Depuis son élection controversée de décembre 2018, Félix Tshisekedi doit à la fois « convaincre qu’il incarne l’alternance » en changeant le mode de gouvernance, tout en composant avec les intérêts de son nouvel allié, Joseph Kabila. Une équation délicate qu’analyse un récent rapport de l’Institut français des relations internationales (Ifri).
Le changement se fait attendre en République démocratique du Congo (RDC) 16 mois après l’arrivée à la présidence de l’opposant Félix Tshisekedi. Dans une note de l’Ifri intitulée « RDC : le changement à pas feutrés », Thierry Vircoulon et Marc-André Lagrange reviennent sur l’étrange début de mandat du nouveau président congolais. « Elections frauduleuses, cohabitation insolite et non véritable changement de pouvoir », les deux chercheurs dressent le portrait d’un « président minoritaire » et prisonnier de ses contradictions.
Félix Tshisekedi « doit convaincre la population et les partenaires étrangers de sa capacité à changer le paradigme de gouvernance de la RDC tout en composant avec le clan Kabila et ses intérêts ». Une équation complexe à résoudre qui fait dire aux auteurs « qu’un an après sa prestation de serment, force est de reconnaître que le changement promis se réduit à des effets d’annonce et au recyclage de promesses, d’idées et de projets laissés en jachère par les gouvernements précédents. »
« Sur-domination » du FCC
La note de l’Ifri revient tout d’abord sur la « saga électorale » qui a porté Félix Tshisekedi dans le fauteuil présidentiel. Et de rappeler « un processus électoral entaché de fraudes massives », ainsi qu’un « accord de partage du pouvoir » conclu avant l’annonce des résultats entre Joseph Kabila et Félix Tshisekedi. Ces élections aux résultats « fabriqués » consacrent la « sur-domination du FCC » de Joseph Kabila à l’Assemblée nationale, au Sénat et dans les Assemblées provinciales. « C’est dans cette position d’extrême faiblesse que Félix Tshisekedi a négocié la composition du gouvernement » expliquent Thierry Vircoulon et Marc-André Lagrange.
Cette cohabitation insolite débouche sur un exécutif largement pro-Kabila. « Bien que n’étant plus président, précise le rapport, Joseph Kabila et son clan gardent le contrôle des ministères de la Justice, des Mines, des Infrastructures et Travaux publics et de la Défense. Cette répartition du pouvoir reflète la continuité de la mainmise du clan Joseph Kabila sur les secteurs clefs aussi bien de l’économie que des services de sécurité. »
L’appareil sécuritaire toujours sous contrôle de Joseph Kabila
Dans ce contexte de partage du pouvoir, largement défavorable au nouveau président, Félix Tshisekedi opère des changements « soigneusement calculés et limités » au sein de l’appareil sécuritaire. Il nomme « des sécurocrates bien connus à Kinshasa, en l’occurence Justin Kakiak à la tête de l’Agence national de renseignements (ANR) qui dépend directement de la présidence, en remplacement de Kalev Mutond qui est sous sanctions européennes et américaines, et François Beya, ex-directeur de la Direction Générale des Migrations, comme son conseiller spécial en matière de sécurité. »
Les généraux sous sanctions internationales n’ont pas été écartés, et certains hauts gradés kabilistes ont même été promus « tels que Célestin Mbala Musense, chef d’état-major, et Jean Claude Yav, chef de la maison militaire, équivalent du chef d’état-major particulier. » Jaynet Kabila, la sœur jumelle de Joseph Kabila, a même été élue à la tête de la commission de défense et sécurité de l’Assemblée nationale. Des généraux emblématiques du régime répressif de Joseph Kabila, comme John Numbi, n’a pas été inquiété pour l’instant.
