Paris a-t-il violé la résolution des Nations Unies du 17 mai 1994 qui ordonnait un embargo sur les armes à destination du Rwanda ? Hubert Védrine, à l’époque secrétaire général de l’Elysée, balance entre négation et confirmation ambigüe. En relaxant deux journalistes et un humanitaire qui ont évoqué ce sujet, le Tribunal Judiciaire de Paris vient de confirmer que la question justifierait l’ouverture d’une information judiciaire.
Par Jean-François Dupaquier
Jusqu’où allaient les « responsabilités lourdes et accablantes » de l’Elysée, pointées par la Commission Duclert concernant la politique menée au Rwanda par François Mitterrand et son entourage « au nom de la France » entre 1990 et 1994 ? Les conclusions de la commission d’historiens, qui a analysé les archives françaises à la demande d’Emmanuel Macron, se sont arrêtées à ce terme de « responsabilité », qualification morale et non pénale de la politique aberrante menée par l’Elysée au Rwanda. Cependant, beaucoup pensent que la messe n’est pas dite. En raison d’un faisceau d’indices pouvant conduire à une incrimination pénale de la politique élyséenne et de ses acteurs.
Deux journalistes, Laurent Larcher, de La Croix, et Benoît Collombat, de Radio France, ont évoqué le possible rôle d’un homme qui se dit « voyagiste », Guillaume Victor-Thomas, dans un trafic d’armes en faveur des forces génocidaires sur l’aéroport de Goma (RDC, ex-Zaïre) en août 1994. Le tarmac de la grande ville congolaise limitrophe du Rwanda était sous le contrôle des militaire français de « Turquoise » et il s’y passait des choses bizarres. Les deux journalistes d’investigation s’appuient sur le témoignage d’un humanitaire français de la Croix-Rouge, Walfroy Dauchy. La cellule investigation de Radio France et Mediapart ont révélé son témoignage en 2019. [1]
Guillaume Victor-Thomas, un étonnant « voyagiste »
Entre début août et la mi-septembre 1994, Walfroy Dauchy dit avoir assisté à « deux ou trois » livraisons d’armes. « À chaque fois, le gars [un Français] arrive tranquille, avec son pistolet Glock à la ceinture, en nous expliquant qu’ils livrent des armes au pouvoir hutu, au gouvernement [rwandais] en exil. » « Des armes destinées donc aux acteurs du génocide », conclut logiquement Benoît Collombat.
Le témoin, Walfroy Dauchy, n’est pas un humanitaire lambda recruté au hasard et susceptible d’avoir la berlue devant l’horreur. Cet ancien élève de l’Ecole polytechnique a effectué un service militaire de 30 mois dans les commandos de l’air. L’armée, la logistique des avions, les aéroports, il connaît bien. C’est d’ailleurs la raison de son embauche par la Croix-Rouge à l’âge de 30 ans comme logisticien de haut niveau. Il dirigeait une équipe de la Croix-Rouge composée d’une vingtaine de personnes. Son témoignage est tardif mais précis : « Je vois les avions et je vois les caisses. Les avions sont français, des avions militaires français. Il y a des caisses avec un jeune gars français qui dit : “Moi, je livre des armes”. Je suppose qu’il s’agissait d’armes légères. Il s’agissait de caisses de taille moyenne, dans lesquelles on ne mettait pas plus qu’un bazooka. Pas d’armement lourd. Je suis très surpris, car cela résume tout : des armes au milieu d’un génocide. »
« Des armes au milieu d’un génocide »
L’homme avec qui il discute sur le tarmac de Goma lui dit son nom : Guillaume Victor-Thomas. Il est en quelque sorte son homologue, semble-t-il chargé de logistique aérienne pour l’armée française.
Walfroy Dauchy est bien placé pour le savoir, ces livraisons d’armes aux acteurs d’un génocide sont faites en violation d’un embargo de l’ONU. C’est bien plus grave qu’une « responsabilité morale ». Sa qualification pourrait être « complicité de génocide, complicité de crimes de guerre et complicité de crimes contre l’humanité ». Cette livraison d’armes par l’armée française aurait dû intéresser les enquêteurs du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Et aujourd’hui les magistrats du Pôle Génocide du Parquet de Paris. D’autant qu’il ne s’agit pas de la seule violation alléguée de l’embargo sur les armes à destination du Rwanda par des Français en 1994.
