Au premier jour du procès de Laurent Bucyibaruta devant la cour d’assises de Paris, ses avocats ont plaidé l’annulation des poursuites. En cause, la lenteur d’une instruction judiciaire ouverte voici vingt-deux ans. Une plaidoirie introductive patiemment écoutée par la cour, mais non retenue par son président, Jean-Marc Lavergne.
Par Jean-François Dupaquier
« Je demande l’annulation des poursuites. Vingt-deux ans après l’ouverture d’une information judiciaire, la recherche de la vérité est irrémédiablement entachée. Les conditions ne sont plus réunies pour un procès équitable. »
Avocat de Laurent Bucyibaruta, accusé d’être le principal instigateur des tueries de Tutsi dans sa préfecture de Gikongo, au Rwanda en 1994, Me Jean-Marie-Biju-Duval a donné le ton d’une défense très offensive. Auparavant avait eu lieu le tirage au sort des jurés pour un procès hors-norme par sa durée (le verdict est annoncé pour le 11 juillet). Pour éviter tout risque de défaillance humaine, la cour d’assises est composée de quatre magistrats professionnels au lieu de trois habituellement, et de six jurés suppléants.
« Je demande l’annulation des poursuites »
Dès l’ouverture des débats, Me Biju-Duval a déposé sa requête en annulation d’un procès « qui vient bien trop tard » selon lui : « Les personnes chargées des poursuites n’ont pas agi avec diligence et efficacité. C’est la question du délai raisonnable, souvent rappelée par la Cour européenne des droits de l’homme. L’institution judiciaire a été défaillante, Ces vingt-deux années ont des conséquences irrémédiables. Il n’y a pas d’excuses légitimes à ce retard sans précédent. Et mon client n’est pas à l’origine d’un quelconque retard. »
Me Jean-Marie Biju-Duval laisse entendre que des interférences politiques ont pollué l’instruction. Notamment la rupture des relations diplomatiques entre Kigali et Paris, entre 2006 et 2009. Trois années durant lesquels aucun enquêteur français ne s’est rendu au Rwanda. « Le mal est fait, et le mal va s’aggraver », assène l’avocat. Il estime que la santé déclinante de son client ne lui permet plus de se rappeler les faits : « Se défendre, c’est être en mesure de se défendre. Or Monsieur Bucyibaruta souffre de nombreuses pathologies. Il n’est pas en état d’assumer un procès de cette envergure. Il est d’une vulnérabilité extrême. Le temps a fait son œuvre… »
Me Biju-Duval va argumenter longtemps pour que dès l’ouverture du procès, les jurés retiennent l’image d’un accusé qui serait une victime d’incurie judiciaire. Il évoque la femme de Laurent Bucyibaruta, dont il rappellera plusieurs fois qu’elle est tutsi, incapable de venir témoigner en faveur de son mari, pour cause de maladie, selon l’avocat. Et surtout « des témoins irremplaçables » aujourd’hui décédé, dont les interrogatoires sur PV penchaient en faveur de l’accusé. En premier lieu la Française Madeleine Raffin, responsable de la Caritas à Gikongoro en 1994, décédée en 2015.
Un accusé incapable de se défendre ?
« En avril 1994, Madeleine Raffin était au Rwanda depuis vingt-six ans, elle parlait la langue. Elle était la directrice de Caritas. A Gikongoro, elle sait tout, elle voit tout, elle entend tout, elle comprend tout. ». L’avocat évoque aussi Mgr Augustin Misago, évêque de Gikongoro, longtemps accusé de génocide au Rwanda, mort en 2012 après avoir été « acquitté par des juges courageux » Et selon Me Biju-Duval, le bourgmestre Higiro, décédé récemment, aurait pu lui aussi témoigner en faveur de l’accusé.
« Un procès injuste est bien pire que l’absence de procès » conclut l’avocat.