Des remaniements par petites touches
Mais début 2020, Félix Tshisekedi commence à remettre en cause « le statu quo à l’égard des sécuricrates kabilistes. » Jaynet Kabila et Kalev Mutond ont été interrogés par les services de sécurité. Félix Tshisekedi fait également convoquer plusieurs hauts gradés devant la Commission nationale de sécurité : « le général Muhindo Akili Mundos qui est le commandant de la 33e région militaire (Sud-Kivu et Maniema), le général Delphin Kahimbi, commandant des renseignements militaires et Léon Lukaku, directeur du contre-espionnage de l’ANR. Les deux derniers étaient accusés d’avoir mis en place un système d’écoute et Léon Lukaku avait été suspendu de son poste en février. »
« Delphin Kahimbi et Léon Lukaku ont tous deux été retrouvés morts dans des circonstances mystérieuses. Quelques jours plus tard, le 4 mars 2020, le général Fall Sikabwe, commandant de la 3e région militaire a été mis aux arrêts pour détournement de fonds. » Félix Tshisekedi remanie même jusqu’au chef de la Garde républicaine en nommant le général Christian Tshiwewe Songesha en remplacement d’Ilunga Kampete, « une des personnalités de la répression kabiliste. »
Le décollage économique et social se fait attendre
Pour répondre aux immenses attentes de la population congolaise en matière de développement, le président Tshisekedi a beaucoup promis. Deux volets incarnent la volonté présidentielle : la gratuité de l’enseignement primaire et le programme des « 100 jours ». Ce programme d’urgence basé sur une longue liste de projets de construction et d’infrastructures est évalué à « 304 millions de dollars et financé à hauteur de 234 millions par des fonds publics. »
Mais les conditions de réalisation de ce programme laisse à désirer : « la plupart des contrats du programme des 100 jours ont été passés de gré à gré dans des conditions douteuses et leur taux de réalisation (8,7 %) est très faible » pointe la note de l’Ifri. Des sociétés para-étatiques comme le Fonds National d’Entretien Routier (FONER) ou le Fonds de Promotion de l’Industrie (FPI) sont mises à contribution. Problème : ces organismes dirigés par des proches de Joseph Kabila sont « soupçonnés de détournements de fonds » ou de travailler avec « des sociétés fantômes. »
Concernant l’ambitieux et nécessaire gratuité de l’enseignement primaire, les résultats ne sont pas au rendez-vous en septembre 2019. La rentrée est chaotique, les classes sont surchargées et les enseignants en colère. En cause, le manque criant de moyens financiers. « Les experts doutent que la RDC puisse se permettre une telle mesure avec un budget compris entre 3 et 5 milliards de dollars par an. Or, le coût total de l’enseignement primaire gratuit est estimé à 2,9 milliards de dollars, soit 40 % du budget de 2019. »
Grands travaux et secteur minier à la peine
Les grands travaux d’infrastructures souffrent également de tonitruantes annonces qui restent sans effets. Grand Inga, pont entre Brazzaville et Kinshasa, port de Banana, réseau ferroviaire… ces projets restent au point mort. « Le partenaire espagnol (AEE Power Holdings) s’est retiré du projet hydroélectrique » d’Inga. « Craignant la concurrence de Pointe-Noire, les autorités de RDC ont fait marche arrière sur le projet de pont entre Brazzaville et Kinshasa. Tandis que la réhabilitation du réseau ferroviaire est une tâche pharaonique qui nécessiterait plus d’un mandat présidentiel pour être menée à bien, le projet du port de Banana avait déjà été lancé en 2011 avec la Corée du Sud puis relancé en 2015 avec la Chine et relancé une troisième fois en 2018 avec Dubaï. De 2011 à nos jours aucune construction n’est sortie de terre. »
Véritable tiroir-caisse du pays et « moteur de l’économie congolaise », le secteur minier est « au bord de la récession ». Les entreprises minières continuent de faire pression sur le pouvoir pour renégocier les redevances à la baisse, après une hausse imposée par Joseph Kabila avant son départ. « Pour l’heure, ils n’ont pas obtenu gain de cause » relèvent Thierry Vircoulon et Marc-André Lagrange. « Au code minier et à l’insécurité s’est ajoutée la chute des cours du cobalt tout au long de l’année 2019 », si bien que le géant minier Glencore a fermé l’une de ses mines. Avec la crise du Covid-19, « la récession mondiale et l’absence de changement de la politique minière des autorités congolaises ne vont pas inciter les « grands miniers » à investir en 2020. »
Lutte anti-corruption : attention à l’effet boomerang
La lutte contre la corruption a été érigée en principale priorité du mandat de Félix Tshisekedi. Une nécessité impérieuses lorsque l’on constate que la « corruption systémique est le principal obstacle au développement » de la RDC. Plusieurs personnalités ont été ciblées par des enquêtes ou des mises en cause, comme le ministre de la Santé, Oly Ilunga, inculpé pour avoir détourné 4,3 millions de dollars ; l’ex-porte-parole du gouvernement, Lambert Mende, a été interpellé et relâché après protestation du FCC ; Albert Yuma, un très proche de Joseph Kabila, directeur général de la Gécamines et président de la FEC. « Ce dernier est mis en cause dans le cadre d’un prêt de plusieurs centaines de millions de dollars accordé par l’entreprise de Dan Gertler, la société Ventora, à la Gécamines en 2017. » Mais la personnalité politique la plus emblématique mise en cause reste le propre directeur de cabinet et allié politique de Félix Tshisekedi, Vital Kamerhe. Ce dernier est soupçonné d’avoir détourné 50 millions de dollars dans le financement des travaux du programme des 100 jours.
