C’est une audience correctionnelle insolite qui se tiendra jeudi 19 janvier 2023 à Paris : Aloys Ntiwiragabo, ancien colonel et ex-patron du Renseignement militaire des Forces armées rwandaises durant le génocide des Tutsi, poursuit pour injures publiques la journaliste d’investigation Maria Malagardis. En cause un tweet citant un article de Mediapart et parlant d’un Nazi africain. Mais une procédure qui pose des questions sur l’impunité du plaignant.
Par Jean-François DUPAQUIER
Haut dignitaire du régime rwandais puis fuyard d’un pays à l’autre depuis juillet 1994, le colonel Aloys Ntiwiragabo avait autrefois pour principe la discrétion. Il évitait la publicité, les photos, les déclarations publiques et les médias en général, attentif à ne pas signer de son nom des textes emblématiques des génocidaires dont il était l’un des principaux rédacteurs. [1] Une stratégie payante : au début des années 2000, après avoir envisagé de le faire arrêter et juger, le Parquet du Tribunal pénal international pour le Rwanda était passé à d’autres urgences.[2]. Au même moment en France la Direction de la surveillance du territoire (DST, aujourd’hui DGSI), avait « cuisiné » sa famille installée à Fleury-les-Aubrais (Loiret) et à Rouen (Seine Maritime). Avant de mettre son dossier « sous la pile ».
La discrétion, une stratégie longtemps payante
Aloys Ntiwiragabo avait disparu des radars, certains le disaient même mort. Par ailleurs, les dossiers de la direction du Renseignement militaire rwandais (G2) avaient été méthodiquement détruits ou bien cachés au moment où les génocidaire s’étaient enfuis. Ses collaborateurs étaient mutiques. Il faut dire que les enquêteurs du TPIR n’avaient pas toujours la compétence, la curiosité, ni la force de travail requises…
Le voile du silence, de prudence et d’incurie judiciaire aurait définitivement protégé Aloys Ntiwiragabo si Théo Englebert, un journaliste de Mediapart, ne l’avait débusqué en février 2020 au quatrième étage d’une HLM dans la banlieue d’Orléans. Dans un article paru le 24 juillet 2020[3]., Mediapart le décrit dans un quartier tranquille où personne ne connaissait son passé : « Qui pourrait se douter que ce septuagénaire aux larges lunettes est en réalité Aloys Ntiwiragabo, l’ancien maître espion du Rwanda, l’un des architectes présumés du génocide des Tutsis, le fondateur et dirigeant d’un groupe armé parmi les pires d’Afrique centrale, recherché des années durant par la justice internationale ? »
Silence, prudence et incurie judiciaire
Le scoop de Mediapart eut des répercussions judiciaires : le Parquet français ouvrait une « enquête préliminaire » sur le rôle de Ntiwiragabo, tandis que le Parquet de Kigali émettait un mandat d’arrêt international contre lui. Normalement, ces deux procédures auraient dû progresser rapidement, car on dispose d’informations convergentes sur le rôle du « G2 » au Rwanda.
Une note qu’Aloys Ntiwiragabo signa le 17 novembre 1993, moins de cinq mois avant le début de l’extermination, accusait « les Tutsi de Kigali » dans leur ensemble de suivre des formations militaires données par le FPR car, précisait le G2, « Il y aurait des mots codés ainsi que des signes conventionnelles (sic) non encore connues (re-sic) que vont utiliser les TUTSI à l’heure H du massacre des HUTU dans la Capitale ». [4]
Visé par un mandat d’arrêt international
Aloys Ntiwiragabo emploie déjà les éléments de langage que reprendra la Radio-télévision libre des Mille collines (RTLM) et qui serviront à généraliser les tueries de Tutsi au nom de la légitime défense : tuer pour ne pas être tué. La note du 17 novembre 1993 montre le patron du G2 en pleine opération de désinformation. En vérité, les Tutsi étaient hantés par le risque de génocide depuis la « Révolution sociale » de 1959 qui les avait chassés du pouvoir à force de massacres. Aucun témoignage ni écrit crédibles n’a jamais documenté l’inverse : un projet de génocide des Hutu…
