Mercredi 15 novembre, le procès du médecin rwandais Sosthène Munyemana, poursuivi pour « génocide », « crimes contre l’humanité », « complicité » et « participation à une entente en vue de la préparation » de ces crimes, a atteint sa vitesse de croisière avec les témoignages de deux historiens, Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas. Devant des jurés très attentifs, le directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) a rappelé la signification universelle du génocide des Tutsi du Rwanda tandis qu’Hélène Dumas (CNRS) soulignait la cruauté particulière des crimes et leur impact sur les survivants, notamment ceux qui étaient en 1994 des enfants.
Par Jean-François DUPAQUIER
La salle Victor-Hugo de l’ancien palais de justice de Paris, sur l’ile de la Cité, offre un cadre contraint à ce septième procès pour génocide en France. La salle est trop petite pour accueillir tout le public. Ses panneaux lambrissés en chêne mouluré, surmontés d’une voûte bleu clair ornée de guirlandes de feuilles en stuc blanc semblent marquer l’épuisement d’une machine administrative étriquée, vieillotte, incapable de répondre à la soif de justice que suscite « le crime des crimes ». Le faux-semblant des fastes d’antan renvoie à un accusé campé dans des postures peu vraisemblables. Sosthène Munyemana, gynécologue-obstétricien à Butare, la grande ville du Sud du Rwanda, militant du MDR, le parti politique dominant localement en 1994, notable parmi les notables, ami du Premier ministre génocidaire, n’a à peu près rien vu du génocide. Juste un cadavre, un seul.
Pourtant à Butare, environ 30% de la population était tutsi le 17 avril 1994, début du grand carnage local. A peine 3% deux mois plus tard. Les cadavres empuantissaient les rues au point que le Dr Eugène Rwamucyo, diplômé d’hygiène sociale de l’université de Saint-Petersbourg, s’était investi ramasseur-en-chef des charognes (il sera jugé à Paris à une date encore indéterminée).
A Butare, le gynécologue n’a pas vu le carnage
Ce mercredi 15 novembre, le Dr Sosthène Munyemana a revêtu une étrange chemisette tachetée de vert, qui évoque certaines tenues de camouflage militaire. Il prend des notes, se tourne parfois vers ses avocats Me Jean-Yves Dupeux et Florence Bourg pour de brefs conciliabules. De taille moyenne, le crâne dégarni, portant des lunettes plutôt grosses, légèrement enveloppé, il est calme, attentif, avec parfois un petit rictus. Apparemment serein et confiant dans sa bonne étoile, il ne se sent pas la moindre responsabilité dans ce génocide.
Stéphane Audoin-Rouzeau est le premier témoin de contexte à s’exprimer. Spécialiste de la Première Guerre mondiale, il en a tiré une expertise des massacres de masse mondialement reconnue. Et pourtant, il a mis du temps à comprendre ce qui se passait au Rwanda en 1994. Il en traîne un profond sentiment de culpabilité. Entre lui et Munyemana, c’est ainsi, un peu, le monde à l’envers.
A 68 ans, le professeur d’histoire témoigne pour la sixième fois dans un procès pour génocide en France. Après des dizaines de livres sur la Grande Guerre, il a raconté son initiation au génocide des Tutsi en 2017.[1]
Stéphane Audoin-Rouzeau : – « Témoigner dans ce genre de procès est un devoir que je préférerais éviter. Mais il faut dire et redire que le génocide des Tutsi du Rwanda n’est pas reconnu au même titre que les deux autres génocides. Encore aujourd’hui on constate un grand déficit cognitif, un déficit d’intérêt.
Au fur et à mesure que le temps passe, les génocides s’affirment de façon croissante.
Peu à peu, la mémoire du génocide des Tutsi du Rwanda rejoindra en dignité, en signification, celle des autres génocides. Je considère qu’une grande part de mon travail est d’« habiliter », en quelque sorte, ce génocide, à égalité avec les autres génocides, mieux connus, du XXe siècle.
