Secrétaire exécutif de la Commission nationale de lutte contre le génocide (CNLG), Jean-Damascène Bizimana se dit impressionné par la connaissance du génocide par le chef de l’Etat français et son questionnement sur le racisme à l’origine de ce crime massif.
AFRIKARABIA : – Jean-Damascène Bizimana, vous avez servi de guide au chef de l’Etat français lorsqu’il a visité le Mémorial du génocide de Kigali (nous avons écrit que Paul Kagame y accompagnait Emmanuel Macron, ce qui est inexact) le 27 mai dernier. Cette visite a duré environ une heure. Que vous êtes-vous dit ?
Jean-Damascène BIZIMANA : – Ce n’est pas la première fois que le représentant d’un Etat étranger vient se recueillir au Mémorial de Kigali, qui abrite les corps de quelque 250 000 victimes du génocide commis contre les Tutsi du Rwanda en 1994, et visiter les salles du musée. Nous avons par exemple accueilli Nicolas Sarkozy en février 2010, le Britannique Tony Blair, le Belge Guy Verhofstadt… En général, ces visites sont assez rapides. Le président Macron, lui, a pris son temps. Il est visiblement bien informé du processus du génocide. J’ai compris qu’il avait certainement recueilli quantité d’informations sur ce sujet et je savais qu’il avait longuement échangé avec des membre d’Ibuka France. Je sais aussi que son « conseiller Afrique » Franck Paris, a poursuivi ce dialogue.
Au Mémorial, Emmanuel Macron nous a posé des questions sur la construction du racisme qui a abouti au génocide, le rôle des premiers colonisateurs dans l’écriture d’une mythologie racialiste, la responsabilité des Missionnaires Peres Blancs et de l’église catholique en général qui a relayé ces archétypes, l’intervention de l’administration coloniale allemande puis belge. Il est clair que cette fabrication d’un racisme importé suscite chez le chef de l’Etat français une profonde réflexion. Il semble aussi très lucide sur le fait que le génocide était prévisible et qu’on aurait pu l’éviter, si le racisme n’avait également perverti le jugement de représentants de la communauté internationale.
Cette réflexion est pour nous importante et réconfortante. A l’étranger, trop de gens considèrent encore que le génocide commis contre les Tutsi du Rwanda constituait une sorte « d’accident exotique », alors qu’il s’inscrit dans le délire raciste qui pose encore problème dans tant de pays et pas seulement en Afrique… Dans son discours, Emmanuel Macron a confirmé cette compréhension intime du génocide.
Qu’avez-vous pensé de ce discours ?
Il a été très apprécié par les Rwandais d’une manière générale et de façon particulière par les rescapés du génocide pour son empathie et son humanité. Les propos d’Emmanuel Macron ont suscité une profonde émotion. Sa sincérité était évidente. Par exemple lorsqu’il a croisé Mme Valérie Mukabayire, présidente de l’Association des Veuves du Génocide AVEGA/AGAHOZO et qu’on lui a dit qui elle était, il l’a longuement serrée dans ses bras.
Je sais que certains disent qu’il aurait pu prononcer un mot comme « excuse », mais il me semble que ses regrets, comme chef de l’Etat français, ont été exprimés avec beaucoup d’intelligence et de subtilité. Si vous analysez bien son discours, le mot « pardon » y est. Je suis certain que les Rwandais ont compris le chemin parcouru pour arriver à cette étape importante et qu’ils sont très profondément reconnaissants des mots prononcés à Gisozi.
Le temps qu’Emmanuel Macron a passé au Mémorial est un signe fort. Après son allocution et les échanges avec les invités, il a tenu à revenir vers le lieu de mémoire qui abrite les corps de tant de victimes… Emmanuel Macron a reconnu à Kigali une responsabilité grave de la France dans le génocide. Après vingt-sept ans de relations en dents de scie entre Paris et Kigali, quelle avancée ! Il était temps de tourner la page de ce qui a été une narration parisienne hostile et négationniste.
Vous pensez à l’enquête Bruguière ?
