Alors que le secrétaire général adjoint aux opérations de paix des Nations unies, Jean-Pierre Lacroix, séjourne actuellement en République démocratique du Congo (RDC) pour préparer le retrait de la Monusco, prévu fin 2024, Luc Henkinbrant*, ancien directeur d’Amnesty International Belgique Francophone, plaide pour un désengagement partiel des casques bleus et le renforcement « d’une composante civile chargée de lutter contre l’impunité » et d’instaurer « des mécanismes de la justice transitionnelle ».

Par Luc Henkinbrant
Le Bureau de coordination de la société civile du Sud-Kivu a remis à Jean-Pierre Lacroix, un mémorandum intitulé « Regard et position de la société civile du Sud-Kivu sur le désengagement de la MONUSCO en République Démocratique du Congo : défis et perspectives ». Cette prise de position a le grand mérite d’exister, d’avoir analysé le contexte et d’avoir formulé des recommandations à l’ONU « pour éviter qu’après le désengagement de la MONUSCO, la situation ne soit égale ou pire qu’avant ».
Un contexte précaire et imprévisible
La société civile du Sud-Kivu constate tout d’abord que le contexte sécuritaire, politique, socio-économique et environnemental demeure assez précaire et imprévisible : « Au niveau local, il y a prolifération et persistance des groupes armés étrangers et nationaux. Ceci pose une réelle question sur le bilan réel de la Mission après 23 ans. A l’arrivée de la MONUC en 1999, l’Est de la RD Congo comptait seulement une dizaine des groupes années et à son départ aujourd’hui, on en compte une centaine. Comment envisage-t-on alors la problématique de la protection des civils devant cette évidence ? »
Autre constat : « Au niveau national, nous assistons à des tirs croisés entre Kinshasa et Kigali avec des discours diplomatiques de la Communauté internationale très ambigus et imbus d’une certaine hypocrisie selon qu’on est à Kinshasa ou à Kigali ». Et de signaler une autre menace actuelle pour la sécurité : « Par ailleurs, le processus électoral en cours et le scrutin du 20 décembre 2023, tintés de plusieurs irrégularités risquent d’alimenter une situation favorable à l’instabilité politique et sécuritaire du pays ». Au niveau international, les signataires de cette position de la société civile du Sud-Kivu constate un clivage dangereux entre les différentes puissances en ce qui. concerne la question de la paix dans la région des grands lacs africains en général et du Congo en particulier. « Ce clivage entre les USA, l’UE, la RUSSIE, l’UA, la SADC, l’EAC, etc. consacre malheureusement le deux poids deux mesures dans le traitement de violations massives des droits humains que subissent les congolais ». Et de conclure en avertissant : « Nous attirons l’attention de l’ONU sur l’expérience malheureuse de sa mission (MINUAR) au Rwanda en 1994. Plus jamais ça! ». Au Rwanda, en avril 1994, la MINUAR s’est retirée précipitamment du pays alors que les massacres se mettaient massivement en route. L’ONU sait parfaitement ce qui a suivi : le génocide. A travers cette comparaison, les signataires font donc savoir que la situation actuelle à l’est de la RDC est une menace très sérieuse pour la paix et la sécurité !
En conséquence, on s’attendrait logiquement à ce que la société civile, devant « le déluge qui pourrait embraser encore toute la région » condamne le retrait de la MONUSCO et demande plutôt au Conseil de sécurité de la maintenir, tout au moins partiellement, en adaptant son mandat pour mieux faire face à cette menace. D’autant plus que le Conseil de sécurité lui-même, dans sa dernière résolution 2717 (2023) (renouvelant le mandat de la MONUSCO jusqu’au 20 décembre 2024 tout en entérinant le plan de retrait progressif de la Mission) a clairement reconnu l’existence de cette menace en « Constatant que la situation en République démocratique du Congo demeure une menace pour la paix et la sécurité internationales dans la région ».
Des recommandations naïves et illusoires
Or, il n’en est rien. Au lieu de formuler cette demande, l’organe de coordination de la société civile recommande « Que le Conseil de sécurité prenne des mesures draconiennes et préventives concrètes pour que les agresseurs de la République démocratique du Congo et leurs acolytes visibles et ceux qui agissent dans l’ombre ne profitent pas du désengagement de la MONUSCO pour faire le déluge qui pourrait embraser encore toute la région ». C’est croire naïvement que la MONUSCO , déjà occupée à plier bagages au Sud-Kivu (qu’elle doit quitter en avril prochain selon le plan de retrait), va être capable de décider et mettre en oeuvre en quelques mois « des mesures draconiennes et préventives concrètes » qu’elle a été incapable de prendre et d’appliquer pendant près d’un quart de siècle de présence en RDC. Autre preuve de naïveté et d’irréalisme, la société civile recommande « Que le Conseil de sécurité veille à la convocation d’un forum régional entre les acteurs de la société civile, les hauts responsables politiques de la régions (chefs d’Etats) ainsi que les responsables des organisations régionales et internationales sur les nouveaux risques d’implosion des violences au niveau régional ». Comme si, de nouveau, ce qui n’a pas été fait pendant vingt ans – mettre autour de la table « les agresseurs de la République démocratique du Congo et leurs acolytes visibles et ceux qui agissent dans l’ombre » – allait miraculeusement être réalisé par les onusiens en train de faire leur valise.
Justice transitionnelle : des vœux pieux.
La prise de position de la société civile déclare aussi que « de manière urgente et avec acuité, certaines questions se posent à tous comme des préalables pour que la paix, la cohabitation pacifique et le développement arrivent non seulement au Congo mais aussi dans la sous-région des grands lacs ».
