Interviewé par Afrikarabia, le journaliste et écrivain Jean-François Dupaquier* revient sur la tribune publié dans Libération où il interpelle le président Emmanuel Macron.
AFRIKARABIA : – Depuis plus de vingt ans, les relations de Kigali avec Paris connaissent des hauts et des bas. Et depuis que Paul Kagame a refusé les lettres de créance du dernier ambassadeur de France, on parlerait de « glaciation » s’il ne s’agissait pas d’un pays de la zone tropicale. Pourquoi ? Et pourquoi cette tribune aujourd’hui ?
Jean-François DUPAQUIER : – L’élection d’Emmanuel Macron permet d’espérer une autre forme de politique, débarrassée de l’héritage de la vieille « Françafrique ». Il ne vous a pas échappé que la Semaine des Ambassadeurs – qu’on appelait la Conférence des Ambassadeurs – se tient actuellement à Paris sur le thème « Renouveler notre action dans un monde de ruptures » Un cadre dans lequel le dossier des relations délétères entre Paris et Kigali mérite d’être revu de fond en comble.
Pourquoi aujourd’hui ? C’est très simple, comme je l’ai écrit dans Libération : dans cinq mois le président du Rwanda prendra la tête de l’Union africaine, qu’il promet de profondément réformer. Ce mandat risque d’inaugurer un épisode délicat pour la diplomatie française sur le continent. Car depuis Paris et depuis 1990, certains acteurs politiques importants ont mené sans discontinuer (si l’on excepte la présidence de Nicolas Sarkozy) une guerre sournoise contre le chef rebelle du Front patriotique rwandais (FPR). Les acteurs parisiens de cette politique ont perdu sur tous les tableaux : ils n’ont pas empêché Paul Kagame de mettre fin au génocide des Tutsis en 1994, puis de devenir chef de l’Etat, et, last but not least, d’apparaître aujourd’hui un grand leader panafricain, idole de foules qui veulent en finir avec le népotisme, la corruption et la misère un peu partout sur le continent africain. Des despotes souvent tenus à bous de bras par Paris.
AFRIKARABIA : « Despote », « tyran », « dictateur », ce sont des épithètes le plus souvent accolés au nom de Kagame par ces acteurs parisiens de la « Françafrique » auxquels vous faites allusion ?
– Ca s’appelle « la propagande en miroir ». Je n’ai pas un mot à retirer à ce que j’ai écrit par ailleurs : le bilan de Paul Kagame est brillant. Menant le pays d’une poigne de fer, il a imposé une cohabitation sans faille entre les différentes composantes de la société, pratiquement éradiqué la corruption et la délinquance, sécurisé les investissements. Il a instauré un système fiscal d’une efficacité sans comparaison en Afrique noire. L’argent public ainsi dégagé a permis de dynamiser l’enseignement, de faire disparaître l’analphabétisme chez les jeunes, de construire des équipements de santé et un service de mutuelle performants.
Entre 1962 et 1985, les Rwandais avaient progressivement gagné dix ans d’espérance de vie, passant de 40 à 50 ans. Mais l’incurie du régime Habyarimana en fin de règne fit brutalement baisser de dix-huit ans l’espérance de vie des Rwandais – je parle de 1990, quatre ans avant le génocide. A la veille de l’attaque du Front patriotique Rwandais (FPR) fin 1990, l’espérance de vie était retombée à 32 ans, un des pires palmarès de la planète.
Sait-on qu’en 2017 un Rwandais bénéficie d’une espérance de vie de 64 ans, vingt-deux ans de plus qu’au moment de l’indépendance en 1962, trente-deux ans de plus qu’en 1990 ?
AFRIKARABIA : – L’ONG Human Rights Watch, dans un récent rapport, critique le manque de liberté d’expression au Rwanda…
– Il est vrai, comme l’écrit Human Rights Watch, que « le gouvernement rwandais continue de limiter la capacité des groupes de la société civile, des médias et des organisations internationales de défense des droits humains à fonctionner librement et en toute indépendance et à critiquer ses politiques ou pratiques. » Mais faire gagner à douze millions de Rwandais trente-deux ans d’espérance de vie chacun en moyenne, ça ne pèserait rien en termes de droits de l’homme ? Un résultat que ne devraient pas oublier ceux qui parlent de façon purement juridique et abstraite de la « faillite des droits de l’homme au Rwanda ».
Une des raisons de cette petite révolution : alors que la famine était une réalité dans certaines régions du Rwanda peuplé de 7 millions d’habitants des années 1990, une meilleure gestion des ressources agricoles permet aujourd’hui de nourrir 12 millions de personnes. Et l’on dit que le Chef de l’Etat veut encore accroître la production en volume et en qualité.
