Stéphane Audoin-Rouzeau et André Burguière, historiens à l’École des hautes-études en sciences sociales (EHESS) de Paris appellent à boycotter le séminaire de la Fondation de la Maison des sciences de l’Homme le 22 novembre en raison de l’invitation faite à Hubert Védrine.
Hubert Védrine, Secrétaire général de l’Elysée au moment du génocide des Tutsi rwandais, est annoncé comme invité d’un séminaire de la Fondation de la Maison des sciences de l’Homme (FMSH) que dirige l’historien Michel Wieviorka. Thème du séminaire « S’informer pour décider : quel rôle joué par la recherche pour la prise de décisions dans des crises internationales ? »
Comme le rappelle la Fondation de la Maison des sciences de l’Homme, Hubert Védrine « a été associé pendant dix-neuf ans au système étatique en charge de décisions difficiles en temps de crise. » Il fut avant tout le Secrétaire général de l’Élysée de 1991 à 1995, à l’époque où François Mitterrand envoyait au Rwanda des militaires français soutenir le régime du président Juvénal Habyarimana, donnant aux extrémistes hutu le temps – et les armes – pour préparer puis perpétrer le génocide des Tutsi. La Fondation ignore-t-elle que de nombreux journalistes et chercheurs ont montré le rôle du lobby militaro-politique qui avait alors « pris la main » à Paris auprès d’un président vieillissant ? Que ce lobby a mené depuis l’Elysée un Kriegspiel au cœur de l’Afrique ? Avec un résultat catastrophique ?
Un Kriegspiel au cœur de l’Afrique
Hubert Védrine est vent debout face aux critiques. Depuis près d’un quart de siècle, il pérore sur la géopolitique mondiale dans des médias, des colloques et conférences, ou dans ses livres comme Les mondes de François Mitterrand, ou Face à l’Hyperpuissance et plus récemment Comptes à rebours (Fayard, 2018). Il se présente comme un observateur averti, prudent, soucieux de neutralité. Ce qui contraste avec une certaine hystérie anti-tutsi de l’Elysée dans les années 1990-1995, une forme de racisme que Védrine s’efforçait alors de cacher mais que rappellent les archives.
D’où la stupéfaction de Stéphane Audoin-Rouzeau, historien, directeur d’études à l’École des hautes-études en sciences sociales (EHESS). Et de André Burguière, également historien, ancien directeur d’études à l’EHESS. Ils ont découvert l’invitation faite à Hubert Védrine par la Fondation de « plancher sur « trois questions qui traversent le thème du séminaire » :
- De quelles informations disposiez-vous lors des décisions auxquelles vous avez participé dans des crises passées ? Quels services ou administrations vous ont semblé avoir la vue la plus juste de la situation ?
- Etiez-vous en rapport avec des chercheurs ou des universitaires lors de vos différentes fonctions ? Et si oui de quelle façon ? Ces échanges vous ont-ils été utiles ?
- A postériori vous semble-t-il que les décisions auxquelles vous avez participé auraient été différentes avec des analyses et des études académiques plus approfondies ? »
La stupéfaction de Stéphane Audoin-Rouzeau
Les responsables de la Fondation de la maison des sciences de l’homme, au premier rang desquels son président, l’historien Michel Wieviorka, sont-ils conscients du caractère provocateur de ces « questions » au regard de la pratique politique de Hubert Védrine, à l’Elysée vis-à-vis du Rwanda ? « En tant que chercheur de l’EHESS, comme historien, comme simple citoyen enfin, face à cette intervention programmée d’Hubert Védrine au 54 boulevard Raspail (siège de la Fondation de la Maison des sciences de l’Homme, voisine de palier de l’École des hautes-études en sciences sociales) je tenais tout simplement à dire ma honte », déclare Stéphane Audoin-Rouzeau. Il ajoute : « Cette invitation est tout simplement scandaleuse. (…) Elle surprend d’autant plus que l’on sait le peu de cas que l’ancien Secrétaire général de l’Élysée entre 1991 et 1995 fit de la recherche lors de l’une des « crises internationales » majeure de la fin du XXe siècle : le génocide des Tutsi du Rwanda (800.000 victimes au moins, entre avril et juillet 1994). »
« Je tenais à dire ma honte»
La prétention de Hubert Védrine à intervenir dans le champ des historiens ravive de mauvais souvenirs. L’ancien Secrétaire général de l’Elysée activa ses réseaux pour obtenir un « dossier Rwanda » très orienté dans l’influente revue Le Débat en janvier-février 2011 Au point d’y faire l’éloge du polémiste Pierre Péan et de ses ouvrages anti-tutsi (Noires fureurs, blancs menteur, Ed. Les Mille-et-une Nuits, 2006, Carnages. Les guerres secrètes des grands puissances en Afrique, Fayard, 2010), De même dans l’hebdomadaire N°1 (N°140 du 1er février 2017). Compagnons de réquisitoires anti-tutsi, Pierre Péan et Hubert Védrine semblent à égalité pour avoir définitivement démontré qu’en matière de géopolitique on peut proférer n’importe quoi. Pour impressionner son auditoire, il suffit de débiter des phrases sentencieuses sur un ton inspiré. Reste la réalité, tenace…
« La France a soutenu un régime responsable de massacres à grande échelle »
Stéphane Audoin-Rouzeau rappelle que « de 1990 à 1994, la France a soutenu à bout de bras un régime responsable de massacres à grande échelle, suivis d’un génocide. Alors que l’entreprise d’extermination des Tutsi a débuté le 7 avril 1994, c’est au sein de l’ambassade de France, les 8 et 9 avril, que s’est constitué le gouvernement intérimaire qui mettra tout son zèle au service de l’extension de la politique meurtrière à l’ensemble du pays. Ces faits, tout comme la visite à Paris, le 27 avril, de deux hauts responsables du gouvernement criminel alors en place à Kigali, sont reconnus par tous. Comme Secrétaire général de l’Élysée, Hubert Védrine ne peut avoir été étranger à une série de décisions qui eurent des conséquences d’une extrême gravité. »