L’affaire Barril, autre épine dans le pied de Paris
En effet il y a une seconde épine dans le pied de Paris : le rôle du « chien de guerre » français Paul Barril. Il a signé un contrat de livraison d’armes et de mercenaires avec le « Gouvernement intérimaire » rwandais en plein génocide. Un des exemplaires de ce contrat a été retrouvé au Rwanda par les enquêteurs du TPIR dans les archives du gouvernement génocidaire. L’autre exemplaire fut découvert à l’occasion d’une perquisition chez Paul Barril en France.
On sait par ailleurs que Paul Barril et ses clients ont tenté de manipuler « l’enquête Bruguière » sur l’attentat du 6 avril 1994 qui a servi de signal déclencheur du génocide des Tutsi du Rwanda. Dans ce qui pourrait être qualifié de « tentative d’escroquerie à jugement en bande organisée »[2], Paul Barril agissait-il « pour la France » comme son récent livre[3] tente de le faire croire ? A notre connaissance, la question ne lui a jamais été posée. Et pourtant, il laisse entendre qu’il pourrait mettre en cause « des chefs […], des ministres ». Il précise : « Cette satanée maladie de Parkinson entrave tous mes mouvements. Malgré ce handicap, je reste intact. Et je continue d’avancer. Toute ma vie a été consacrée à défendre ma patrie. Avec la conviction que les missions ordonnées par mes chefs ou directement par des ministres, parfois dans le plus grand secret, se faisaient toujours au service de la France… »
Paul Barril au Rwanda « au service de la France » ?
Cette maladie n’empêche pas Paul Baril de donner sa version publiquement… mais ne lui permettrait pas s’expliquer devant la Justice, qui a renoncé à l’interroger sur son rôle au Rwanda pendant le génocide. Notamment sur les commandes d’armes dont il se chargeait, contre une belle somme : 1,2 million de dollars…
Troisième épine dans le pied de « la France » (sic) : des livraisons massives d’armes de guerre depuis la République des Seychelles fin juin 1994, toujours sur le tarmac de Goma[4]. Quatre-vingts tonnes d’armes et de munitions déchargés à la frontière du Rwanda juste avant le début officiel de « l’Opération Turquoise » mais qui n’ont pu échapper aux éléments précurseurs de l’armée française déjà « projetés » au Zaïre. Et encore moins à Paris, où l’argent des armes a circulé.
Au Zaïre, Guillaume Ancel, alors lieutenant-colonel dans l’opération Turquoise, dit avoir reçu l’ordre de dissimuler aux journalistes un convoi de camions qui transportait des conteneurs, vraisemblablement bourrés d’armes. Sans doute pas celles des Seychelles.
Dissimuler aux journalistes un convoi de camions
Guillaume Ancel écrit : « Au Rwanda, en juillet 1994, pendant le génocide contre les Tutsi, j’ai assisté à une livraison d’armes aux génocidaires. Il s’agissait en effet des forces gouvernementales, dirigées par des extrémistes hutu, et qui étaient alors les alliés de la France – tout du moins de l’Elysée. Nous les avions réinstallées dans des “camps de réfugiés” de l’autre côté de la frontière au Zaïre, aujourd’hui la République Démocratique du Congo (RDC). J’étais capitaine dans la force d’action rapide et, à ce moment-là, j’étais en charge de missions de recherche et de sauvetage de rescapés à Cyangugu au Sud-ouest du Rwanda, dans la “zone humanitaire sûre” instaurée par la France et qui servit essentiellement de refuge aux génocidaires. Cela m’a ulcéré que nous agissions ainsi, même si c’était nos ordres. Pour lutter contre “l’influence anglo-saxonne”, pour empêcher Paul Kagame d’accéder au pouvoir, par aveuglement et aussi par manque de courage, nous avons apporté notre soutien aux génocidaires. »
Déjà un procès perdu par Guillaume Victor-Thomas
L’ancien lieutenant-colonel ajoute : « Le réarmement des génocidaires est extrêmement grave, car c’est un fait objectif qualifiable de complicité, d’autant que nous étions en mission sous mandat humanitaire, sous embargo de l’ONU, et que nous savions alors tout de “nos amis” les bourreaux, puisqu’ils s’en vantaient auprès de nous… Depuis cette livraison d’armes en juillet 94, j’ai enquêté pour comprendre. Les armes que j’ai vues étaient transportées par un convoi logistique militaire français. Ce convoi de camions venait de Goma au Zaïre qui était notre base logistique pour cette opération Turquoise ».