« Peu à peu la mémoire du génocide des Tutsi rejoindra en dignité celle des autres génocides »
L’historien poursuit : – « La place de ce génocide devait être centrale dans la mémoire de nos sociétés, comme la mémoire du génocide des Arméniens de l’empire ottoman et la Shoah. Sa radicalité est sans exemple au XXe siècle. Je tiens à faire mon mea culpa. En 1994, j’ai absorbé sans aucune distance le discours des médias sur une pseudo « guerre interethnique », ces histoires de « haine ancestrale », de « sauvagerie africaine » dans lesquelles personne ne porterait réellement la responsabilité. C’est pourquoi je comprends de l’intérieur qu’on puisse ne pas comprendre, qu’on puisse ne pas être intéressé. »
Stéphane Audoin-Rouzeau élargit alors son travail de rapprochement : « Le génocide des Tutsi du Rwanda n’est pas un génocide loin de nous, en Afrique, mais très proche de nous au contraire, très proche des génocides que nous connaissons mieux ».
Le témoignage de l’historien se fait professoral :
« D’abord il y a la question de l’idéologie
Ensuite la question de la guerre
Enfin, la question de l’Etat. »
Le témoin détaille : « L’idéologie, c’est le projet d’éradication complète, condition nécessaire à la perpétration. Le génocide des Tutsi du Rwanda est le projet d’une idéologie raciste et racialiste.
Cette idéologie vient de chez nous, lorsque le Rwanda a été exploré par guère plus d’une vingtaine d’Européens, militaires allemands, commerçants, explorateurs, Pères blancs. Au terme d’une ethnographie sauvage ils ont classé racialement les populations découvertes. Ils ont fait des Tutsi une population exogène, conquérante… : c’est le mythe hamitique. Les Tutsi aurait asservi un population autochtone. Les colonisateurs ont plaqué sur le Rwanda le grand schéma des invasions barbares en Europe suivant la chute de l’empire romain, et puis celui de la féodalité. Ils ont plaqué leur schéma sur une société qui n’avait pas les moyens de répondre et de contester cette vision ; et ils ont provoqué un énorme ressentiment dans la population hutu du Rwanda, ce carburant des grands massacres de masse. D’où les grandes tueries de Tutsi entre 1959 et 1963. »
Stéphane Audoin-Rouzeau évoque ensuite la « Révolution « sociale » de 1959, en fait un changement de pouvoir ethno-racial :
« Après l’apparition de la rébellion du Front patriotique rwandais le 1er octobre 1990, les Forces armées rwandaises (FAR) se sont effondrées. Le sauvetage de cette armée par la France a donné aux autorités en place le temps de mûrir le projet d’extermination des Tutsi, dont le général Varret, chef de la Mission militaire, prend connaissance dès la fin 1990-début 1991. Cependant, l’existence d’une idéologie racialiste était une condition nécessaire au génocide, mais pas suffisante.
Il n’y pas de génocide sans guerre. Pas de génocide sans l’angoisse d’une défaite (pour les Jeunes Turcs, ce fut l’angoisse de perdre la guerre face à la Russie, après la défaite de la fin 1914) ; pour le IIIe Reich, les premiers doutes apparus avec l’échec allemand devant Moscou à l’automne 1941.
Sans cette angoisse de la défaite, on ne peut pas imaginer le projet d’extermination qui, par le génocide, vise « la cinquième colonne », c’est-à-dire l’ennemi intérieur. »
« Le sauvetage de cette armée par la France a donné aux autorités en place le temps de mûrir le projet d’extermination des Tutsi »
Pour l’intervenant, le 3e élément, c’est le rôle de l’État. Pas de génocide sans État.
Raphaël Lemkin a lié la notion de « génocide » à l’existence de l’État moderne.
L’historien souligne ensuite les particularités du génocide des Tutsi du Rwanda. En particulier le rôle du voisinage. « Le voisinage joue un rôle dans le génocide des Arméniens et des Juifs. Mais dans le cas du Rwanda, l’investissement du voisinage a été massif. On a pu parler de la « vicinalité du génocide », cette particularité très profonde du génocide des Tutsi rwandais. L’encadrement est si serré que les Tutsi ont très peu de chance d’échapper.
