? l’interroge le président de la cour d’assises.
– Je n’étais pas membre de l’état-major, les rapports avec les autorités rwandaises n’étaient pas dans mon rôle, mais il fallait qu’on accompagne ici ou là, tente d’éluder le « Capitaine Eric ». Il se montre plus prolixe sur la récupération de Bernadette et ses « grandes compétences d’infirmière » : elle nous a aidés durant tout le reste de ma mission. »
Le président reprend patiemment la lecture du rapport de Marin Gillier, établi le 30 juillet 1994. Le chef de corps y avait annexé le témoignage de Bernadette, alors confidentiel. Il est accablant sur le rôle des autorités dans le génocide. Bernadette semble avoir contribué à faire prendre conscience à Marin Gillier de la mécanique bien réglée, officielle, de l’extermination des Tutsi, en particulier à Kaduha. Mais elle ne citait pas le préfet Laurent Bucyibaruta parmi les autorités qui dirigeaient les massacres. Elle était cachée. Son regard ne portait pas loin.
« Une particulière mauvaise volonté du préfet Bucyibaruta ? »
Le président lit l’extrait du livre de Laure de Vulpian et Thierry Prungnaud sur la rencontre avec le préfet de Gikongoro pour obtenir un passeport pour Bernadette, et le refus du préfet. « Ça correspond à des souvenirs que vous avez ? »
Capitaine Eric : – Bernadette nous avait avertis qu’elle n’avait plus de papiers et que sans papiers au Rwanda, on était menacé de mort. Le commandement [Marin Gillier] était au courant. Je ne me souviens plus si la rencontre a eu lieu au domicile du préfet ou à la préfecture. Dans mes souvenirs, je ne peux pas vous dire si le passeport a été obtenu ou pas.
Le président : – Dans vos souvenirs, y avait-il une particulière mauvaise volonté de la part du préfet Laurent Bucyibaruta ?
– C’est l’impression que j’ai eue, euphémise un nouvelle fois le médecin. Il s’apprêtait à quitter le pays. Ce sont les informations dont j’ai connaissance.
Le président insiste, pousse le témoin dans ses retranchements.
Capitaine Eric : – Il n’était pas chaud pour résoudre le problème. Je ne peux pas confirmer ou infirmer que le passeport a été obtenu.
– Et vous avez essayé d’avoir des nouvelles de Bernadette ?
– J’ai essayé par divers canaux. »
Capitaine Eric : « Il n’était pas chaud pour résoudre le problème »
Le président ne se lasse pas d’insister. Fait de subtiles digressions. Revient sur le sujet, cette phrase comme suspendue qu’il se garde de citer pour ne pas paraître faire pression sur le médecin, « pas de passeport pour les Tutsi ». Plus les questions sont précises, plus le témoin élude. Le dialogue est laborieux vers un écran qui devait représenter le témoin flouté, mais qui est pratiquement blanc et la voix si déformée qu’elle devient presque mécanique. On comprend que le médecin des Forces spéciales n’a rencontré qu’une seule fois le préfet Bucyibaruta. Il a été frappé par son immense bibliothèque remplie d’albums de bandes dessinées, ce qui laisse supposer qu’il l’a rencontré à son domicile lorsqu’il est venu solliciter un passeport pour Bernadette.
« Pas de passeport pour les Tutsi ». Pendant plus d’une demi-heure le président de la cour d’assises et le médecin militaire jouent au chat et à la souris autour de cette phrase qui désormais sent le soufre au Palais de Justice de Paris et sans doute au commandement des opérations spéciales. Bernadette, dépourvue de tout document d’identité, a été abandonnée sur le terrain par les militaires français lorsqu’ils sont rentrés en France, le 30 juillet 1994. N’étaient-ils pas chargés de sauver les rescapés tutsi ?
« Pas de passeport pour les Tutsi », une phrase qui sent le soufre
Sur une question de Me Simon, le témoin ne peut pas donner davantage de précisions. Il dit avoir revu Bernadette dans un camp de réfugiés tutsi regroupés par l’opération Turquoise [vraisemblablement à Murambi]. Il croit se souvenir que son conjoint était un ingénieur agronome [8]. Ce couple était très connu dans la région avant le génocide. Les tueurs, méticuleux, avaient noté que son cadavre ne se trouvait pas parmi les milliers dispersés à Kaduha. Ils la recherchaient sans relâche.
Après le départ du détachement du COS de Kaduha, Bernadette a disparu. Les gendarmes français chargés par le juge d’instruction de retrouver sa trace ont fait chou blanc. On ne connait même pas son nom de famille. L’hypothèse qu’elle ait été rapidement assassinée semble la plus vraisemblable.
Un diplomate français : « On peut dire que le préfet de Gikongoro est très coopératif »
La défense évoque un télégramme diplomatique du 8 juillet 1994 signé d’un diplomate français, dans lequel sont évoquées les relations difficiles avec « les autorités de Gisenyi [le gouvernement génocidaire]. Le diplomate dit aussi que les responsables du génocide à tous les niveaux doivent être châtiées. « Ils doivent être arrêtés par la MINUAR », préconise le diplomate. Laurent Bucyibaruta est cité comme une exception parmi ces autorités génocidaires : « On peut dire que le préfet de Gikongoro est très coopératif ».
Revenant sur le cas de Bernadette, maître Biju-Duval fait remarquer que si elle voulait gagner la France, les responsables de Turquoise auraient pu lui délivrer un laisser-passer pour faciliter son évacuation. En quelque sorte, les Français auraient failli à leurs obligations.
