Un rapport très documenté lève le voile sur l’opération Keba, menée par les forces de sécurité en août 2023 à Goma, et qui s’est transformée en véritable bain de sang, faisant au moins 56 morts et 80 blessés. Le général Constant Ndima et le major Peter Kabwe Ngandu n’ont jamais été inquiétés par la justice.
Heure par heure, Amnesty International a reconstitué ce que les enquêteurs décrivent comme « une folie meurtrière » à laquelle s’est livrée l’armée congolaise en ouvrant le feu sur des manifestants qui demandaient le départ des casques bleus de la Monusco, le 30 août 2023 à Goma. Pendant plus d’un an, Amnesty a interrogé près de 70 personnes. Des survivants du massacre, des témoins, mais aussi des responsables présumés. Les dossiers judiciaires et des documents confidentiels ont été analysés, ainsi que les photos et les vidéos des exactions. Des images satellites ont enfin « corroboré les constatations » d’Amnesty – voir le rapport complet.
La Monusco demande l’interdiction de la manifestation
L’enquête revient sur la chronologie des événements. Le 19 août 2023, Efraimu Bisimwa, un responsable Wazalendo (« Patriotes » en swahili), membre d’un groupe politico religieux nommé « Foi naturelle messianique judaïque pour les Nations » (FNMJN), informe le maire de la ville de Goma (Nord-Kivu) d’une manifestation exigeant le départ des soldats des Nations unies (Monusco) et des forces régionales du sol congolais. Le 21 août, la Monusco s’inquiète auprès du gouverneur militaire de la province, le général Constant Ndima, de cette manifestation et demande son interdiction « au vu de son caractère haineux et violent ». Amnesty International, qui a examiné la plupart des déclarations de la FNMJN, « n’a trouvé aucun élément indiquant une incitation à la violence ».
Haro sur les Wazalendo
Le général Ndima informe alors l’armée et la police congolaise de prendre toutes les mesures pour protéger les sites de la Monusco et la ville de Goma, les wazalendo, représentants une « grave menace » selon les informations d’Amnesty. Un « plan opérationnel » est mis en place avec des instructions sans équivoque données à la Brigade interarmes (BIA) de la Garde républicaine commandée par le colonel Mike Mikombe. Les instructions demandent explicitement de « détruire les éléments ennemis isolés ». Un document consulté par les enquêteurs de l’ONG.
Les forces spéciales ouvrent le feu
Le rapport explique ensuite le déroulé des violences, qui ont débuté vers 3h00 du matin le 30 août 2023. Un bataillon des forces spéciales, commandé selon toute vraisemblance par le major Peter Kabwe Ngandu, se rend à la station de radio de la FNMJN, ligote 12 personnes, dont Efraimu Bisimwa, pour les conduire à l’extérieur du studio. Les soldats ouvrent alors le feu sur 6 personnes. Dans le même quartier, c’est la police congolaise qui tire sur des adeptes du mouvement qui se rendaient à la station de radio, tuant un moins une personne. Un policier est enlevé par les Wazalendo. Près du temple du mouvement, la police tue également l’un des fils de Efraimu Bisimwa, provoquant la colère des adeptes qui lapident le policier capturé.
