Depuis l’allégeance des rebelles ADF à l’Etat islamique en 2019, les liens semblent se consolider entre le groupe armé et la franchise islamiste : bureau de coordination en Somalie, nouveau mode opératoire, utilisation de drone… Mais sur le terrain, ce rapprochement n’a que peu modifié la physionomie du conflit.
En 2019 un nouvel acteur est venu s’ajouter à la centaine de groupes armés qui sévissent dans l’Est de la République démocratique du Congo (RDC). Il ne s’agit pas une énième rébellion, mais plutôt d’une « franchise » tristement célèbre qui nourrit l’inquiétude des autorités congolaises et de la communauté internationale : l’Etat islamique (EI). Ce n’est pas sous sa bannière que Daesh opère au Congo, mais sous celle des ADF, les Forces démocratiques alliées, un groupe rebelle d’origine ougandais présent en RDC depuis les années 1990. Avec le temps, les ADF se sont largement « congolisées » pour ne plus mener ses actions qu’à l’intérieur de la RDC, sans objectif politique affiché.
6.000 morts depuis 2013
Au Congo, le ralliement des ADF à l’Etat islamique est une mauvaise nouvelle. Il faut dire que parmi les 120 rébellions activent dans l’Est de la RDC, les Forces démocratiques alliées font sans aucun doute partie des groupes plus meurtriers. Depuis 2013, l’Eglise catholique estime que la rébellion serait responsable de plus de 6.000 morts. Des massacres à l’arme blanche, essentiellement concentrés dans la région de Beni, au Nord-Kivu.
Les premiers indices du rapprochement ADF-EI remontent à 2017, alors que l’Etat islamique est en pleine déconfiture en Syrie et en Irak. Les contours de leur collaboration restent tout d’abord très limités, pour ne pas dire inexistants. En 2019, l’allégeance des ADF à Daesh est officiellement actée et le groupe intègre la nouvelle branche de l’EI en Afrique centrale : l’ISCAP en anglais. A compter de cette date, certaines attaques des ADF sont désormais revendiquées sous le label de l’Etat islamique. Et en 2021 le département d’Etat américain place les ADF parmi « les groupes terroristes affiliés à l’Etat islamique », donnant ainsi à l’obscure rébellion congolaise une visibilité et une stature internationale inédite.
Un ralliement opportuniste
Ce nouveau statut des ADF va-t-il changer la donne sécuritaire dans la région ? Les spécialistes sont divisés sur la question. Rappelons d’abord que la connexion des ADF à l’Etat islamique en 2017 arrive à moment où les deux groupes sont en perte de vitesse : Daesh au Moyen-Orient et les ADF au Congo. L’EI prouve par son arrivée en Afrique centrale qu’il peut étendre son influence sur un autre continent malgré sa défaite en Syrie et les ADF ont trouvé dans Daesh « un amplificateur et un bienfaiteur » comme le souligne le récent rapport de l’Université de Washington sur le sujet. Ce rapprochement opportuniste est donc gagnant-gagnant.
Depuis 2018, l’ONU et de nombreux chercheurs essayent de connaître les connexions réelles et le niveau de collaboration entre les rebelles congolais et l’Etat islamique. Dans le rapport de l’ONU de décembre 2020 sur le Congo, les experts n’ont pu établir « aucun lien direct entre l’EI et les ADF. » Même son de cloche pour les chercheurs de l’Université George Washington qui notent qu’il n’y a en 2020 « aucune preuve d’ordres de commandement et de contrôle direct de l’État islamique sur les ADF ».
Un bureau de coordination en Somalie
Mais depuis la mi-2021, la situation a quelque peu évolué. Au printemps dernier, la branche de l’EI en Afrique Centrale frappe très fort au Mozambique, en attaquant le port pétrolier de Palma et provoquant l’exil de 7.000 à 10.000 civils. La RDC et le Mozambique font désormais figure de tête de pont de l’organisation islamique sur le continent africain.
Un rapport de juillet 2021 du Conseil de sécurité sur l’Etat islamique révèle qu’un bureau, « Al Karrar », installé dans le Puntland somalien, coordonnerait les opérations de l’EI en RDC, au Mozambique et en Somalie. Selon l’ONU, « Al Karrar » conçoit les stratégies de recrutement et planifie les attaques des groupes locaux. C’est notamment le cas pour le chef des ADF, Musa Baluku, qui reçoit des consignes directement du bureau somalien. Les liens semblent donc se renforcer entre les rebelles congolais et l’EI.
Des opérations de l’EI au Sud-Kivu ?
Début 2021, l’ONU note également que la Province d’Afrique centrale de l’État islamique en RDC aurait étendu sa zone d’opérations, limitée jusque-là à la région de Beni et au sud de l’Ituri. L’ISCAP aurait mené des opérations « pour la première fois dans les provinces du Sud-Kivu et du Tanganyika, s’attaquant à des cibles militaires et civiles ». Des opérations peu documentées sur le terrain. En juin 2021, le dernier rapport du groupe d’experts de l’ONU pour le Congo, a lui, noté des évolutions dans les techniques déployées par les ADF. Des ex-combattants de la rébellion ont confirmé l’utilisation d’au moins deux drones de surveillance par les ADF au camp de Madina.
La montée en puissance de la collaboration entre l’EI et les ADF s’est-elle répercutée sur le terrain et sur le niveau de violence ? Pas vraiment pour Pierre Boisselet, le coordonnateur du Baromètre sécuritaire du Kivu (KST). « L’augmentation de la violence à partir de novembre 2019 sur le territoire de Beni s’explique davantage par les opérations des FARDC menées contre les ADF, qui ont été déclenchées fin octobre 2019, que par leur allégeance à l’Etat islamique plusieurs mois plus tôt » (voir graphique ci-dessous). Un scénario qui s’était déjà produit en 2014 et 2015, où, à chaque offensive de l’armée congolaise, les ADF répondent par de fortes représailles sur les populations.