Maître Simon Foreman, avocat du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), lui répond point par point : « C’est une curieuse absolution qui vous est proposée aujourd’hui. Ce retard, que nous déplorons tous, serait la faute de l’institution judiciaire, M. Bucyibaruta n’y serait pour rien. Or, « le CPCR n’a pas ménagé ses peines pendant 22 ans. » Me Foreman rappelle les interventions multiples du CPCR auprès des Gardes des Sceaux toutes ces années pour la création d’un pôle spécialisé. Avec, enfin, l’instauration en 2012 du Pôle génocide, permettant à des magistrats instructeurs de se consacrer pleinement aux plaintes concernant des Rwandais suspects de génocide résidant en France. De même pour les enquêteurs de la gendarmerie, avec un service spécialisé en 2013.
Me Foreman : « Ce retard, nous le déplorons tous »
L’avocat du CPCR rappelle que l’accusé n’est pas pour rien dans la lenteur de la procédure. Après avoir fui son pays pour se réfugier en France, il s’est opposé à la demande d’extradition du Rwanda. Entre 2005 et 2007, ses avocats se sont victorieusement opposés à sa remise au Tribunal Pénal International pour le Rwanda. Devant le risque d’un refus de la Cour de cassation, le TPIR finira par renoncer à sa demande en 2007, le ministère de la Justice s’engageant à faire juger en France M. Bucyibaruta, tout comme un autre accusé du TPIR, le père Wenceslas Munyeshyaka.
Me Foreman souligne que le droit à un procès dans un délai raisonnable s’applique aussi aux victimes. Beaucoup sont mortes durant l’instruction. Et selon la jurisprudence constante du tribunal européen, l’absence de délai raisonnable se règle par des indemnités – généralement aux victimes – non par une annulation de procès. « Cette réclamation arrive trop tard. Elle aurait dû être faite avant la clôture de l’instruction. La demande de nullité est irrecevable, sur le fond et sur la forme. Faire annuler le procès, c’est impossible. »
Pour Me Rachel Lindon, avocate de la LICRA « pendant 20 ans l’accusé a eu l’occasion de se défendre. Il l’aura encore pendant les deux mois du procès. Vous rejetterez les conclusions de la défense. »
Tous les avocats des parties civiles expriment brièvement leur soutien à l’argumentation de maître Simon Foreman.
La demande de la défense est rejetée
Le ministère public reviendra plus longuement sur les raisons de cette instruction de vingt-deux années en rappelant les différentes étapes de la procédure. Et l’avocate générale de souligner que « la défense n’a jamais évoqué des manquements au cours de la procédure. La défense sait que cette demande est irrecevable Nous vous demandons de dire la demande de la défense mal fondée et donc irrecevable. »
Dernier à s’exprimer avant son client, Me BIJU-DUVAL répète sa plaidoirie.
Enfin Laurent Bucyibaruta est interrogé par le président Jean-Marc Lavergne. Il peine à se souvenir des conditions juridiques précises de son refus d’extradition (lire ci-après). Le président de la cour d’assises lui rappelle que la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris n’avait pas fait droit à la demande d’extradition du Rwanda.
La Cour se retire pour délibérer. A son retour, le président Lavergne annonce que la demande de la défense est rejetée. Le procès pourra donc se poursuivre.
La lecture de l’acte d’accusation est renvoyée à ce mardi.
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Précisions : Dans notre précédent article, nous n’avons pas correctement rapporté les détails du refus de la France de remettre Laurent Bucyibaruta au Tribunal pénal international pour le Rwanda.
En 2007, l’instruction des affaires Bucyibaruta et Munyeshyaka, confiée au juge Fabienne Pous est paralysée. Concernant le père Wenceslas Munyeshyaka, la juge semble sur le point de se déclarer incompétente, considérant que les plaintes qu’elle instruit recoupent celles jugées par l’auditorat militaire de Kigali dans le procès Munyeshyaka-Munyakazi (le père Munyeshyaka y a été condamné par contumace à la réclusion à perpétuité).