AFRIKARABIA : – Ces termes de dictateur, de tyran, etc., vous les récusez ?
– Certains en France s’évertuent à diaboliser Paul Kagame en dictateur. Certes la liberté d’expression est gérée différemment au Rwanda et au regard des pratiques européennes, l’on peut se poser des questions mais n’y a-t-il pas un européocentrisme qui occulte l’approche globale. Car il est vrai aussi que la rare intransigeance de Kagame a permis de transformer un pays ravagé par le génocide en modèle de développement. Cet homme impose par exemple aux fonctionnaires une évaluation annuelle, ce qui conduit à d’impitoyables remises en question justifiées non par la couleur politique du titulaire mais par ses performances dans l’intérêt du pays – et à une stupéfiante efficacité de l’administration. Le secteur des services, dopé par le câblage de l’ensemble du pays (pratiquement toutes les écoles sont connectées), représente à présent la moitié du PNB. A la suite de ce genre de pratiques si autoritaires, le produit intérieur brut du Rwanda augmente de 6 à 8% par an. Aux afro-pessimistes on pourrait rappeler la fameuse phrase de Pline l’Ancien : « Semper aliquid novi ex Africa ». « Il y a toujours quelque chose d’inouï qui nous vient d’Afrique ».
AFRIKARABIA : – Et un réel pluripartisme ?
– Analyser le Rwanda à la seule aune de la liberté d’expression est trop souvent une posture polémique. Le multipartisme échevelé des années 1992 à 1994 avait masqué la préparation du génocide des Tutsis, Ceux qui connaissent les Rwandais savent qu’ils éprouvent une phobie du retour des querelles du passé portées sous prétexte de la liberté et de la démocratie. La preuve : le score de Paul Kagame à la présidentielle de ce mois d’août – plus de 98% des voix au Rwanda. Ses ennemis allèguent propagande écrasante et intimidation. Comment expliquer que dans la communauté rwandaise de Paris, où personne n’a constaté de semblables abus, le chef de l’Etat ait obtenu plus encore : 99% des suffrages ?
AFRIKARABIA : – Vous affirmez que Hubert Védrine, dernier secrétaire général de l’Elysée sous François Mitterrand, jouerait un rôle particulier dans la diplomatie française vis-à-vis du Rwanda ?
– Dans divers écrits et déclarations, Hubert Vedrine est l’orchestrateur constant de la campagne anti-Kagame en France. Il ne cesse d’intimer au chef de l’Etat rwandais de réconcilier son peuple. S’est-il jamais rendu au Rwanda ? Reconnaissons-lui d’avoir bien résumé la politique de François Mitterrand jusqu’en 1995, puis la sienne : « Hutus et Tutsis : à chacun son pays ». C’est le titre d’une sorte d’éditorial qu’il publie dans l’hebdomadaire Le Point en 1996. S’opposant aux « naïfs », Hubert Védrine expliquait : « Quelle que soit la nature de l’antagonisme entre Hutus et Tutsis – les spécialistes en débattent -, la cohabitation et le partage du pouvoir entre ces deux communautés (ndlr – sic) continueront de se heurter aux dérangeantes données de base : il y a au Rwanda et au Burundi 85 % de Hutus et 15 % de Tutsis. » Hubert Védrine est d’un « réalisme » pitoyable !
AFRIKARABIA : – Pitoyable ?
– Au Rwanda comme ailleurs, la France aurait pu faire prévaloir les valeurs morales et politiques que nous affirmons universalistes. En particulier la notion de citoyenneté, le contraire du racialisme, pour ne pas dire du racisme. A un certain moment de notre histoire, on nous a imposé l’idée que les Juifs, ultra-minoritaires, n’étaient pas Français « de race ». Puis, qu’il fallait les déporter, on ne cherchait pas à savoir où… Le dire aujourd’hui en France ferait hurler… sauf quand on déblatère sur les Noirs.
Il y a en France moins de 15% de Corses. Heureusement, aucun chef d’Etat africain ne s’est avisé de qualifier la France d’Etat tribal, ni de proposer l’indépendance de la Corse.
Plus sérieusement, quelle façon indigne de refuser à la nation rwandaise de se construire dans son identité de culture, de langue, de territoire en refusant l’ethnisme si pervers instillé par des pouvoirs extérieurs…
Quand aux sombres prévisions de M. Védrine sur l’avenir du Rwanda et du Burundi, chacun peut en mesurer la pertinence en relisant son éditorial de 1996.