La perspective d’un génocide des Tutsi a été formulée dès 1963 par Grégoire Kayibanda, alors président de la République. Plusieurs tentatives de Tutsi de la diaspora de reprendre le pouvoir par la force avaient vite avorté. Les autorités s’étaient vengées en faisant exterminer des milliers de civils tutsi. Un coopérant originaire de Suisse, Denis Vuillemin, dénonçait en 1964 « la manifestation d’une haine raciale soigneusement entretenue ». [5] Le philosophe, mathématicien et Prix Nobel Bertrand Russel appelait à faire cesser « le massacre d’hommes le plus horrible et le plus systématique auquel il ait été donné d’assister depuis l’extermination des Juifs par les Nazis en Europe ». [6] Radio Vatican convoqua également la mémoire du nazisme : « Depuis le génocide des Juifs par Hitler, le plus terrible génocide systématique a lieu au coeur de l’Afrique. (…) Des milliers d’hommes sont tués chaque jour. » [7]
En 1963-1962, des massacres génocidaires de type nazi
Dans un discours prononcé le 11 mars 1964, le président Grégoire Kayibanda prophétisa la fin de la « race » tutsi : « En supposant que vous réussissiez l’impossible en prenant d’assaut la ville de Kigali, […] vous le dites entre vous :ce serait la fin totale et précipitée de la race tutsi. Qu’est-ce qui se rend coupable de génocide ? […] Que ces complices en subissent les conséquences, il n’y a rien de plus normal. » [8] Dans ce discours prononcé trente ans avant le génocide des Tutsi de 1994, le président de la République employait le mot « génocide » à une quinzaine de reprises pour en menacer les Tutsi. Et accusait les Tutsi d’être, le cas échéant, responsables de leur propre génocide, un argumentaire repris par les négationnistes jusqu’à nos jours.
A la suite des pogroms de 1992, François-Xavier Nsanzuwera, procureur de la République de Kigali, publia un opuscule aujourd’hui célèbre où il comparait les miliciens Interahamwe de l’ex-parti unique aux miliciens SA des Nazis.[9]
L’historien Jean-Pierre Chrétien dénonce un « nazisme tropical »
L’historien Jean-Pierre Chrétien dénonça le 24 avril 1994 dans Libération, en plein génocide, un « nazisme tropical ». Il a par la suite expliqué la pertinence du choix de cette expression dans la revue d’histoire Vingtième siècle[10]. La formule fit mouche sur les réseaux sociaux (environ 5 500 000 occurrences à ce jour). Je l’ai moi-même utilisée à de nombreuses reprises par la suite.
La référence à un régime nazi africain pour qualifier la direction des opérations survenues au Rwanda dans les années quatre vingt dix est inscrite dans le langage quotidien désormais. Elle définit adéquatement l’enjeu tragique de ces événements. Un nazisme tropical ou africain. Ce sont les mots qui définissent le mieux ce qui s’est produit.
S’il était absent de Kigali le soir du déclenchement du génocide, Aloys Ntiwiragabo est accusé et poursuivi pour avoir joué un rôle important dans la préparation et la perpétration de ce nazisme tropical. Comme chef du Renseignement militaire (G2), il était l’une des personnes les mieux informées du Rwanda. Or il n’existe aucun document, témoignage – ou déclaration de sa part – laissant supposer qu’il a dénoncé la préparation du génocide ou s’y serait opposé. Et ce, jusqu’aujourd’hui. Il n’a jamais manifesté le moindre signe de repentance, au contraire.
Aloys Ntiwiragao, désinformateur très habile
Des documents retrouvés au ministère de la Défense, des dépositions de témoins et des expertises au TPIR, il ressort que le G2 était un service cumulant information militaire et information extérieure, comme si en France la DGSE et la DGSI fusionnaient. Tout-puissant en 1994, Aloys Ntiwiragabo s’est aussi révélé un désinformateur très habile après sa fuite au Zaïre (actuelle RDC), signant plusieurs textes visant à disculper les « génocidaires » de toute responsabilité dans l’extermination des Tutsis du Rwanda.
C’est notamment le cas du long texte intitulé « Contribution des FAR à la recherche de la vérité sur le drame rwandais », non signé mais dont il a reconnu la paternité devant le juge Jean-Louis Bruguière, document qui reproduit fidèlement la thèse des auteurs du coup d’Etat de 1994, thèse contredite par le travail d’enquête dans ce dossier fleuve Aloys Ntiwiragabo avait été convoqué par le juge français car il prétendait « prouver » la responsabilité des Tutsi dans l’attentat du 6 avril 1994 qui a servi de déclencheur au génocide. Air connu : il cherchait ainsi à leur faire porter la responsabilité de leur propre extermination.