Exactement. Il n’était pas banal qu’un juge français, sur des témoignages fabriqués de toutes pièces, lance des mandats d’arrêt internationaux contre des hauts responsables de l’Etat Rwandais qui a mis fin au génocide. La venue du président Macron montre que cette époque est révolue. Le chef de l’Etat français a été très courageux, dans la droite ligne de Nicolas Sarkozy en 2010. Et la France s’engage dans une politique de coopération orientée vers l’avenir et qui est très utile au Rwanda. Il a inscrit cette action vers la jeunesse, symbolisée par sa visite au Centre Régional Polytechnique Intégré de Tumba, dans le District de Rulindo.
Est-ce le bon message ? L’Université du Rwanda a annoncé entamer un processus de suppression de filières jugées inadaptées au marché de l’emploi, c’est-à-dire les sciences humaines. Or la connaissance du génocide et son enseignement ont besoin d’historiens, de psycho-sociologues, etc. ?
Il s’agit d’une annonce dont je ne connais pas les détails. La CNLG coopère déjà avec des organismes étrangers qui ont les mêmes missions que nous, pour une compréhension fine des génocides et le rôle des historiens est crucial. Nous avons un important partenariat avec le Mémorial de la Shoah de Paris dans le domaine de la recherche, des archives et de l’enseignement de l’histoire des génocides. Le Rwanda est membre de la francophonie et va bénéficier de ses projets. Dans le cadre de la volonté politique affichée par le président Macron, d’aider le Rwanda, j’espère que d’autres organismes, notamment français, se joindront au partenariat existant.
L’enseignement du génocide aux jeunes générations rwandaises vous paraît-il pertinent et suffisant ?
On a fait beaucoup de choses depuis 1994, mais je reste persuadé qu’on peut faire mieux. Vingt-sept ans après le génocide, son enseignement doit s’adapter au fait qu’une grande partie de la population n’était pas née en 1994. Une partie de ceux qui sont chargés de son enseignement n’a pas non plus connu le génocide ou le connait assez peu. Il faudra aussi exploiter les connaissances accumulées par la CNLG au profit des jeunes et des enseignants. Non seulement les quarante millions de pages de procès-verbaux des tribunaux Gacaca, mais aussi la « collecte d’informations » antérieure aux procès proprement dits, dont on parle moins. Tous ces documents sont à présent digitalisés. La phase d’indexation a commencé et devrait s’achever en 2024. A cette date, les chercheurs et autres utilisateurs autorisés pourront avoir accès aux archives selon un protocole à définir.
Quel est l’accès actuel à cette montagne d’archives ?
Des historiens ont commencé à les exploiter, notamment des jeunes doctorants tant rwandais qu’étrangers, voire des institutions rwandaises qui travaillent sur le génocide. Ces archives sont également accessibles pour toutes sortes de procédures judiciaires, au Rwanda comme à l’étranger. Par exemple, dans le procès des deux anciens bourgmestres de Kabarondo qui s’est déroulé en France, nous avons fourni des documents et nous continuerons de le faire dans d’autres affaires judiciaires en cours dans différents Etats. L’indexation permettra un grand progrès des connaissances générales sur le génocide.
Peut-on parler à ce sujet d’un outil permettant de répondre au négationnisme rampant, qui devient particulièrement virulent dans le monde anglophone aujourd’hui ?
Comme les autres génocides, celui commis contre les Tutsi a produit un courant négationniste dont il est vain d’espérer se débarrasser en produisant des preuves et encore des preuves. A cet égard, l’invention de la thèse du « double génocide » aujourd’hui en vogue est particulièrement perverse et nocive. On n’a pas assez relevé que le chef de l’Etat français a dénoncé cette absurde thèse du « double génocide » lors de sa venue à Kigali. Il a ajouté que les génocidaires réfugiés en France devaient être jugés, ce qui est encourageant pour l’avenir d’autant plus qu’il ne peut pas y avoir de relation bilatérale saine sans considération de la lutte contre l’impunité des auteurs du génocide exilés en dehors du Rwanda. Un peu partout dans le monde, notamment en France, ce que nous saluons, ont été édictés des lois et des règlements sanctionnant le négationnisme du génocide commis contre les Tutsi. Nous attendons beaucoup de l’accélération de la mise en œuvre de cette pédagogie judiciaire déjà entamée avec les deux procès, Simbikangwa ainsi que Ngenzi et Barahira, qui ont eu lieu en France.
Propos recueillis par Jean-François DUPAQUIER