On doit oublier l’idée d’un pogrom massif et spontané : une idée absurde
Dans le cas du génocide de 1994, sont mobilisés tous les moyens d’un État : gouvernement central, préfets, bourgmestres, chefs de secteurs et de cellule. Les moyens militaires (FAR, gendarmerie, garde présidentielle, milices) ; il y a aussi les moyens culturels, la presse, le magazine Kangura et la radio RTLM, radio d’appel au meurtre. »
« Il faut un haut niveau de formation intellectuelle pour concevoir un projet de génocide »
L’historien dit que le rôle des notables dans le génocide ne doit pas être minimisé : « Il faut un haut niveau de formation intellectuelle pour concevoir un projet de génocide. Dans un Rwanda à 90 % agricole et pauvre, les élites sociales bénéficient d’une déférence importante, cadres administratifs, cadres de santé etc. Parmi eux, des enseignants ;
Des prêtres, comme le père Athanase Seromba qui ordonna au conducteur de bulldozer qui entretenait une route à côté de l’église de Nyange de faire s’effondrer l’église sur les Tutsi – ses paroissiens – qui y avaient trouvé refuge. »
Le président demande à l’historien de définir les noms Hutu et Tutsi.
Stéphane Audoin-Rouzeau : « Pour dire les choses de façon très simple, il s’agit de catégories sociales. Le colonisateur a racialisé ces termes. Puis cette racialisation a été intériorisée jusqu’à aboutir à des pogroms à partir de 1959. D’autres pogroms sont déclenchés en 1990, 1991, 1992, 1993. Ces massacres auraient dû nous alerter, alors qu’ils ont été analysés comme des violences réciproques. C’est absurde. Cette erreur de lecture a été pour beaucoup dans les erreurs d’analyses ultérieures.
Il faut revenir sur la guerre. Le temps de la guerre est un temps autre, séparé du temps ordinaire. Les acteurs sociaux ne réagissent pas de la même manière qu’en temps « ordinaire ». Il y a une faim d’informations qui nourrit la rumeur, la paranoïa.
Les Tutsi, parce que Tutsi, sont présentés comme les partisans cachés du FPR. Selon la propagande, tout Tutsi quel qu’il soit est forcément un agent investi dans un combat. La propagande fait entrer dans les cerveaux que si le FPR gagnait, ce serait le rétablissement de la féodalité. »
« Le temps de la guerre est un temps autre »
« Encore une fois, il faut un haut niveau intellectuel pour penser cette propagande, pour préparer quelque chose d’aussi monstrueux qu’un génocide. De même, à la tête des services de sécurité du Reich, il y avait de nombreux docteurs d’universités. Les Jeunes Turcs responsables du génocide des Arméniens étaient hautement éduqués à commencer par Talaat Pacha. Duch, le responsable de S21 au Cambodge, l’était également.
Le Rwanda de 1994 est à 90% rural. L’écart social et culturel entre un notable et un paysan » … (Sosthène Munyemana s’agite sur sa chaise et se retourne vers son avocate pour un long conciliabule, lui montre ses notes)
Me Jean-Yves Dupeux lit alors un courrier adressé au président par l’universitaire belge Filip Reyntjens. Ce dernier explique qu’il ne peut venir témoigner en raison de menaces pesant sur les personnes qui, comme lui, critiquent le régime de Kigali. Il lit sa lettre : « Le génocide est un problème franco-français, dès qu’on ose critiquer le FPR, on est qualifié de négationniste. […] Je peux m’exprimer sans haine mais pas sans crainte […]. »
Marc Sommerer, le président de la cour d’assises, invite le témoin de contexte à commenter cette lettre.
Filip Reyntjens : « Je ne peux venir témoigner en raison de menaces pesant sur les personnes qui critiquent le régime de Kigali »
Stephane Audoin-Rouzeau : « Écrire qu’on ne peut pas critiquer le régime actuel de Kigali, que c’est une doxa en France… cette lettre ne témoigne pas d’un très grand courage. Nous sommes en face d’une réinterprétation du génocide. C’est une lettre négationniste. Je connais son auteur. Il a produit un « Que sais-je » sur le génocide qui pose de nombreux problèmes. Le génocide n’est pas un problème franco-français. Le génocide s’est passé au Rwanda et pas ailleurs.
(Nouvelle concertation entre Sosthène Munyemana et ses avocats. Il leur montre ses notes)
Stéphane Audoin-Rouzeau : -« On ne peut mettre en doute la réalité du génocide, sa cruauté. Si le FPR n’avait pas accédé au pouvoir, il ne serait pas resté un seul Tutsi au Rwanda.
Critiquer le pouvoir de Kagame permet de réinterpréter le génocide. Lui donner un autre sens, rétroactivement. Les négationnistes veulent insinuer que ce génocide serait moins « pur », en quelque sorte, que celui qui nous est présenté. Bref, cette lettre est parfaitement négationniste ».