« La poursuite des livraisons d’armes au régime génocidaire »
Au chapitre des faits avérés, Stéphane Audoin-Rouzeau cite « la poursuite des livraisons d’armes au régime responsable du génocide en cours. » Hubert Védrine en personne l’a reconnu devant la Commission de la Défense de l’Assemblée nationale lors d’une audition du 16 avril 2014 : « Donc il est resté des relations d’armement et ce n’est pas la peine de découvrir sur un ton outragé qu’il y a eu des livraisons qui se sont poursuivies, c’est la suite de l’engagement d’avant, la France considérant que pour imposer une solution politique, il fallait bloquer l’offensive militaire. [c’est-à-dire l’offensive du FPR, ndlr] Cela n’a rien à voir avec le génocide. »
Une déclaration qui aujourd’hui encore indigne l’historien : « Faut-il rappeler que l’armée rwandaise fut précisément un acteur central du génocide ? De tels propos, tenus vingt ans après l’événement, sont caractéristiques d’une défense frontale de la politique française de l’époque dont Hubert Védrine fut l’un des maîtres d’œuvre. Depuis cette date, on attend en vain le moindre mot de regret. »
Des Africains voués au tribalisme par Hubert Védrine
Stéphane Audoin-Rouzeau se réfère également à une tribune de Hubert Védrine publiée dans Le Point (23 novembre 1996) « Hutus et Tutsis : à chacun son pays ». A télécharger ici. Une tribune « littéralement délirante qui témoignait d’une profonde ignorance des réalités historiques et sociologiques du pays », celle d’instituer un « Hutuland » et un « Tutsiland » pour mettre fin à la crise des Grands Lacs », estime le directeur d’études.
Stéphane Audoin-Rouzeau a été rejoint par son collègue de l’EHESS André Burguière qui appelle au boycott du séminaire avec Hubert Védrine : « La section de la Ligue des Droits de L’Homme de l’EHESS tient à dire après notre collègue Stéphane Audoin-Rouzeau son indignation qu’un séminaire de la FMSH sur « Violence et sortie de la violence » puisse inviter Hubert Védrine, secrétaire général de l’Elysée au moment du génocide du Rwanda, à venir parler « du rôle de la recherche pour la prise de décision dans les crises internationales ». »
Dans un mail adressé lui aussi à tous ses collègues, André Burguière précise : « Hubert Védrine « est libre bien sûr d’exposer où il le veut sa défense de la politique criminelle suivie alors par la France » mais pas à L’École. »
André Burguière a donc invité ses collègues et étudiants de l’EHESS à une contre-conférence expresse, donnée mercredi 14 novembre par. Stéphane Audoin-Rouzeau :sur le thème » Questions sur le génocide des tutsi rwandais « . Ici télécharger des extraits de cette conférence.
Appel au boycott
André Burguière enfonce le clou : « Celui qui était le plus proche collaborateur du Président François Mitterrand au moment où le gouvernement français ordonnait à son armée de soutenir et d’armer au Rwanda un régime responsable du massacre de 800 000 Tutsis, est libre bien sûr d’exposer où il le veut sa défense de la politique criminelle suivie alors par la France. Mais qu’il vienne le faire dans notre École… ou juste à côté, serait une insulte pour les victimes des massacres mais aussi pour les collègues de notre Ecole (dont le regretté José Kagabo) qui se sont attachés à procurer à l’élucidation de cette tragédie l’éclairage d’une véritable recherche. » Et André Burguière appelle « au boycott en signe de protestation du séminaire de la FMSH »… dédié aux violences et aux moyens de s’en sortir.
François MOLYNEUX
Séminaire « S’informer pour décider : quel rôle joué par la recherche pour la prise de décision dans des crises internationales ? » avec Hubert Védrine, jeudi 22 novembre 17h30-19h30, Maison Suger | 16 rue Suger, Paris 6. Sur invitation.
Hubert Védrine porte une lourde responsabilité dans les choix dramatiques qui ont fait que la France a soutenu les génocidaires au Rwanda. Sa stratégie de déni est une honte et il est grand temps de le dire.
on a besoin la verité
Une prise de position courageuse, qui honore l’attitude de ces chercheurs de l’EHESS notamment à propos du génocide des Tutsi du Rwanda et de l’implication de la France officielle dans ce crime contre l’humanité. Elle ne suffira sans doute pas à faire annuler l’invitation d’Hubert Védrine à ce forum. Elle pourrait tout au plus inciter les organisateurs de la rencontre à donner la parole à des historiens ou autres chercheurs susceptibles d’apporter un éclairage plus critique du rôle des décideurs de l’Elysée, lors de cette tragédie rwandaise en 1994.
Ayant eu pendant quelques années José Kagabo comme maitre de conférence qui était un sociologue de l’Afrique des grands lacs absolument exeptionnel je m’associe pleinement a votre démarche de boycoter M Védrine. Depuis 20 ans je vis en Afrique centrale et même aux Naions Unies où j’ai eu l’occasion de travailler en RDC je ne cesse de constater la permancence de grilles de lecture qui ne sont toujours pas remises en question au sein même des organisations internationales. Que dire du journal Mariane qui donne une pleine trubune negationiste (pire que cela puisqu’il s’agit d’inversion de génocide) à M Pierre Péan qui entretient un lieu pour le moins trouble et complice avec les sujets qu’il prétend dénoncer.
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