Dans un ouvrage intitulé « La Révolution congolaise : Kabila, la rue et l’alternance », Yvon Muya nous replonge dans la crise pré-électorale de 2016 à 2018, qui a débouché sur la première alternance politique pacifique en République démocratique du Congo (RDC). Le chercheur analyse les raisons qui ont conduit Joseph Kabila à ne pas briguer un troisième mandat et Félix Tshisekedi à se retrouver dans le fauteuil présidentiel.
Afrikarabia : Dans votre livre « La Révolution congolaise : Kabila, la rue et l’alternance » (*), vous déroulez le film de la forte contestation qu’a connu le Congo contre un possible troisième mandat du président Joseph Kabila entre 2016 et 2018. Est-ce que vous comprenez pourquoi le pouvoir a tenu bon à Kinshasa, malgré le ras-le bol populaire ?
Yvon Muya : Joseph Kabila a su s’imposer face à la rue et à la pression internationale grâce à un réseau qui a pris d’assaut les instances politiques et sociales du pays pour faire face à l’adversité. Il y a d’un côté ce que nous appelons le noyau engagé des partisans, où l’on retrouve les fidèles du président. Avec Lambert Mende pour contrer la communication de l’opposition et de la société civile. Ou Emmanuel Shadary qui joue la carte politique à l’Assemblée nationale. C’est lui, qui au mois de mai 2016 remporte la bataille juridique concernant l’article 70 de la Constitution pour savoir si Joseph Kabila pouvait poursuivre son mandat. Et Shadary sort triomphant de la Haute Cour de justice. Au-delà de ces fidèles, Joseph Kabila est allé piocher dans l’opposition pour renforcer ce fameux noyau. Le Premier ministre Bruno Tshibala, issu des rangs du Rassemblement de l’opposition, arrache le poste au détriment de Félix Tshisekedi. Le travail de Tshibala, ou de Samy Badibanga, venu aussi de l’opposition, est de délégitimer le discours de l’opposition, qui était très offensif à l’époque. Cela a permis d’affaiblir les « va-t-en-guerre » de l’opposition. Voilà pourquoi Kabila a pu se maintenir politiquement.
Afrikarabia : Joseph Kabila a également utilisé la répression policière pour s’accrocher au pouvoir ?
Yvon Muya : C’est vrai, mais il n’a pas fait un usage exagéré de la violence. Même si la répression a fait des dizaines de morts, Joseph Kabila a fait, selon nous, un usage « modéré » de la violence, si nous comparons à d’autres régimes autoritaires. Il a réussi à manier habilement le bâton et la carotte.
Afrikarabia : Cela a permis à Joseph Kabila de garder le pouvoir deux ans de plus, entre 2016 et 2018 ?
Yvon Muya : Il a réussi ce que l’on a appelé le « glissement » du calendrier électoral grâce à son noyau de fidèle, au noyau qui a travaillé pour délégitimer l’opposition et à la répression, qui ont permis l’essoufflement de la contestation. Les deux années de « glissement » ont eu pour objectif de se réorganiser et de voir si l’opposition s’affaiblissait.
Afrikarabia : Joseph Kabila cherche tout de même à briguer un nouveau mandat que la Constitution est censée interdire ?
Yvon Muya : A cette époque, Joseph Kabila n’est pas jusqu’au boutiste pour s’accrocher au pouvoir. Le problème, c’est qu’il ne le dit pas clairement. Alors, c’est le système qui parle à sa place. Les Mende, les Shadary travaillent tous pour un troisième mandat, sans le dire. La répression pousse l’opposition à signer les fameux accords de la Saint-Sylvestre qui permettent à Kabila d’obtenir son « glissement » et à retarder les élections.
Afrikarabia : Face à Kabila, il y a des mouvements citoyens de plus en plus puissants, une opposition politique et l’Eglise catholique. Tous ont joué un rôle important dans la contestation, et au final, ont poussé Kabila à renoncer à son troisième mandat ?