Guillaume Ancel a fourni des éléments sur sa source qui s’ajoutent au témoignage direct de Walfroy Dauchy : « Un officier de renseignement à Goma m’a confirmé que des livraisons avaient lieu régulièrement pendant l’opération Turquoise. Des avions atterrissaient à Goma et étaient déchargés par l’armée française… Des camarades de l’armée de l’air m’ont cité la société SPAIROPS (contraction de Special Air Operations), affrétée par le ministère de la Défense pour acheminer des cargaisons à notre destination, mais qui débarquait aussi des armes pour les forces gouvernementales (celles qui commettaient le génocide) ».
Après ces révélations, Guillaume Victor-Thomas a intenté un procès en diffamation contre Guillaume Ancel. Procès que Guillaume Victor-Thomas a perdu en 2022…[5]
Une troisième affaire impliquant à Paris la BNP-Paribas
Concernant la troisième affaire de trafic d’armes en violation de l’embargo de l’ONU, les cargaisons venant des Seychelles, l’association Sherpa, le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR) et l’association mémorielle Ibuka France se sont constituées parties civiles en 2017. Elles accusent une grande banque française de s’être rendue coupable de « complicité de génocide, complicité de crimes de guerre et de complicité de crimes contre l’humanité » en permettant, en plein génocide, le financement de l’achat du stock seychellois par le gouvernement rwandais.
Les ONG pointent du doigt la Banque nationale de Paris − devenue depuis la BNP Paribas. Divers documents communiqués à la justice semblent démontrer que BNP Paribas aurait autorisé deux transferts depuis le compte détenu chez elle par la Banque nationale du Rwanda vers un compte au nom de Petrus Willem Ehlers dans la banque suisse UBP. « Des fonds qui, selon Sherpa, auraient permis à Théoneste Bagosora – surnommé le « cerveau du génocide » [condamné à 35 ans de prison en 2011 et décédé en détention] – d’acheter les quelque 80 tonnes d’armes, kalachnikovs et munitions, livrées les 16 et 20 juin 1994 à Goma », précise Jeune Afrique. [6]
Un embargo sur les armes tardif mais impératif
L’embargo avait été décrété par les Nations unies le 17 mai 1994 – 40 jours après le début de l’extermination des Tutsi du Rwanda. A cette date, au moins 600 000 cadavres de Tutsi pourrissaient déjà au pays des « Mille collines ». A la mi-mai, qui pouvait encore prétendre ignorer la réalité du génocide ? Quel chef d’Etat, de gouvernement ou leurs collaborateurs directs auraient pu ne pas savoir que l’embargo interdisait de façon absolue toute livraison d’armes, même payée d’avance ?