Avec l’arrestation et la mise en détention provisoire de son propre directeur de cabinet, Félix Tshisekedi « met certes en cause des personnalités du clan Kabila, mais aussi les mauvaises pratiques de son entourage proche ». « Une arme à double tranchant ? » s’interrogent les chercheurs. Autre point soulevé : « l’usage de la lutte contre la corruption pour évincer ses adversaires politiques (…) La mise en cause judiciaire de Vital Kamerhe est à la fois à l’avantage de Félix Tshisekedi et de Joseph Kabila : le pouvoir présidentiel cesse d’être bicéphale et Joseph Kabila savoure la seconde mise à l’écart de celui à qui il n’a jamais pardonné sa traîtrise. » La détention de Vital Kamerhe éloigne le patron de l’UNC d’une possible candidature à la présidentielle de 2023.
Gare à la montée des tensions sociales
Dernier grand chantier de Félix Tshisekedi analysé par l’Ifri : la politique étrangère. « Le nouveau président a pris le contre-pied de son prédécesseur et s’efforce de construire ses propres alliances sécurisantes dans le contexte de cette cohabitation inédite et tendue. » Objectifs : rompre l’isolement diplomatique instauré par Joseph Kabila et chercher des soutiens politiques, sécuritaires et économiques à l’internationale. Félix Tshisekedi a multiplié les déplacements et en a profité pour renouer avec les Etats-unis et la Belgique, « deux gouvernements ouvertement opposés à Joseph Kabila. »
Le président congolais s’active également dans la sous-région et ménage ses voisins : Rwanda, Ouganda, Angola. « L’idée d’une coopération sécuritaire entre le Rwanda et la RDC » pour éradiquer l’insécurité à l’Est du pays est réactivée. « Mais ce projet ambitieux de coopération sécuritaire régionale s’est immédiatement heurté aux réalités géopolitiques externes et internes : le Rwanda a des contentieux avec ses voisins burundais et ougandais (…) et l’élite et l’opinion publique congolaises restent viscéralement anti-rwandaises. » Au final, « l’idée d’un état-major intégré pour combattre les groupes armés de l’Est congolais qui était débattue en octobre à Goma semble être abandonnée. » Mais pour les deux chercheurs, « la politique d’ouverture diplomatique de Tshisekedi porte ses fruits » : la Banque mondiale et le FMI ont promis un soutien financier de 1,6 milliard de dollars à la RDC.
Pour l’année à venir, la note de l’Ifri estime que 2020 doit être l’année « des premiers changements. » Car pour le moment, les annonces présidentielles semblent « sans impact sur les conditions de vie des Congolais. » Et avec la crise du Covid-19, « la grogne sociale monte (…) et le désenchantement palpable ». Les grèves se sont multipliées au cours de l’année 2019 : policiers, journalistes, enseignants, médecins, magistrats… La crise sanitaire a également favorisé la hausse des prix des produits de première nécessité et le dollar flambe. Les deux chercheurs redoutent l’accentuation des tensions sociales « alimentées par la promesse d’un changement de gouvernance qui, un an plus tard, se fait toujours cruellement attendre. »
Christophe RIGAUD – Afrikarabia
Que dire, un article interessant mais avec certains vocables dignes d’une d’une opposition télécommandée et téléguidée
Cet article présente des projections de négativité. Vous semblez espérer une catastrophe. Je crois que tout le monde est bien conscient qu’il s’agit d’une situation délicate. Mais je vous sens juste timide de suggérer qu’il a échoué. Prématuré pendant 16 mois sur une période de cinq ans. De plus, je préférerais avoir de tels problèmes alors un pays en péril de guerre. Là encore, ce type de reportage est attendu de VOUS.
Ces analyses s’organisent et s’articulent sur la personne de Tshisekedi et ses pourvoyeurs nationaux et Internationaux. Quant est ce que ces analyses se porteraient sur le systeme de gestion de la chose africane, la personne africaine, la nation africaine comme une substance reelle et non pas comme une abstraction intellectuelle? Tshisekedi, Kabila, Kamerhe, Mobutu…etc sont des individus et la nation congolaise ou est-elle dans ces fanfares? Je voudrai, intellectuellement, que ces analyses s’orientent et se focalisent sur le systeme (herite, immite, copier, cree) de gestion qui assujetis l’africain et qui le rend pratiquement incapable de se gouverner seul. Voila mon profond souci.
Bonjour.
Je viens de parcourir les commentaires des uns et des autres en rapport avec votre article.
L’article promeut l’approche individualiste et s’attache moins, si pas du tout à l’approche institutionnelle. Du coup, comme le souligne d’ailleurs, le commentaire précédent, l’individu ou l’acteur « isolé » paraît prépondérant aux institutions ou normes.
C’est pourquoi, l’analyse, bien évidemment intéressante, le serait davantage en recourant à ces deux approches. Je suis d’accord avec l’histoire des hommes forts, des homes providences du temps post colonial. Mais, ces hommes recourent aussi, parfois et souvent, selon que les objectifs visés s’y accordent ou pas, aux Constituions, lois, règlements.