A la question « le FPR a aussi commis des crimes », le témoin répond :
« Oui l’Armée patriotique rwandaise (APR) a commis des meurtres, des actions qualifiables de crimes de guerre, – qu’elle a pour une part reconnus et sanctionnés. Mais toutes les violences ne sont pas équivalentes.
Dans le cas de la violence exercée par l’État rwandais il s’agit d’éliminer les Tutsi pour ce qu’ils sont, les éradiquer de la surface de la terre. De tuer les fœtus dans le ventre de leur mère. De faire souffrir le plus possible les victimes, de faire souffrir l’ensemble de la communauté. »
« Les violences de l’APR ne sont en rien comparables au génocide »
Stéphane Audoin-Rouzeau : « Dans le cas des violences de l’APR, ce sont des violences de guerre civile. Toute guerre civile, la guerre d’Espagne par exemple, provoque beaucoup d’atrocités. Mais cette violence n’est en rien comparable au génocide. Ce ne sont pas les mêmes motivations, ce ne sont pas les mêmes violences.
L’éradication des Tutsi, c’est l’atteinte à la filiation, arracher les racines.
Dire « une victime équivaut à une victime » est, pour un historien, une totale stupidité.
Dans la destruction des Tutsi du Rwanda sont mobilisés environ 20% des Hutu du Rwanda. C’est énorme. Des femmes, des enfants aussi…
Il y a des Justes, certes. Mais ils ne sont pas nombreux…
Dans le cas du génocide, le viol massif a accompagné les meurtres. Les vaches aussi sont mises à mort pour une consommation somptuaire.
Elles donnent lieu à des banquets ignobles, car le meurtre de masse s’accompagne de la fête. Il y a des chansons, de la gaieté. Il s’agit d’éradication. Les maisons sont détruites plutôt qu’accaparées. »
Stéphane Audoin-Rouzeau a achevé sa déposition. Suivent de nombreuses questions des jurés. Elles montrent que certains d’entre eux ont « potassé » le sujet.
L’un des jurés veut des précisions sur le statut d’un notable tel que le Dr Munyemana et sa connaissance du génocide « en direct ».
Stéphane Audoin-Rouzeau : – « Comment s’isoler complètement lorsqu’on a un rôle social important ? On est obligé de recevoir des nouvelles et les interactions sociales ne disparaissent pas comme par enchantement ».
Un autre juré (un informaticien ?) demande s’il existe une « courbe des massacres » au niveau local.
L’historien : « Je ne sais pas si cette courbe a été faite »
« Il y a des Justes, certes. Mais ils ne sont pas nombreux »
Une question sur l’information en France en avril-mai 1994.
Stéphane Audoin-Rouzeau : « C’est une question douloureuse. Le massacre de Srebrenica en 1995 m’a bouleversé. J’ai bien conscience que la difficulté alors éprouvée à prendre pleinement conscience du génocide des Tutsi tient à une forme de racisme inconscient. »
Me Rachel Lindon, avocate d’Ibuka France veut connaitre l’opinion du témoin sur la question de la planification du génocide, que récuse l’universitaire André Guichaoua.
Stéphane Audoin-Rouzeau : – « Le génocide a été reconnu comme tel, il a fait l’objet d’un « constat judiciaire » par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), même si la preuve de l’intention reste problématique pour certains. Dans le procès Bagosora, le TPIR a prononcé que cette preuve n’a pas été apportée par le Parquet « au-delà de tout doute raisonnable ». Même si cette préméditation ne fait aucun doute, le prononcé judiciaire n’est pas nécessairement la vérité historique. M. Guichaoua n’est pas un historien et ça se sent.
Le TPIR a réglé la question par un « constat judiciaire ».
L’historien relève une fréquente mauvaise formulation de « génocide rwandais » pour qualifier le génocide des Tutsi du Rwanda : « Personne ne parle de génocide ottoman ou de génocide allemand ».
« M. Guichaoua n’est pas un historien et ça se sent »
Me Rachel Lindon veut des précisions sur la marge, d’autonomie des acteurs du génocide commis contre les Tutsi.