C’est pourtant l’argument insidieusement développé par Hubert Védrine en 2014 devant la Commission de la défense de l’Assemblée nationale française : « Ce n’est pas la peine de découvrir sur un ton outragé qu’il y a eu des livraisons [d’armes] qui se sont poursuivies après [le début du génocide] C’est la suite de l’engagement d’avant. »
Hubert Védrine : « C’est la suite de l’engagement d’avant »
La déclaration de l’ancien secrétaire général de l’Elysée devant les députés le 16 avril 2014 est importante. C’est pourquoi nous la restituons ici dans sa quasi-intégralité, à partir de l’enregistrement vidéo :
Le député Joaquim Pueyo : – « […] J’ai lu dans Le Monde du 8 avril [2014] une tribune d’une association « Survie.org ». Je ne sais pas si vous avez regardé cette tribune. Donc, il y a beaucoup de questions qui ont été posées. Alors des questions : « Est-ce que la France a livré des munitions aux forces armées après le début du génocide ? […] à quelle date ? ». […]
Hubert Védrine : – « Ensuite la question… Alors l’association Survie, naturellement je la connais puisque c’est une ONG qui est, en quelque sorte [rire], spécialisée dans la dénonciation de tout ce que la France a fait en Afrique, jusqu’à conclure qu’il n’y a que la France qui ait fait des choses mal. Bon. Cela ne veut pas dire que toutes leurs questions sont absurdes ! Mais c’est une ONG qu’on ne peut pas découvrir brusquement aujourd’hui pour son, disons, son objectivité historique. C’est une ONG combattante par rapport à ça. La question des livraisons d’armes qui revient assez souvent : ce que je crois être le cas – ce que j’ai compris à l’époque ou après, avec le recul ou maintenant – c’est que, la France a donc armé l’armée rwandaise pour résister aux attaques du FPR et de l’armée ougandaise. Avec un certain type d’armement, qui n’a jamais servi au génocide ! [7] Donc ça a été armé dans ce but, en fait, à partir de 90. Et après, bon. Donc il y a eu des livraisons d’armes pour que l’armée rwandaise soit capable de tenir le choc. Parce que s’il n’y avait pas d’armée capable de tenir le choc, vous pouvez oublier Arusha et tout le reste ! Il n’y a plus les éléments, il n’y a plus le levier pour obtenir un compromis politique. Donc, il est resté des relations d’armement. Et ce n’est pas la peine de découvrir sur un ton outragé qu’il y a eu des livraisons qui se sont poursuivies. C’est la suite de l’engagement d’avant. La France considérant que, pour imposer une solution politique, il fallait bloquer l’offensive militaire ! Ça n’a jamais été nié ça ! Donc, ce n’est pas la peine de nous le découvrir, de le présenter comme étant une sorte de pratique abominable masquée. C’est dans le cadre de l’engagement, encore une fois, pour contrer les attaques ! Ça n’a rien à voir avec le génocide. Et même les attaquants les plus violents contre la France n’ont jamais osé écrire ou raconter que le génocide lui-même, village après village, avait été fait avec des armes fournies par la France à l’armée rwandaise contre les attaques du FPR. Faut distinguer les deux. On peut le faire que si on a un peu de temps pour s’expliquer et puis dans un…, une sorte d’échange de bonne foi. »
Décryptage d’Hubert Védrine
A sa manière habituelle – où la bonne foi n’est pas toujours évidente – Hubert Védrine semble répondre à tous les cas de figure. En résumé, selon lui, il n’y a pas eu violation de l’embargo, mais si la violation était prouvée, les armes auraient été livrées en vertu de contrats passés avant l’embargo et seraient donc « excusables ».
Dans ce système de défense alambiqué, le témoignage de Walfroy Dauchy est embarrassant. Son interlocuteur sur le tarmac de Goma a donc porté plainte. L’humanitaire a été poursuivi pour diffamation principale par Guillaume Victor-Thomas. Les deux journalistes qui ont relayé ses informations étaient conjointement poursuivis pour complicité de diffamation devant la XVIIe chambre du Tribunal de Paris. Benoît Collombat avait écrit un article sur le site de France Inter et diffusé une vidéo de Walfroy Dauchy sur les ondes de cette radio. Laurent Larcher l’a interviewé dans le cadre de son livre « Rwanda, ils parlent »[8] et a rapporté des propos similaires. Pour faire bonne mesure, Guillaume Victor-Thomas réclamait 50 000 euros de dommages et intérêts à M. Dauchy et 30 000 euros à Laurent Larcher et Benoît Collombat.
Le livre « Rwanda, ils parlent »
L’affaire a été plaidée devant la 17e chambre du Tribunal judiciaire de Paris lundi 13 mars 2023. Walfroy Dauchy y a confirmé son témoignage. Il affirme que Guillaume Victor-Thomas lui a expliqué livrer des caisses d’armes au gouvernement rwandais en exil, alors que celui-ci venait d’exterminer un million de Tutsi et s’était réfugié à Goma et ses abords. Ce contexte ne pouvait pas échapper au mandataire de l’armée française. Au cours de la discussion, Victor-Thomas lui a rétorqué : « Ecoute, c’est le commerce. Si ce n’est pas moi, ce sera un autre. Si on m’achetait des pains au chocolat, je vendrais des pains au chocolat. Là, c’est des fusils, je vends des fusils. » Un discours, cash, provocateur, à la John Wayne. Avec le pistolet à la ceinture, comme dans les western.