A la demande du TPIR, le 20 juillet 2007, Wenceslas Munyeshyaka est arrêté à Gisors et le même jour son compatriote Laurent Bucyibaruta près de Troyes. Le parquet du TPIR a rédigé un « acte d’accusation » contre chacun des deux hommes pour viols, exécutions et assassinats constitutifs d’un crime contre l’humanité, pour génocide en ce qui concerne l’ecclésiastique et complicité de génocide pour l’ex-préfet. Le TPIR demande leur placement en détention dans l’attente d’une décision du TPIR sur le transfert de la procédure vers la France.
Le 1er août 2007, la chambre d’instruction de la Cour d’appel de Paris rejette la demande du TPIR au nom du respect de la présomption d’innocence et à cause de divers défauts juridiques du document émanant d’Arusha. Les deux hommes sont libérés.
Le TPIR émet de nouveaux documents. Le mercredi 5 septembre 2007, Wenceslas Munyeshyaka et Laurent Bucyibaruta sont une seconde fois arrêtés et conduits à la prison de la Santé. Le 26 septembre, la cour d’appel de Paris ordonne un supplément d’information. L’abbé Wenceslas Munyeshyaka et l’ancien préfet Laurent Bucyibaruta sont remis en liberté.
Une nouvelle audience a été fixée au 21 novembre 2007, diverses pièces demandées par la chambre de l’instruction devant être communiquées avant le 15 novembre.
Les avocats de l’abbé Wenceslas Munyeshyaka et de l’ancien préfet Laurent Bucyibaruta agitent l’idée que les deux hommes ne seraient pas réellement jugés par le TPIR, mais remis par celui-ci au Rwanda, ce qui serait inacceptable par la France. Ils se réfèrent au fait qu’une requête a été introduite par le procureur le 12 juin 2007 dans le cadre de la stratégie de fin de mandat du TPIR (alors prévue en décembre 2008, finalement reportée). Selon cette stratégie, les procès pas terminés seraient remis à des juridictions nationales compétentes.
Le ministère de la Justice se déclare défavorable à l’extradition, estimant que la Cour de cassation s’y opposera. Le parquet du TPIR s’y résigne.
La chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris souhaite également que lui soit confirmé l’existence d’une demande du procureur du TPIR de dessaisissement de la juridiction internationale au profit de la France de la procédure instruite à Arusha contre les deux hommes.
La cour d’appel demande également que lui soient transmises les plaintes déposées en France contre les deux hommes, ainsi que les procès verbaux de leur mise en examen.
En novembre 2007, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) se range définitivement aux promesses que l’abbé Wenceslas Munyeshyaka, prêtre à la paroisse Sainte-Famille à Kigali en 1994, et l’ex-préfet de Gikongoro (sud-ouest), Laurent Bucyibaruta, seront jugés en France pour génocide.
En motivant sa décision, le TPIR a estimé que la France était disposée à juger les deux hommes et en avait la compétence. Il s’est en outre assuré qu’en cas de culpabilité éventuelle, les accusés ne risquent pas la peine de mort (la France l’a abolie en 1981). Les juges se sont également déclarés convaincus que la justice française présente toutes les garanties d’un procès équitable.
La décision du TPIR cite notamment l’indépendance des tribunaux français, le respect du principe de la présomption d’innocence, l’obligation pour un accusé d’être assisté par un avocat, le droit à être jugé dans un délai raisonnable, le droit d’interroger ou de faire interroger les témoins ainsi que celui de faire appel, le cas échéant. Le TPIR se dit d’autre part convaincu que des mesures adéquates de protection des témoins seront prescrites.
« Nous nous sommes bien faits rouler dans la farine, commente aujourd’hui un procureur-adjoint du TPIR. Paris s’était engagé à juger Munyeshyaka, les témoignages recueillis étaient suffisants, le non-lieu n’était pas une alternative. Et nous pensions que Paris se donnerait les moyens de juger rapidement Bucyibaruta. »
J.-F. D.