Stéphane Audoin-Rouzeau : – « Une des défenses habituelles est de dire « on n’avait pas le choix ». Or, on a toujours le choix. Dans les Einsatzgruppen chargés de la « Shoah par balles » dans la partie de l’Union soviétique occupée par les Nazis, il a y eu des hommes qui ont refusé, à tel ou tel moment, de participer aux tueries. Ils n’ont pas été sanctionnés. Dire « la guerre ne laisse pas le choix » est un mensonge. Le notable, celui qui bénéficie d’un prestige social lui permettant d’influencer les autres a d’autant plus le choix. Un prêtre, un enseignant, un médecin irradient dans l’espace social. »
Un avocat « représentant des parties civiles » commence par quelques phrases de compliment flagorneur vis-à-vis du témoin. « J’ai apprécié votre phrase « Plus le temps passe, plus le génocide s’affirme avec force. J’ai versé à la procédure le livre de Richard Johnson « Rwanda, la trahison de Human Rights Watch » sur lequel je voudrais vous interroger…
Stupeur du président de la cour d’assises qui consulte ses notes, stupeur sur le banc de la défense.
Le président Marc Sommerer « Voila, j’ai trouvé votre mail où vous dites joindre le livre à la procédure. C’était cette nuit à 23 h 49 ! »
Me Jean-Yves Dupeux : « C’est intolérable. Ce n’est pas possible d’agir ainsi dans le cadre d’un débat contradictoire ».
Un court conciliabule s’ensuit.
L’avocat : « Pas d’autre question ».
La « créativité meurtrière » du génocide
Répondant à d’autres avocats, l’historien évoque la « créativité meurtrière, l’énergie meurtrière » du génocide. « Le Rwanda a été un gigantesque théâtre de cruauté. D’où les rires d’humiliation des victimes.
La cruauté est un langage. On dit quelque chose aux victimes sur ce qu’elles sont.
Hutu et Tutsi au Rwanda étaient dans une situation de symbiose. Beaucoup de crimes ont été des meurtres intrafamiliaux, ou des meurtres entre amis. La cruauté permet de dire à l’autre qu’il est l’autre. Vous vous séparez de l’autre. »
Questionné sur la notion de victimes parfaites, Stéphane Audoin-Rouzeau explique : « Oui, j’ai parlé de « victimes parfaites ». Il y a une forme d’ « exigence », dans notre pays, de victimes parfaites. Or les victimes ne sont pas parfaites. Et aucun pouvoir n’est parfait. Ça permet aux négationnistes de dire : « Puisque ce pouvoir n’est pas parfait, les victimes ne sont pas parfaites. Le négationnisme au Rwanda prend une autre forme : la thèse du « double génocide », une thèse complètement absurde »
Le procureur pose la question du rôle central des élites sociales dans le
temps de la guerre.
Stéphane Audoin-Rouzeau : – « Le temps de guerre peut donner une impression de dissociation chez l’acteur social. Parfois en très peu de temps. Ensuite, l’acteur social dit parfois « c’était moi mais ce n’était pas moi ». Or il y a de la créativité chez les acteurs du génocide, y compris chez les élites sociales.
L’État ordonne mais ne donne pas les modalités. La masse déploie sa créativité meurtrière. La découpe des corps, les yeux crevés, les femmes violées… ce n’est pas l’État qui l’a demandé. Il y a convergence entre un État qui met tous les moyens à la disposition de la « solution finale », et les acteurs ordinaires du génocide. Cela crée une tenaille qui ne laisse aucune chance aux victimes. Elles n’ont nulle part où aller.
Enfin l’intervenant souligne au Zaïre « le réarmement et la reformation d’un proto-État génocidaire » dont les acteurs mériteraient d’être mieux connus.
« Au Zaïre, le réarmement et la reformation d’un proto-État génocidaire »
La parole est à la Défense.
Me Jean-Yves Dupeux : – « Monsieur le chercheur vous manifestez un engagement idéologique qui ne m’étonne pas vraiment. Vous énumérez « les principaux facteurs du génocide » selon vous. Et vous avez évoqué le rôle de ce que vous appelez « les élites sociales ». Vous citez les enseignants, prêtres, et vous avez terminé par les médecins, ce qui ne m’étonne pas. Pourquoi ne parlez-vous pas des fonctionnaires, etc ?
Revenons aux médecins. Considérez-vous que tous les médecins ont été des vecteurs du phénomène génocidaire ? Un chercheur en sciences sociales mène des études extrêmement poussées, il me semble.