« La seule véritable nouveauté dans le mode opératoire des ADF qui pourrait être liée à leur allégeance à Daesh, c’est l’utilisation d’explosifs pour cibler des civils » fait remarquer le chercheur. Le 27 juin, deux bombes artisanales ont explosé à l’intérieur d’une église de Beni, blessant deux personnes. Et quelques heures plus tard, le porteur d’une deuxième bombe a été tué dans l’explosion de son engin près d’un bar de la commune de Rwenzori. « Un phénomène qui reste limité pour l’instant » fait remarquer Pierre Boisselet.
Une présence « instrumentalisée » par le pouvoir ?
Un autre aspect des ADF a changé depuis son allégeance à l’Etat islamique, et non des moindres : sa communication. Il s’agit sans doute de la mutation la plus marquante du groupe. Depuis 2019, des vidéos et des photos des attaques des ADF sont largement relayées par le puissant organe de presse de l’EI : Amaq. On y voit des combattants ADF fêtant l’Aïd al-Fitr, des attaques de convois routiers ou de villages en Ituri. Cette soudaine « publicité » tranche avec la très grande discrétion que la rébellion congolaise entretenait jusque-là.
Si l’affiliation des rebelles congolais à Daesh a, pour l’instant, peu modifié la physionomie des violences à l’Est, l’irruption de la franchise islamique au Congo a largement été médiatisée par les autorités congolaises. L’opposition congolaise soupçonne même le pouvoir « d’instrumentaliser » la présence de l’EI au Congo, notamment pour justifier l’état de siège, décrété le 6 mai dans les deux provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri, où sévissent les ADF.
La présence de l’Etat islamique au Congo a également permis au gouvernement d’attirer l’attention internationale sur la situation sécuritaire calamiteuse dans les Kivu et en Ituri. Car après trois mois de ce dispositif d’exception, le bilan est bien maigre. Pire, la situation s’est même dégradée. Au 5 août, 485 civils avaient été tués en Ituri et au Nord-Kivu. Les ADF étant à eux seuls responsables de la mort de 254 civils, selon le KST.
L’ « aubaine » des experts américains
La réponse des Etats-Unis, qui ont classé les ADF dans les groupes terroristes, ne s’est pas fait attendre. L’omniprésent ambassadeur américain au Congo, qui affiche un soutien sans faille au président Tshisekedi, a fait passer le message à Washington, qui s’est empressé d’envoyer mi-août une vingtaine d’experts des forces spéciales pour appuyer l’armée congolaise dans sa lutte contre les ADF. Une « aubaine » pour l’exécutif congolais qui tente de sortir de l’impasse de l’état de siège.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, la présence des soldats américains sur le sol congolais reste limitée à « une mission d’évaluation ». Il y a donc peu de chance que la venue des experts américains modifie à court terme la situation sécuritaire. Le sénateur américain John Tomoshochi Jelly, en visite à Kinshasa, l’a bien précisé : « Nous ne sommes pas ici pour traquer les ADF. C’est le travail des FARDC avec le soutien de la Monusco. Mais, on voudrait vous donner notre expérience dans la lutte contre le terrorisme ».
La RDC, zone de transit des djihadistes vers le Mozambique
Un expert militaire consulté par Afrikarabia reste dubitatif sur la menace que fait peser Daesh au Congo. « Instaurer un califat en plein coeur de la forêt congolaise, dans une région très peu habitée, semble avoir bien peu d’intérêt. La topographie du terrain plaide pour de petits groupes armés très mobiles, et qui pourront difficilement contrôler de vastes territoires. Pour le moment, le Congo sert essentiellement de point de passage pour les nouvelles recrues de l’EI en direction du Mozambique ou de la Somalie. »
Un constat également partagé par le président ougandais. Dans un entretien accordé le 8 septembre à France 24, Yoweri Museveni a confirmé l’importance de l’axe RDC-Mozambique dans le règlement que la question ADF. « Le problème au Mozambique est lié au problème à l’Est de la RDC » a déclaré le voisin ougandais qui annonce être prêt à envoyer des troupes au Congo pour lutter contre les ADF. Mais là encore, le président ougandais semble saisir l’opportunité de l’affiliation à l’EI des ADF et d’Ansar-al-Sunna au Mozambique, pour « imposer » son aide à la RDC. Une aide que certains Congolais considèrent comme « intéressés », notamment par les richesses naturelles de la région.
Pour l’instant, Kinshasa n’a pas donné suite à la proposition d’intervention de l’armée ougandaise. Les deux pays ont un long contentieux au sujet des ingérences multiples de l’Ouganda dans l’Est du Congo pendant les années 2000. En attendant, les ADF poursuivre leurs massacres sans fin au Nord-Kivu et en Ituri, en toute impunité. Samedi 4 septembre, les rebelles ont encore frappé fort en Ituri en attaquant un village à la machette et avec des armes à feu. Un vrai carnage : 30 civils ont été massacrés.
Christophe Rigaud – Afrikarabia
Pourquoi la Monusco,et.particulièrement sa Brigade d’intervention,qui a aidé les Fardc vaincre le mouvement rebelle M23,se.contente à assister impuissamment aux massacres odieux des paisibles populations de Beni et de l’Ituri?Cela nous rappelle le même comportement des forces des Nations Unies lors des massacres au Rwanda en 1994.