Des soldats chargent les corps dans des camions
L’enchaînement meurtrier est en marche. La Garde républicaine encercle le temple, où se trouvent des manifestants non armés. Des négociations s’engagent alors avec les manifestants, mais « d’après cinq témoins, Mike Mikombe a ordonné aux soldats d’ouvrir le feu ». « Des dizaines de personnes ont été tuées dans le massacre qui a suivi. Des images vérifiées par Amnesty montrent des rafales de ce qui semble être des coups de feu en direction de la foule, et des soldats ramassant, traînant et chargeant des corps dans des camions de l’armée ». L’une des victimes a raconté à Amnesty : « J’ai survécu à la guerre… Mais je n’avais jamais rien vu de tel. Je pense que je ne me remettrai jamais de ce que j’ai vu ce jour-là. »
Aucune enquête balistique, aucune autopsie
Selon les autorités, 56 personnes ont été tuées, mais un rapport confidentiel des Nations unies consulté par Amnesty International a établi le nombre de morts à 102, « dont 90 hommes, huit femmes et quatre garçons, et plus de 80 blessés ». Au moins 10 personnes ont été portées disparues. L’enquête démontre également les carences des autorités après le massacre. « Aucune enquête balistique, collecte d’ADN ou autopsie n’a été réalisée dans le cadre des investigations promises par les autorités, pas même sur les 27 corps non identifiés » dénonce Amnesty, qui indique aussi que « Constant Ndima s’est attribué le mérite de l’opération et a envoyé des messages de félicitations aux forces de défense et de sécurité. »
Deux procès bâclés
Deux procès ont pourtant bien eu lieu à Goma, à l’automne 2023. Dans le premier, 116 Wazalendo ont été jugés « pour insurrection et pour l’homicide du policier ». « Le procès n’a pas respecté les normes d’équité. Les poursuites collectives engagées contre plus de 100 personnes pour un seul homicide semblent être une tentative de tenir les adeptes de la FNMJN responsables des violences du 30 août 2023 et non pas de mener une véritable enquête sur l’homicide du policier et d’en poursuivre les responsables ». 6 membres de la Garde républicaine ont été poursuivis pour homicide dans le second procès. Mais l’enquête a été bâclée selon Amnesty. Mike Mikombe a été déclaré coupable pour avoir ordonné à ses hommes d’ouvrir le feu. Il a été écarté de l’armée congolaise et condamné à mort. Trois militaires ont été condamnés à des peines de 10 ans de prison.
Ndima et Kabwe passent entre les mailles de la justice
Le hic, c’est que le gouverneur militaire Constant Ndima et le major Peter Kabwe Ngandu n’ont jamais été inquiétés par la justice. Constant Ndima a certes été suspendu de ses fonctions de gouverneur, mais Peter Kabwe Ngandu est désormais commandant par intérim des forces spéciales du Nord-Kivu, une « promotion » par rapport au poste qu’il occupait avant le massacre de Goma. Pour Amnesty International, « les autorités de la RDC doivent rouvrir les enquêtes sur ce massacre, conformément aux normes régionales et internationales, afin d’établir la vérité et d’amener toutes les personnes impliquées à rendre des comptes, explique Tigere Chagutah, directeur régional Afrique de l’Est et australe. Le président Félix Tshisekedi doit interdire l’intervention de la Garde républicaine, y compris des forces spéciales, dans les opérations de maintien de l’ordre ». Amnesty demande aussi à la Cour pénale internationale (CPI) de « se pencher sur les homicides perpétrés le 30 août 2023 à Goma ».
« Le président Félix Tshisekedi doit suspendre immédiatement le général Constant Ndima »
Après son enquête approfondie, Amnesty estime avoir identifié trois officiers de l’armée qui devraient faire l’objet d’enquêtes individuelles pour de possibles crimes contre l’humanité : le général Constant Ndima, le colonel Mike Mikombe, déjà condamné mais dont l’enquête a été négligée, et le major Peter Kabwe Ngandu. « Le président Félix Tshisekedi doit suspendre immédiatement le général Constant Ndima, estime Tigere Chagutah, et le département des opérations de paix de l’ONU d’ouvrir sans délai une enquête indépendante sur le rôle de la Monusco, notamment de sa direction, et d’en rendre les conclusions publiques ». Sollicité par Amnesty, Constant Ndima a démenti avoir ordonné les fusillades sans s’expliquer sur son message officiel à l’origine des opérations militaires. Mike Mikombe a indiqué qu’il se trouvait au temple Wazalendo « par un simple concours de circonstance ». Et le major Peter Kabwe Ngandu n’a pas répondu aux conclusions préliminaires d’Amnesty.
Christophe Rigaud – Afrikarabia