Yvon Muya : Bien sûr. Les mouvements citoyens congolais se sont inspirés de leurs collègues d’Afrique de l’Ouest avec « Y’en a marre » au Sénégal, ou le « Balai citoyen » au Burkina Faso, qui va finir par évincer Blaise Compaoré. Dans notre livre, nous consacrons un chapitre important à la Lucha, le mouvement citoyen congolais qui est très présent dans toutes les provinces du pays. Ils ont vécu la contestation au plus près de la population, qui disait préférer mourir face à la répression policière, plutôt que de mourir de faim en restant à la maison. L’Eglise catholique vient en renfort de cette mobilisation. Elle va redonner du souffle à l’opposition qui était un peu en perte de vitesse, en relançant les manifestations. On se souvient des images des églises profanées et des fidèles malmenés par les forces de sécurité. Tout cela va ternir l’image de Joseph Kabila auprès de la communauté internationale. On se souvient aussi du leader de l’Eglise, le cardinal Laurent Monsengwo qui va lancer sa diatribe légendaire : « Que les médiocres dégagent ! » Et ce concept de « médiocres » va concentrer et symboliser toutes les frustrations des Congolais.
Afrikarabia : Ces pressions vont pousser Joseph Kabila à ne pas se représenter, mais aussi à ne pas pouvoir imposer son dauphin, Emmanuel Shadary, lors des élections de 2018 ?
Yvon Muya : Oui, au soir de la défaite électorale, des membres de la majorité présidentielle nous ont confié que Joseph Kabila était furieux. Mais la question est vraiment de savoir si Kabila voulait vraiment que Shadary remporte les élections ? On peut se demander pourquoi le président a jeté son dévolu sur la candidature de Shadary, alors qu’il y avait d’autres personnalités, comme Aubin Minaku ou l’ancien Premier ministre Matata Ponyo. Cela montre peut-être que Joseph Kabila voulait en finir « doucement », et accompagner le processus électoral vers sa fin et donc vers l’alternance. Je ne crois pas que Kabila voulait s’imposer coûte que coûte. Au début du processus électoral, peut-être cherchait-il à s’accrocher au pouvoir, mais cela a changé avec le temps, la pression internationale, la pression de la société civile et de l’Eglise catholique.
Afrikarabia : Les résultats des élections ont été fortement contestés. L’alternance pacifique à la tête de l’Etat semble reposer sur un accord secret de partage du pouvoir entre Kabila et Tshisekedi. Pourquoi avoir choisi Tshisekedi et pas Fayulu ?
Yvon Muya : Le propos du livre n’est pas de démontrer s’il y a eu arrangement ou non entre Kabila et Tshisekedi. Nous avons beaucoup discuté avec Barnabé Kikaya, le conseiller diplomatique de Kabila et d’autres ténors de la majorité, qui nous ont dit ne rien savoir sur de possibles arrangements. En revanche, ils reconnaissent la volonté du camp Kabila de se voir être succédés par un Tshisekedi plutôt que par un Fayulu. Comme raison, ils avançaient que l’UDPS partageait la même idéologie et la même doctrine politique que Joseph Kabila. Personne ne nous a dit s’il y avait eu un deal ou un arrangement, mais tous nous ont confirmé qu’il y a eu beaucoup de réunions, pendant l’attente des résultats des élections pour préparer l’alternance. Si on regarde les déclarations de Félix Tshisekedi, elles étaient plus conciliantes et protectrices envers Kabila que celles de Fayulu, qui était beaucoup plus intransigeant sur la question. Ceci explique peut-être cela.
Afrikarabia : Malgré les contestations, les Congolais ont bien accepté les résultats des élections, même s’il y a eu un probable tour de passe-passe autour du nom du vainqueur ?
Yvon Muya : C’était le moindre mal. Lorsque l’on regarde ce qui se passe dans la région, avec des scores soviétiques à certaines élections, ou la fermeture du pays comme l’a fait Nkurunziza au Burundi, même un choix « douteux » arrangeait les Congolais qui voulaient voir un président qui ne provenait pas des cercles du pouvoir. La population était soulagée de voir Kabila partir, malgré des élections chaotiques.
Afrikarabia : C’est cela que vous appelez « la Révolution congolaise », qui est le tire de votre ouvrage ?
Yvon Muya : « La Révolution congolaise », c’est l’ensemble de ce processus qui a abouti à une alternance pacifique. Un changement pacifique à la tête de l’Etat, c’était inattendu en RDC. Beaucoup de Congolais s’attendaient à ce que Kabila ne veuille pas partir. Cette « Révolution congolaise » a empêché une présidence à vie en mettant à la tête du pays un membre de l’opposition. Cette « Révolution » a été un processus de contestation contre le maintien illégal de Joseph Kabila au pouvoir.