Cette esquive fait sortir le capitaine Eric de ses gonds : « Je ne suis pas du tout certain que Bernadette voulait venir en France. Elle voulait surtout être en sécurité, elle ne voulait pas quitter son pays. Et puis, la délivrance d’un laisser-passer se décide à un niveau beaucoup plus élevé. »
Pourquoi une demande de passeport ?
Pourquoi une demande de passeport et pas d’une carte d’identité ? Ni le président ni les parties civiles ne posent la question. Et ce n’est pas Bucyibaruta qui va les éclairer sur ce détail qu’il connaît pourtant bien : les cartes d’identité sont délivrées par les bourgmestres, les passeports par les préfets. Or les passeports étaient les seuls documents d’identité délivrés par les autorités rwandaises qui ne mentionnaient pas l’ethnie. Ce n’est pas un hasard si Bernadette avait orienté le capitaine Eric vers le préfet pour obtenir ce « passeport pour la vie ».
Durant cette fin d’audience, Laurent Bucyibaruta s’est un peu agité, mais sans perdre son calme. Il a seulement fait passer quelques notes à ses avocats. La parole lui est enfin donnée par le président. Il reconnaît se souvenir de cette demande de passeport. « J’espère qu’on parle de la même personne. Or, la personne qui est venue dans mon bureau était originaire de Rwamiko, pas de Kaduha. De plus, il est impossible que j’aie pu dire “pas de passeport pour les Tutsi”. Pour un passeport, il fallait fournir des pièces qui n’étaient pas disponibles en préfecture. Il fallait une photographie. Mais à ce moment-là il n’y avait pas de photographe à Gikongoro. Il fallait aussi une pièce d’identité. Je ne comprends pas la plainte de cette femme qui était protégée par l’opération Turquoise. »
Tout à coup, l’audience bascule. Seul le président s’en rend compte !
Avec ces quelques mots, tout bascule. Jusqu’à présent très cohérent dans sa défense, Laurent Bucyibaruta vient de renverser la table : d’une part, il se souvient très bien de la demande de passeport pour l’infirmière. D’autre part, il a effectivement refusé la demande. Troisièmement, Bernadette, l’infirmière tutsi, aurait accompagné le capitaine Eric pour plaider sa cause.
Quand une pareille surprise survient dans le ronronnement d’une cour d’assises, elle déclenche un beau chahut. Mais c’est la fin d’une longue et chaude journée. Tout le monde semble fatigué, jurés, avocats généraux, magistrats, avocats, parties civiles, public. Tout le monde attend le clap de fin. Seul le président Lavergne est attentif.
Stupéfait, il résume : « Des conditions administratives non remplies ! L’intéressée suffisamment protégée par l’opération Turquoise ? »
Bucyibaruta bafouille, répète que la demande de passeport n’était pas faite dans les règles.
Le président toise l’accusé : – Je résume. D’une part les conditions administratives pour l’octroi du document demandé n’étaient pas remplies et l’intéressée ne justifiait pas d’une situation lui permettant de bénéficier d’une dérogation administrative pour la délivrance du document qu’elle sollicitait. C’est bien ça que vous nous dites ?
Laurent Bucyibaruta : – Oui.
L’audience est levée. Rendez-vous est donné au lendemain 9h30. Comme les autres jours…
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[1] Laure de Vulpian, Thierry Prungnaud, « Silence Turquoise. Rwanda, 1992-1994. Responsabilités de l’Etat français dans le génocide des Tutsi », Ed. Don Quichotte, Paris, 2012, pp. 191-192.
[2] Corinne Lesnes « Les ambiguïtés de l’opération Turquoise », Le Monde, 28 juin 1994.
[3] François Luizet, Le Figaro, 7 juillet 1994.
[4] « La France propose à l’ONU de créer une zone de sécurité “humanitaire” », Le Monde, 5 juillet 1994 : « La France a officiellement informé l’ONU, samedi 2 juillet, qu’elle proposait de mettre en place une vaste “zone humanitaire sûre” dans le sud-ouest du Rwanda pour protéger les populations civiles, si un cessez-le-feu n’est pas instauré “immédiatement”. »
[5] Alison Des Forges, « Aucun témoin ne doit survivre », Ed. Karthala, Paris, 1999.
[6] Alors capitaine de frégate, Marin Gillier semble meurtri de la façon dont il avait été initialement manipulé par les génocidaires et par le colonel Rosier, adjoint du commandant de Turquoise. Voir le reportage de Philippe Boisserie et Eric Maizy diffusé sur France 2 dans l’émission spéciale du 25 juin 1994 à 20 heures. Il montre les soldats français du commando Trepel commandés par le capitaine de frégate Marin Gillier à Rwesero et Kirambo entre Cyangugu et Kibuye accueillis comme des héros par des foules de Hutu. Marin Gillier est arrivé la première fois à Kirambo le 24 juin. Selon Philippe Boisserie « ils ont été applaudis comme on applaudit une armée de libération », sous-entendu : on s’attendait à ce qu’ils partent en guerre pour vaincre la rébellion tutsie…
Voir : https://francegenocidetutsi.org/Boisserie24juin.pdf
Voir aussi Patrick de Saint-Exupéry, « Complices de l’inavouable, la France au Rwanda », Ed. Les Arènes, Paris, 2009.
[7] Laure de Vulpian, Thierry Prungnaud, « Silence Turquoise », op. cit. pp. 189-190.
[8] La garde par des militaires français du camp de Murambi n’a pas empêché quelques meurtres de rescapés tutsi par des génocidaires, ni le viol de femmes tutsi par… des militaires français. Cf. le documentaire de Gaël Faye et Michael Sztanke, « Le Silence des mots ».