Ce contexte a aidé Walfroy Dauchy à mémoriser les détails de sa rencontre avec un homme « détendu, […] bronzé ». Il affirme avoir rencontré M. Victor-Thomas « deux ou trois fois ». Lorsqu’il lui a demandé ce qu’il livrait, Guillaume Victor-Thomas lui aurait répondu : « Des armes. On nous demande de livrer des armes, on le fait… C’est pour le gouvernement légal du Rwanda ».
Une rencontre impossible à oublier dans le contexte du génocide
Le mandataire opérait alors pour la société Spairops (« Special Air Operations »), créée par son père. Son géniteur s’était associé avec le célèbre trafiquant d’armes russe Viktor Bout. Il servait d’intermédiaire pour affréter des avions gros-porteurs dont l’armée française était dépourvue dans le cadre de l’opération militaro-humanitaire « Turquoise », avalisée le 22 juin 1994 par le Conseil de sécurité de l’ONU, pour « mettre fin aux massacres partout où cela sera possible, éventuellement en utilisant la force ». Pas pour fournir des armes aux massacreurs, évidemment !
Devant les juges de la 17e chambre, Guillaume Victor-Thomas biaise : « J’ai mené des opérations logistiques pour le compte du ministère de la Défense dans un contexte privé. […] Mon rôle n’était pas de connaître le contenu des cargaisons. On proposait seulement à l’armée française des avions. Je n’ai pas le souvenir d’avoir rencontré M. Dauchy ».
Walfroy Dauchy a conservé son carnet de notes de l’époque
Pas de chance, ce dernier a conservé son carnet de notes de l’époque. Appelé à la barre, il brandit ce petit carnet bleu. Au milieu d’informations pratiques comme le système de montage de tentes pour les réfugiés hébergés par le Croix-Rouge, il avait noté le nom de Guillaume Victor-Thomas, le nom de sa société, Spairops. Et même ses deux numéros de téléphone. Ça ne s’invente pas…
De leur côté, les deux journalistes d’investigation ne lâchent rien. Benoît Collombat : « J’ai trouvé le témoignage de Walfroy Dauchy précis et circonstancié. Il apporte quelque chose au débat public… ».
L’humanitaire n’a pas cherché à inventer ou à sur-interpréter la situation qu’il décrit. « Le fait qu’il n’ait pas vu les armes directement mais seulement les caisses rendait son récit crédible » note encore Benoît Collombat.
Laurent Larcher : « j’ai vérifié puis estimé que son témoignage était intéressant. »
Laurent Larcher lui succède à la barre : « Lorsqu’il m’a dit que les armes étaient ensuite acheminées au Lac Vert, le nom d’un camp d’état-major des Forces armées rwandaises, j’ai vérifié puis estimé que son témoignage était intéressant ».
Le plaignant a cité un personnage surprenant : le polémiste camerouno-italo-français Auguste-Charles Onana, personnage grandiloquent et exalté au cursus obscur. Onana a une vision très particulière du génocide et une haine des femmes tutsi, exprimée dans un livre de 2009, qui confine à la pathologie : « Ce sont des missiles à tête chercheuse qui peuvent être, soit des prostituées de luxe, soit des agents de renseignement, soit des commandos de la mort par empoisonnement, soit, simplement, des femmes ordinaires. Elles utilisent leur charme pour faire triompher le tutsisme. Elles opèrent partout où l’idéologie tutsi mérite d’être défendue. Elles sont, à ce titre, envoyées pour séduire leurs victimes utiles mais aussi pour neutraliser ou liquider leurs ennemis. Elles sont des “hirondelles”, formées comme des monstres froids dans des missions clandestines et parfois meurtrières. »[9]
Le polémiste Auguste-Charles Onana au secours du plaignant…
A la barre, Auguste-Charles Onana se contente d’affirmer que « dans toutes mes archives, je n’ai trouvé aucune trace de vente d’armes pendant l’opération “Turquoise” ». Le polémiste se garde bien de préciser que, poursuivi par la Ligue des droits de l’homme et la Fédération internationale des droits humains pour des écrits sur le génocide des Tutsi, il a été mis en examen en janvier 2022 pour contestation publique de l’existence de crime contre l’humanité. Auguste-Charles Onana fut aussi l’un des « inspirateurs » du naufrage de l’enquête Bruguière, en compagnie du mercenaire Paul Barril et de deux sociologues, Claudine Vidal et André Guichaoua[10].