Aloys Ntiwiragabo appartient au cercle qui diffuse l’idéologie extrémiste
En définitive il a été prouvé que les missiles avaient été tirés depuis le camp de la Garde présidentielle ou ses abords – ce que Aloys Ntiwiragabo pouvait difficilement ignorer pas plus que la convergence des indices pour imputer aux auteurs du coup d’Etat des 6 et 7 avril 1994 la responsabilité des événements qui allaient survenir simultanément à la chute du Falcon.
Avant et pendant le génocide et selon les sources citées par Wikipedia, « le G2 définit une liste d’ennemis de l’intérieur et de l’extérieur, où figurent notamment les Tutsi et dont la paternité est attribué à Aloys Ntiwiragabo par le Tribunal pénal international pour le Rwanda. Le G2 diffuse également de fausses informations à la radio. Aloys Ntiwiragabo est partie prenante des réunions quotidiennes de l’état-major des forces armées rwandaises pendant le génocide. Il appartient au cercle du pouvoir présidentiel de l’Akazu, qui répandra l’idéologie d’extrémistes radicaux rwandais qui conduira au génocide.. » [11]
Aloys Ntiwiragabo devient général-major des FDLR
Le rôle d’Aloys Ntiwiragabo comme désinformateur du juge Jean-Louis Bruguière est avéré. Il en va de même de son action à la tête des Forces Armées Rwandaises en exil, qui deviennent un mouvement armé hutu sous le nom d’ALIR puis de FDLR, reprenant l’idéologie de type nazi qui a préparé et accompagné l’extermination des Tutsi du Rwanda.
Aloys Ntiwiragabo deviendra général-major des FDLR lors de la seconde guerre du Congo en 1998, Les FDLR s’enracinent solidement dans la province du Kivu. Menaçant le Rwanda d’une reconquête armée, les FDLR infiltrent les forces armées congolaises dont elles deviennent les supplétifs, puis l’ensemble de la société civile. Elles finissent par persuader une partie des habitants de RDC que les Tutsi congolais sont des étrangers qui menacent leur sécurité, bien que ceux-ci soient installés au Congo depuis des siècles. De nombreux Tutsi congolais sont persécutés ou tués, aujourd’hui encore.
Ses collègues des FDLR condamnés en Allemagne
Plusieurs enquêtes de l’ONU ont montré le rôle criminel de chefs des FDLR réfugiés en Europe et font état de la prédation tragique de ce groupe armé dans la Région des Grands Lacs en perpétuant l’idéologie génocidaire et la haine du Tutsi. En novembre 2009, Ignace Murwanashyaka, le président des FDLR et Straton Musoni, vice-président de cette organisation, ont tous deux été arrêtés en Allemagne où ils vivaient depuis plusieurs années.[12]
Le 28 septembre 2015, ils ont été condamnés respectivement à 13 ans et 8 ans de prison par une Cour de Stuttgart, en Allemagne.[13] L’on parle d’un procès exemplaire en Europe.
En France, Aloys Ntiwiragabo lourdement cité dans cette procédure a continué de couler des jours tranquilles. A présent, cet homme sur qui pèsent – c’est une litote – de graves soupçons espère faire condamner en justice une journaliste pour « injure publique ».
En effet le 24 juillet 2020, relayant un tweet d’Edwy Plenel, directeur de Mediapart, Maria Malagardis, de Libération, commentait le lien avec l’article de Mediapart par un tweet en ces termes : « Un nazi africain en France ? Quelqu’un va-t-il réagir ? »
Aloys Ntiwiragabo porte plainte pour « injure publique »
C’est Aloys Ntiwiragabo qui a réagi par une plainte pour « injure publique ». Il s’est constitué partie civile. Un juge d’instruction a estimé la procédure normale, recevable, et il a renvoyé Maria Malagardis devant le tribunal judiciaire.[14]
Curieusement, le plaignant n’a pas invoqué le délit de diffamation par voie de presse, craignant sans doute d’ouvrir un débat sur le rôle qui fut le sien à l’époque. Mais en fin de compte, la journaliste n’a pas qualifié le personnage d’auteur d’un crime quelconque. Elle s’est limitée à prendre une référence usuelle pour désigner un dignitaire d’un régime qualifié de nazi par les analystes avertis. Être nazi, c’est peut être difficile à assumer lorsqu’on veut faire oublier son passé mais pour la journaliste, ce qualificatif relève de sa liberté d’expression et de presse qui mérite protection contre celui qui cherche à effacer un passé dont le récit s’appuie quand même sur des preuves solides… et ce bien au-delà du débat judiciaire sur d’éventuels comportements criminels. Maria Malagardis n’injurie pas, elle qualifie, forte de ses convictions et des preuves dont elle dispose. Aloys Ntiwiragabo doit assumer qu’il fut dignitaire d’un régime nazi tropical ou africain. C’est tout l’enjeu du procès.