Or vous dites que vous n’avez perçu la réalité du génocide des Tutsi qu’en 2008. Ça m’a surpris car nous appartenons à la même génération. Moi tout de suite, fin avril 1994 j’ai eu le sentiment d’un génocide.
Alors pourquoi généraliser ? »
Stéphane Audoin-Rouzeau : – « Vous parlez d’un engagement idéologique ? Non, uniquement civique. Je suis citoyen français y compris devant ce tribunal. Il n’y a rien que je souhaite davantage que de ne plus être convoqué devant des instances judiciaires.
Votre prise de conscience a été précoce ? Je vous en félicite. Je regrette d’autant plus ce que vous êtes devenu à ce sujet trente ans après. Aujourd’hui, je préfère être à ma place qu’à la vôtre.
Au Rwanda des médecins ont soigné, des infirmières ont soigné, des enseignants ont protégé certains de leurs élèves. Il n’empêche que certaines élites se sont comportées comme on sait… »
« Je préfère être à ma place qu’à la vôtre »
Me Dupeux : – « Et que pensez-vous de l’expression « Génocide des Tutsi et des Hutu modérés ?
Stéphane Audoin-Rouzeau : – « L’expression Hutu modérés n’est pas la bonne »
Me Florence Bourg : – « Et la fuite passive vers le Zaïre ? Toutes les personnes qui fuyaient étaient des Hutu génocidaires, selon vous ?
Stéphane Audoin-Rouzeau : – « 1,6 million de personnes. Y compris quelques Tutsis embarqués dans cet exode – la plupart d’entre eux seront tués après. Évidemment tous les fuyards n’étaient pas des génocidaires. Mais beaucoup l’étaient.
Me Florence Bourg : – « Vous avez dit tout à l’heure, « Guichaoua n’est pas un historien et ça se sent ». Vous avez dit que M. Reyntjens est un négationniste. Or tous deux ont été témoins-experts au TPIR et tous deux présents au Rwanda en 1994 ?
En quoi la lettre de M. Reyntjens est-elle négationniste ? »
Stéphane Audoin-Rouzeau : – « Il faudrait la reprendre en détail. M. Reyntjens a publié un « Que sais-je » sur le génocide des Tutsi qui contient des assertions négationnistes. Je me réfère à une tribune que j’ai cosignée en juin 2012 à ce sujet dans Le Monde. [2]
Concernant M Guichaoua, il y a la vérité judiciaire et la vérité de l’historien. Elles sont parfois convergentes, mais pas toujours. »
Me Jean-Yves Dupeux : « Vous avez dit que M. Reyntjens était un lâche… ? »
Stéphane Audoin-Rouzeau : « Je maintiens. Reyntjens est un ennemi que je combats. »
« Vous avez dit que M. Reyntjens était un lâche… ? »
Hélène Dumas succède à Stéphane Audoin-Rouzeau.
Elle rappelle son parcours d’historienne et notamment ses enquêtes sur les enfants rescapés du génocide. Elle en a tiré un livre[3]. Elle s’adresse aux jurés dans l’espoir de faire comprendre l’innommable : « Pour les enfants, le génocide est un monde où toutes les valeurs fonctionnent en sens inverse. Abandonnés à eux-mêmes, le monde adulte habituellement protecteur devient une menace. Même les prêtres ont décrété la mort du « Dieu des Tutsi ».