AFRIKARABIA : – Revenons-en aux relations actuelles entre Paris et Kigali
– En 2006, le Rwanda a rompu ses relations diplomatiques avec la France. En cause, les mandats d’arrêt internationaux lancés par le « juge antiterroriste » Jean-Louis Bruguière contre des proches de Paul Kagame, accusés d’avoir provoqué l’attentat contre l’avion du président Habyarimana le 6 avril 1994, attentat qui a servi aux extrémistes hutus pour renverser le gouvernement issu des accords d’Arusha et suivi du déclenchement du génocide des Tutsis. Cette instruction française n’a pas tardé à révéler ses vices : témoins instrumentalisés, interprète assermenté parjure, interrogatoires pervertis, documents faux ou falsifiés, absence d’expertise balistique, pressions politiques et militaires,.., le tout couronné de l’incapacité ou de la non volonté de poursuivre les auteurs de cet enfumage. Depuis l’ouverture de l’information judiciaire à Paris en 1998, les manœuvres insidieuses n’ont jamais cessé. Objectif des cyniques manipulateurs : faire lanterner les juges d’instruction qui ont succédé au sulfureux Bruguière pour renvoyer aux calendes grecques les non-lieu attendus à Kigali. Aussi, le rétablissement des relations diplomatiques voulu par Nicolas Sarkozy a-t-il partiellement avorté. Dorénavant, Paul Kagame refuse les lettres de créance d’un ambassadeur de France tant que l’instruction judiciaire n’aura pas lavé ses proches d’accusations infamantes et péremptoires. Et en rétorsion, un très proche de Védrine, à Bruxelles, bloque l’accréditation de l’ambassadeur du Rwanda auprès de l’Union européenne…sans que l’on sache qui lui commande ce blocage à titre personnel…
AFRIKARABIA : – La récente élection présidentielle au Rwanda peut-elle inaugurer un changement diplomatique ?
– Le vote-plébiscite de la récente présidentielle au Rwanda mérite examen : en ce mois d’août 2017 , plus de 98 % des Rwandais considèrent qu’il n’y a pas d’alternative à Paul Kagame pour garantir la paix civile et le développement accéléré du pays. Un pourcentage qui inclut évidemment les si nombreux acteurs rwandais du génocide des Tutsi.
J’insiste sur ce point : au Rwanda il y a eu plus d’un million de procès populaires dits « Gacaca » pour génocide. Sans compter les cas les plus « lourds » devant des cours d’assises. Plus d’un million de personnes jugées coupables à des degrés très divers. Début août, même ces personnes ont voté Kagame, comme les autres ! Vous croyez vraiment qu’on les a intimidées ? Il faut ouvrir les yeux : Comment la diplomatie française pourrait-elle feindre de l’ignorer ? Emmanuel Macron, si attentif à déraciner la sinistrose française, peut-il négliger un homologue qui a su apporter à son peuple essor économique et fierté de l’honneur retrouvé et qui est soutenu par ses pairs en Afrique ?
AFRIKARABIA : – Comment renouer avec Kigali sans arrogance de part et d’autre ?
– Je le répète ici : l’impasse politique et diplomatique entre Paris et Kigali ne peut plus durer ! Ne serait-ce qu’on nom du réalisme diplomatique et du bon sens, il faut renouer avec Kigali. D’abord, par une mesure qui n’engage qu’un travail de vérité : l’ouverture sans restriction de toutes les archives françaises sur le rôle de l’Elysée et de certains militaires et politiques au Rwanda entre 1990 et 1994. Un geste simple, qui serait emblématique. Ensuite, par des mesures de modernisation de nos relations étrangères et de purge de la diplomatie parallèle de la Françafrique. Il est anormal que l’ancien secrétaire général de l’Elysée déploie depuis plus de vingt ans son énergie et ses relations pour un Kriegspiel contre Paul Kagame. « Renouveler notre action dans un monde de ruptures », ce thème de la Semaine des Ambassadeurs ne doit pas être un « plan com’ » vide de sens. A cet égard, la réconciliation de Paris avec Kigali sera un test de la capacité d’Emmanuel Macon à exercer son autorité dans certains recoins du « pré carré » que d’autres se sont appropriés en rupture avec les valeurs traditionnelles de la France. L’Afrique attend l’autre France. Sera-t-elle enfin au rendez-vous ? Pour ce « chantier Rwanda », il reste moins de cinq mois…
* Jean-François DUPAQUIER est journaliste et écrivain, ancien expert auprès du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR). Il a notamment publié « Rwanda, l’Agenda du génocide », Ed. Karthala, Paris.
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