… avec Hubert Védrine
Le plaignant a produit l’attestation d’un second témoin, Hubert Védrine en personne. Ce dernier s’est contenté de communiquer une attestation écrite. Il s’agit d’une version édulcorée de sa comparution devant la commission de la défense de l’Assemblée nationale le 16 avril 2014 : « Ne m’étant jamais occupé de la conclusion de contrats d’exportation d’armements, ni, à fortiori, de leur mise en œuvre, je me suis borné à indiquer que je ne pouvais pas savoir à quel moment avaient pu être livrées les armes au gouvernement rwandais. Dans mon esprit, il n’aurait pu s’agir que de contrats signés antérieurement au génocide, voire même antérieurement à la conclusion des Accords d’Arusha en août 1993. […] Donc je n’en savais rien ».
Hubert Védrine s’appuie également sur le Rapport Duclert : « Dans le Rapport Duclert, publié le 26 mars 2021, après que les membres de la Commission aient eu accès à l’ensemble des archives, il et bien indiqué “D’après les documents à notre disposition, il n’y a plus de cession onéreuse ou gratuite [d’armes] au-delà de mars 1993 (p. 801)”. […] Je n’ai jamais eu connaissance de livraisons d’armes aux FAR par la société Spairops dont j’ignore tout. Je n’ai jamais eu connaissance de livraisons d’armes aux FAR via des circuits parallèles pendant le génocide. Il m’est arrivé de lire des notes générales sur le trafic d’armes dans la région des Grands Lacs au bénéfice de tous les protagonistes, mais sans jamais rien de précis, sans qu’aucune entreprise ne soit citée ».
Une citation caviardée
Hubert Védrine n’a retenu qu’une partie de la page 801 du rapport de la Commission d’historiens. En voici le passage complet : « D’après les documents à notre disposition, il n’y a plus de cession onéreuse ou gratuite au-delà de mars 1993. En revanche, il existe des miettes de traces dans les archives françaises montrant que des demandes rwandaises transitent par des canaux officiels faisant état de souhaits d’obtenir des armes après le début du génocide des Tutsi. Il est certain, en revanche, que le GIR [Gouvernement intérimaire rwandais] a cherché à se procurer des armes auprès de l’Etat français, de sociétés privées et à l’étranger. Certaines de ces armes ont été vues au Zaïre ».
Les prévenus relaxés
Il a été beaucoup question du Rapport Duclert dans les plaidoiries des avocats de la défense. Dans son réquisitoire, le procureur a estimé que les propos de Laurent Larcher, de Benoît Collombat et de Walfroy Dauchy étaient prudents et ressortaient de la liberté d’expression. Le témoignage de Walfroy Dauchy, que Benoît Collombat et Laurent Larcher avaient décidé de rendre public, sur Radio France et dans « Rwanda, ils parlent », n’a pas été jugé diffamatoire par la 17e chambre. En outre, la cour a retenu que même Hubert Védrine n’avait pas exclu la possibilité d’un « trafic » lorsqu’il a été interrogé par Laurent Larcher dans son livre « Rwanda, ils parlent », sur la persistance de la livraison d’armes venant de la France après l’embargo.
La question des violations de l’embargo sur les armes par Paris durant le génocide des Tutsi du Rwanda mérite d’être posée. Et, le cas échéant, de recevoir la réponse pénale appropriée.
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[1] Voir : https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/rwanda/genocide-au-rwanda/mes-avertissements-nont-pas-ete-pris-en-compte-quand-un-general-francais-avertissait-sur-les-risques-d-un-genocide-au-rwanda_3231613.html.