Les enfants assistent très jeunes au massacre des adultes et aussi aux viols systématiques des femmes tutsi avec l’intention des tueurs de détruire l’appareil génital tutsi. S’ils sont cachés à proximité, ces enfants sont les témoins de la rupture de la filiation. Ces viols ont une place centrale dans la politique génocidaire. Pauline Nyiramasuhuko, ministre de la famille du gouvernement génocidaire, a incité son fils Shalom et les miliciens à violer les femmes tutsi avant de les tuer. [4]
Pour les enfants rescapés, la sexualité est associée à une valeur de mort. Le génocide agit interminablement. Il continue à faire des victimes après sa perpétration, notamment par le sida etc., mais aussi par le traumatisme récurrent. Les enfants rescapés racontent comment ils sont morts. Ces expériences ont été vécues comme telles. Attrapés par les tueurs, certains de ces enfants ont été jetés vivants dans des fosses communes ou dans les latrines pour leur signifier qu’ils ne sont que des excréments. »
(Penché sur son cahier, le Dr Sosthène Munyemana prend des notes)
« Pauline Nyiramasuhuko, ministre de la famille du gouvernement génocidaire, a incité son fils Shalom et les miliciens à violer les femmes tutsi avant de les tuer »
Hélène Dumas poursuit : – « C’est un programme de cruauté totale. La cruauté est la marque du racisme sur les corps. La manière de faire souffrir renvoie à l’imaginaire raciste, les petits nez, les attaches fines qui sont brisés. Il faut comprendre que le génocide n’est pas une explosion de violence incontrôlée. »
L’historienne parle alors de la paroisse de Kaduha où vingt mille réfugiés tutsi ont été anéantis en vingt-quatre heures par quelques centaines de tueurs. « Ce massacre a été conduit par une série de notables locaux : gendarmes, sous-préfet, juges, prêtre commerçants, enseignants, infirmiers et infirmières de l’hôpital voisin. »
A Kaduha, la politique génocidaire datait de longtemps. Hélène Dumas le souligne : « La région a été touchée dès Noël 1963. Le génocide ne s’est pas imposé de façon soudaine. C’était une préfecture nouvelle, fief du Parmehutu, le Parti du mouvement de l’émancipation hutu, issu d’un mouvement social créé au Rwanda en 1959 avec l’appui de l’Église. Les premiers massacres de 1963 étaient déjà diligentés par les autorités locales. Le Comité international de la Croix Rouge (CICR) y a fait des enquêtes dès 1964. Le CICR utilise le mot « génocide ». Le philosophe Bertrand Russel écrit début 1964 que se déroulent au Rwanda « les massacres les plus horribles depuis le génocide des juifs. » Ces massacres sont déjà commandités par des notables. »
L’historienne cite une étude sur la santé mentale publiée par le ministère rwandais de la Santé en 2021. Cette étude montre l’empreinte du génocide sur les corps et les esprits. Environ 30% des rescapés souffrent de syndrome de stress post-traumatique contre 3,5% de la population générale.
Le fonctionnement du système judiciaire rwandais
Au président Marc Sommerer qui veut comprendre le fonctionnement du système judiciaire rwandais après le génocide, Hélène Dumas explique comment les crimes ont été répartis par catégories.
Sont placés en première catégorie, les organisateurs, les personnes en position d’autorité et tous les auteurs présumés de violence sociales majeures, bourgmestres, prêtres, etc.
2e catégorie : les auteurs de crimes de sang, les auteurs d’actes de profanation des corps des victimes
3e catégorie, les pillards.
De 2005 date du début des procès « gacaca », une procédure de justice très décentralisée s’est mise en place, apte à juger plus d’un million d’accusés. Il s’agit d’encourager les tueurs à avouer pour faire émerger les récits du génocide, collines après collines.
Il y aura quelques 12 000 juridictions gacaca, produisant une masse d’archives permettant de mieux comprendre le génocide. « Le génocide des Tutsi a été extrêmement organisé, résume Hélène Dumas qui pratique le kinyarwanda [la langue du Rwanda] et qui a analysé ces archives. Les attaques se font toujours en bande. »
Elle estime le bilan de cette justice transitionnelle très positif : « Les archives des gacaca sont impressionnantes. Il ne faut pas porter de jugement globalisant sur un processus aussi complexe et aussi décentralisé. Ce n’est pas la justice d’abattage que certains se sont empressés de dénigrer. En deuxième catégorie il y a eu 37% d’acquittements. »
« Les gacaca, ce n’est pas une justice d’abattage »
La suite des débats permet de comprendre l’intérêt du président de la cour d’assises : le Dr Munyemana a été condamné à deux reprises, en son absence, par ces tribunaux gacaca au Rwanda. Le 5 sept 2007 il a été accusé d’avoir assisté à des réunions préparatoires avec des groupes armés habillés de feuilles de bananiers (le costume traditionnel des miliciens Interahamwe). Il a été condamné par contumace à 30 ans réclusion criminelle. Dans une seconde procédure gacaca le 5 novembre 2008, il est accusé d’avoir préparé des massacres, il a été sanctionné cette fois d’une condamnation à perpétuité.