Reste la lenteur exemplaire de la police et de la justice françaises dans ce dossier où l’intéressé vivait tranquillement à l’abri des poursuites. Les mots manquent pour dire l’abjection d’une plainte qui a vu cette procédure judiciaire conduire à l’audience de ce jeudi. Paris n’a pas mis à exécution le mandat d’arrêt international émis voici deux ans. Le parquet national antiterroriste avait ouvert une enquête préliminaire pour « crimes contre l’humanité » contre Aloys Ntiwiragabo. Cette enquête, à notre connaissance, n’a pas progressé d’un pouce.
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[1] Lire notamment Commandement des Forces Armées Rwandaise sen exil, « Contribution des FAR à la recherche de la vérité sur le drame rwandais », polycopié, 134 pages, non daté (vraisemblablement 1995) accessible sur :
https://francegenocidetutsi.org/FarRechercheVeriteDecembre1995.pdf
Sur PV d’audition, Aloys Ntiwiragabo a reconnu devant le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière être l’un des principaux rédacteurs de ce texte non signé.
[2] Témoin-expert pour le TPIR, l’auteur de cet article s’est entretenu avec plusieurs membres du parquet sur le cas d’Aloys Ntiwiragabo entre 2000 et aujourd’hui.
[3] Mediapart, 24/07/2020. « Aloys Ntiwiragabo, pilier présumé du génocide des Tutsis, se terre en France », accessible sur : https://www.mediapart.fr/journal/international/240720/aloys-ntiwiragabo-pilier-presume-du-genocide-des-tutsis-se-terre-en-france
[4] République rwandaise, Ministère de la Défense Nationale, Armée Rwandaise, Etat-Major, G2. Objet : fiche de renseignement. 17 nov.93, signé NTIWIRAGABO Aloys, Col. BEMSG G2 EM AR.
[5] Le Monde, 4 février 1964. Cité par Jean-Pierre CHRETIEN et Marcel KABANDA, « Racisme et génocide. L’idéologie hamitique », Ed. Belin, Paris, p. 147 et suivantes,
[6] Le Monde, 6 février 1964.
[7] Radio Vatican, citée par René LEMARCHAND, « Rwanda and Burundi », Ed. Praeger, Londres et New-York 1970, p. 224.
[8] Texte publié par le ministère des Affaires étrangères à Kigali, in Rwanda, Carrefour d’Afrique, éditorial, n°31, mars 1964. Cité par Jean-Pierre CHRETIEN et Marcel KABANDA, « Racisme et génocide… », op. cit. pp. 150-151.
Le discours du président Kayibanda est également reproduit dans le livre de Jean Shyirambere Barahinyura, « Rwanda trente deux ans après la révolution sociale de 1959 : réflexions sur le mouvement terroriste Inyenzi et Inyenzi rajeunis alias FPR-Inkotanyi dans leurs tentatives de réinstauration du pouvoir Tutsi au Rwanda » (1992, édition à compte d’auteur)
[9] François-Xavier Nsanzuwera, La magistrature rwandaise dans l’étau du pouvoir exécutif. La Peur et Le Silence Complices de L’arbitraire, Ed. Collectif des Ligues et Associations de défense des droits de l’homme au Rwanda (CLADHO), 1993, Kigali, 120 pages.
[10] « Un ‘nazisme tropical’ au Rwanda ? Image ou logique d’un génocide », Vingtième siècle, octobre 1995, pp. 131-142.
[11] https://fr.wikipedia.org/wiki/Aloys_Ntiwiragabo
[12] Cf le livre de Dominic Johnson, Simone Schlindwein et Bianca Schmolze, « Les FDLR, histoire d’une milice rwandaise : des forêts du Kivu aux tribunaux de l’Allemagne » Version francaise du livre original « Tatort Kongo – Prozess in Deutschland », publié par Ch.Links Verlag, Berlin, Allemagne Traduction de l’allemand: Francois Misser et Dominic Johnson Mise à jour: Dominic Johnson et Simone Schlindwein. Version privée frqnçaise de l’ouvrage original en allemand.
[14] Ce jeudi 19 janvier 2023 13 h 30, TGI de Paris