Voir aussi l’interview de Walfroy Dauchy, par Benoît Collombat et David Servenay sur Dailymotion : https://www.dailymotion.com/video/x744tlh
[2] Le Code pénal prévoit que les peines sont portées à 10 ans d’emprisonnement et à 1 000 000 d’euros d’amende lorsque l’escroquerie est commise en bande organisée.
[3] Paul Barril, « Pour la France », éd. Balland, Paris, mai 2023.
iv[4] Pour les détails, voir le livre de Jean-François Dupaquier, « Les Seychelles, l’envers de la carte postale », éd. Karthala, Paris, 2016.
[5] Voir : https://francegenocidetutsi.org/JugementVictorThomasContreAncelTJParis08112022.pdf
Voir aussi « Les procès de journalistes français travaillant sur le génocide des Tutsi se succèdent au tribunal de Paris » : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/03/18/les-proces-de-journalistes-travaillant-sur-le-genocide-des-tutsi-se-succedent-au-tribunal-de-paris_6166059_3212.html
[6] Voir : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/03/18/les-proces-de-journalistes-travaillant-sur-le-genocide-des-tutsi-se-succedent-au-tribunal-de-paris_6166059_3212.html
https://www.jeuneafrique.com/452398/societe/france-bnp-paribas-accusee-de-complicite-de-genocide-rwanda/
Notons que six ans après les plaintes contre BNP-Paribas, l’instruction traîne.
[7] Cet argument, répété à satiété par Hubert Védrine depuis près de 30 ans, est inexact : les médecins légistes qui ont examiné les dépouilles des Tutsi, notamment dans les fosses communes, ont observé que la moitié d’entre eux avait été tués par balles ou éclats de grenades.
[8] Laurent Larcher, « Rwanda, ils parlent », éd. Le Seuil, Paris, 2019
[9] Auguste-Charles Onana, « Ces tueurs Tutsi. Au cœur de la tragédie congolaise », éd. Duboiris, Paris, 2009, pp. 99-100. Voir également Jean-François Dupaquier, « Politiques, militaires et mercenaires français au Rwanda, chronique d’une désinformation », éd. Karthala, Paris, 2014.
Et aussi : https://afrikarabia.com/wordpress/6-lenquete-bruguiere-une-imposture-franco-rwandaise/
[10] Voir : https://afrikarabia.com/wordpress/7-le-naufrage-de-lenquete-bruguiere/
Vous semblez oublier de mentionner explicitement et implicitement que le tribunal a reçu le plaignant dans sa constitution de partie civile. Le tribunal a reconnu la diffamation commise par Monsieur Dauchy et Monsieur Larcher. Cependant, dans un souci de soutien à la liberté de la presse, comme vous le concluez avec justesse, les prévenus ont été relaxés (ils n’ont donc pas été condamnés pour diffamation).
Pour ma part, j’étais à Goma. Nous étions entre 300 et 500 à circuler chaque jour, comprenant des militaires de toutes nationalités et de nombreux journalistes qui tentaient de se rendre au Rwanda (une voiture se louait de 100 à 500 USD par jour !). Les descriptions de Monsieur Dauchy me semblent grandement exagérées : oui, il y avait un camp de l’armée française (sous la tour de contrôle), mais l’armée française n’effectuait pas de contrôle d’accès. Goma, c’est 3 000 mètres de piste avec des piétons partout. Il y avait même une base et un dépôt américains à l’intérieur et juste à l’extérieur de l’aéroport. Chaque jour, Goma recevait des centaines de tonnes de nourriture, de matériel et de véhicules acheminés par des organisations humanitaires !
Il n’y avait pas de badge d’accès et aucune vérification n’était effectuée pour entrer ou sortir de l’aéroport. Le seul « badge » était le gilet pare-balles de l’humanitaire. Monsieur Dauchy prétend aussi avoir été pris pour cible à Goma… à quelle date précisément ?
Il est tout de même étonnant que Monsieur Dauchy soit le seul à avoir aperçu des livraisons d’armes, et le seul à avoir reçu les confidences du jeune homme mentionné. Cherchait-il simplement un moyen de se mettre en avant ?
Cela méritait d’être souligné.