La « question de la justice transitionnelle comme une réponse holistique aux multiples violations des droits humains sur le territoire congolais » est la plus évoquée et de façon assez précise : c’est « la question du rapport mapping, la publication de ses annexes et la mise en place d’un Tribunal pénal international pour le Congo ». Il est spécifiquement recommandé à l’ONU « de s’assumer et de changer le narratif des crimes et violations massives des droits humains commis en République Démocratique du Congo, en publiant les annexes du rapport mapping longtemps gardés dans les tiroirs des Nations Unies » ainsi que « de mettre fin aux attitudes et discours diplomatiques ambigus de la Communauté internationale sur la situation de l’Est du Congo en condamnant et en punissant tous les auteurs des crimes graves par un Tribunal Pénal international pour le Congo ». Ces recommandations aussi ressemble fort à des vœux pieux. Comment tout cela, qui n’a pas été mis en œuvre depuis des années ni par le BCNUDH (Bureau Conjoint des Nations Unies aux Droits de l’Homme) ni par le HCDH (Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme), pourrait-il brusquement se débloquer et progresser alors que la MONUSCO est en train de battre en retraite et se focalise sur son désengagement ?
Aucune remise en question du désengagement
Il est étonnant que la société civile du Sud-Kivu (et la société civile congolaise ?) ne remette à aucun moment en question ce désengagement. Elle semble principalement préoccupée par la question de « la recherche des financements » et celle de « la localisation de l’appui aux organisations de la Société civile qui vont continuer à interagir, d’abord avec le gouvernement congolais mais aussi avec ces différentes agences des Nations Unies sur différentes questions de la vie de la population ». (…) Quel est le plan d’appui de l’ONU aux organisations de la société civile qui par obligations morales et citoyennes vont continuer à agir sur toutes ces questions qui, d’une manière ou d’une autre étaient prises en charge par la Mission ?
En clair et en résumé : où est l’argent ? Et de recommander à l’ONU« d’être claire et précis sur la localisation de l’aide et de rendre public leur plan d’appui aux organisations de la société civile afin qu’elles soient plus efficaces durant et après le désengagement de la Mission en République Démocratique du Congo » et pour ce faire, que l’ONU « Avant le désengagement effectif de la MONUSCO envisage une grande réunion entre elle, le gouvernement congolais et la société civile pour une bonne coordination de ce retrait ». Il ne faut pas se faire d’illusions : le retrait effectif de la MONUSCO et le transfert des tâches aux agences du système des Nations Unies (PNUD, UNICEF, HCR, PAM,FAO, HCDH, UN WOMEN, etc.) va se traduire par un affaiblissement, voire même un effondrement, de nombreux programmes et projets, y compris de ceux mis en œuvre par les organisations de la société civile.
Pour un autre retrait
La société civile congolaise devrait donc se ressaisir, remettre en question le plan de retrait total de la MONUSCO et exiger un retrait partiel qui réduirait très sensiblement la composante militaire de la Mission au profit d’un renforcement substantiel de la composante civile en la dotant d’un nouveau mandat.
Sans vouloir être exhaustif sur les priorités qui pourraient figurer dans ce mandat et en se limitant, pour ne pas être trop long, à la question cruciale de la lutte contre l’impunité et de la mise en place des mécanismes de la justice transitionnelle, il devrait être demandé au Conseil de Sécurité de prier le Secrétaire général de constituer une Équipe d’enquêteurs intégrée dans le BCNUDH et la MONUSCO. Cette équipe serait comparable à celle qui a été déployée en Irak, la UNITAD (la Mission des Nations Unies chargée de concourir à amener Daech/État islamique d’Iraq et du Levant à répondre de ses crimes,) mission qui a été dirigée pendant 5 ans par l’actuel procureur de la CPI. Cette Equipe d’enquêteurs viendrait en appui aux efforts engagés à l’échelle nationale, pour amener les auteurs présumés de crimes internationaux commis en RDC ces dernières décennies, en particulier ceux qui portent la responsabilité la plus lourde, à rendre des comptes, en recueillant, conservant et stockant des éléments de preuve d’actes susceptibles de constituer des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des crimes de génocide perpétrés en RDC. Ces éléments de preuve relatifs à ces crimes, notamment ceux recueillis par l’Equipe d’enquêteurs lors de l’exhumation des centaines de fosses communes (en partie répertoriées et localisées par le Rapport Mapping), devraient être utilisés dans le cadre de procédures pénales justes et indépendantes menées, conformément au droit international applicable, devant les tribunaux compétents, nationaux, internationaux et internationalisés. Cette proposition, ainsi que d’autres concernant une stratégie holistique de justice transitionnelle, avaient déjà été détaillées dans un article publié dans Afrikarabia en 2020 à l’occasion d’une précédente visite de Jean-Pierre Lacroix, Secrétaire général adjoint et chef des opérations de maintien de la paix sous le titre prémonitoire « Un nouveau mandat pour la MONUSCO : mettre en œuvre la justice transitionnelle en RDC ».
Pour résumer en quelques mots : NON à un retrait total, OUI à un désengagement partiel de la MONUSCO, assorti d’un nouveau mandat.
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*Prof. Luc Henkinbrant : Docteur en Droit (UCL), Ancien directeur d’Amnesty International Belgique Francophone (AIBF) (1985-1995), Ancien Human Rights Officer et Coordonnateur de l’Unité de lutte contre l’impunité et de justice transitionnelle du BCNUDH en RDC (2001-2011), Professeur invité à l’Université Catholique de Bukavu (UCB) (Cours : DPI, DIH, Mécanismes de la Justice Transitionnelle) et à l’ACAMIL (Académie militaire de la RDC)(2014), Cofondateur du Mémorial en ligne des victimes des crimes impunis commis en RDC. Contact : luc.henkinbrant@gmail.com