Afrikarabia : Depuis fin 2020, le président Tshisekedi s’est largement émancipé de Joseph Kabila et a repris le contrôle du Parlement, de la Commission électorale, de la Cour constitutionnelle, ou de la Banque centrale… Avez-vous été étonné par ce retournement de situation ?
Yvon Muya : Non, c’est la suite logique de la stratégie de Félix Tshisekedi. Une stratégie qui commence dès le 8 janvier 2019 avec des déclarations très « conciliantes » envers Joseph Kabila. Une posture qu’il garde pendant toute la cohabitation avec le FCC de Kabila, où il joue le rôle d’un président naïf. Mais Tshisekedi avance ses pions un à un, en amadouant d’abord les forces armées, puis en diabolisant petit à petit le FCC qui « bloque » sa politique. Et cela jusqu’à cette révolution de palais avec le renversement de majorité à l’Assemblée nationale. Cette « Révolution congolaise » a commencé dans la rue, pour finir en utilisant la ruse et défaire la majorité hégémonique de Kabila au Parlement.
Afrikarabia : Qu’ont gagné les Congolais dans cette alternance pacifique ?
Yvon Muya : Le pays a gagné en terme d’image. Le passage de relai pacifique entre un président sortant et son successeur constitue un symbole fort pour le Congo. C’est également rare en Afrique. Une fois qu’on a dit cela, est-ce que cette alternance se reflète dans la vie quotidienne des Congolais ? Malheureusement non ! Au Congo, à chaque crise, des espoirs naissent, comme Lumumba en 1960. Tout de suite après, le chaos éclate et les espoirs s’envolent. Etienne Tshisekedi est le héros de la démocratisation du pays en s’opposant à Mobutu, mais ensuite vient la guerre avec Kabila. Selon moi, Félix Tshisekedi est le héros de l’alternance, car il en est le bénéficiaire. Son acte fondateur se résume à « l’état de droit » et la priorité donnée au peuple, avec son fameux slogan « le peuple d’abord ». Le problème, c’est que cet acte fondateur se trouve démenti par les faits. Lorsqu’on voit la corruption, les procès, la mauvaise gestion… Toutes ces valeurs s’en trouvent trahies. Sur le plan institutionnel, cette alternance a été bénéfique, mais lorsque l’on parle des droits et des conditions de vie des Congolais, le compte n’y est pas.
Propos recueillis par Christophe Rigaud – Afrikarabia
(*) « La Révolution Congolaise – Kabila la rue et l’alternance » de Yvon Muya – Editions Persées – 140 pages
Je n’ai pas lu le livre de Mr Muya mais voudrais lui poser une question essentielle pour moi à partir de ses réponses !
Une révolution Congolaise bien douce mais malgré tout révolution dans la mesure où elle a produit un changement inédit autant dans le contexte africain que Congolais – un pouvoir autoritaire s’écarte quasi pacifiquement malgré sa resistance, glissement – et génère cette alternance pacifique. Le crédit est à accoder aux Congolais dans l’ensemble mais aussi aux acteurs politiques presents et aux forces sociales organisées. Comment alors expliquer que malgré leur présence, la situation sociopolitique ne suive pas autant. Au Congo, dit l’auteur, à chaque situation critique des espoirs naissent mais tout de suite après, le chaos éclate et les espoirs s’envolent. Aujourd’hui ce n’est pas encore le chaos mais la situation sociopolitique ne reflète pas une démocratie appaisee et efficace, les promesses de l’état de droit et du peuple d’abord ne triomphent pas autant. Pourquoi ? Trop d’impreparation, improvisation ou le Congolais du haut en bas ne peut s’échapper de la mauvaise gestion, de la corruption, des détournements de fonds publics au lieu de privilégier l’intérêt général. Les Congolais ne serviront mieux leur pays que sous la houlette d’un homme providentiel avec son équipe, révolutionnaire, autoritaire et exemplaire à imposer les bonnes valeurs démocratiques et républicaines, à faire changer les mentalités des populations et pourquoi pas à faire adopter un système politique plus adapté à la société ?