Une troisième décision, civile, l’a condamné à verser plus d’un million de francs rwandais de réparation (plus d’un millier d’euros) pour le pillage d’une maison
Hélène Dupas précise qu’à partir de 2008 les accusés de 1ere catégorie sont jugés en gacaca.
(Le Dr Sosthène Munyemana s’agite de montre des notes à ses avocats)
Un juré demande l’articulation entre les tribunaux gacaca et la justice institutionnelle
Hélène Dumas précise que le Mémorial de la Shoah appuie la transformation des archives d’Ibuka-Rwanda en véritable fond d’archives.
Un avocat des parties civiles lui demande si les rescapés sont des personnes qui recherchent à tout prix des coupables.
Hélène Dumas : « Non, ce n’est pas ça qui se joue. »
Le même avocat : « Négationnisme… en quelques mots pourriez-vous préciser sous quelle forme il se présente actuellement ? »
« La variante la plus courante du négationnisme, c’est la thèse du double génocide »
Hélène Dumas : – « Il a plusieurs variantes. La plus courante est de chercher un autre génocide comme équivalence. C’est la thèse du double génocide. »
Me Simon Foreman : – « Quel a été le rôle du MDR [le parti auquel l’accusé se rattachait] dans le génocide ? »
Hélène Dumas : « Cette question mériterait de très longs développements. Le MDR a pour origine le Parmehutu, Parti de l’Emancipation hutu, qui récuse la lecture des problèmes du Rwanda comme une question sociale pour mettre en avant une supposée « question raciale ».
Question : « Un notable hutu connu, écouté, ne peut pas comprendre ce qui se passait ? Quelles étaient les menaces contre les femmes tutsi mariées à des Hutu ?
Hélène Dumas : – « L’épouse tutsi d’un pauvre paysan hutu encourait les mêmes dangers que n’importe quelle Tutsi. Mais si elle était mariée à un Hutu important, elle pouvait le plus souvent échapper aux tueurs.
De leur côté les femmes hutu mariées à des Tutsi ont souvent été violées, soumises à des traitement terribles.
« Les femmes hutu mariées à des Tutsi ont souvent été soumises à des traitement terribles »
Question sur les barrières.
Hélène Dumas : – « Avec les barrières on ne pouvait plus bouger. Ces barrières ont été pensées et bien disposées dans l’espace de la proximité. La mobilité est une ressource réservée aux seuls tueurs. »
Question du procureur : « Dans la procédure, j’ai relevé la phrase « surveillez votre petit secteur qu’aucun cafard ne vous échappe »
Hélène Dumas : « C’est exactement ça ».
Et les notables ?
Ce sont les commerçants locaux qui nourrissent les tueurs la veille du massacre. Et ensuite, ce sont les libations…
Le président donne lecture du communiqué de soutien au gouvernement du 7 avril
Me Florence Bourg, avocate du Dr Munyemana : – « Vous dites avoir beaucoup travaillé sur les gacaca, beaucoup d’organisations humanitaires aussi. Les rapports des ONG Internationales sont plutôt accablants. Notamment Amnesty International qui a estimé que le succès n’était pas au rendez-vous, que les procès gacaca étaient sous la pression du régime de Paul Kagame.
Je vous lis un passage de 1999 : « Il y a des individus qui ont formé de véritables organisations de délateurs proférant des accusations de génocide contre rémunération ».
Avez-vous constaté des associations de délation ? »
« Surveillez votre petit secteur qu’aucun cafard ne vous échappe »
Hélène Dumas : – « Non. On lit « des gens » « des associations » mais de qui s’agit-il exactement ? C’est vague… D’autant qu’en 1999, il n’y avait pas de gacaca.
Par contre, il y avait d’autres réseaux entre prisonniers qui s’entendaient pour minorer réciproquement leurs responsabilités. »
Me Florence Bourg : – « La FIDH va expliquer qu’ils ont pris connaissance que, spécifiquement à Butare, un accusateur sévit sur demande. Vous avez entendu parler d’une association de délation à Butare ? »
Hélène Dumas : – « Ces faits supposés ne sont pas assez circonstanciés ».
Me Dupeux : – « Quel crédit peut-on accorder à des jugements de gacaca quand l’accusé ne comparaissait pas à l’audience ? »
Hélène Dumas : – « il y avait un dossier rassemblé à partir de collectes de témoignages, d’informations »
Me Dupeux : – « Des témoins à charge ! »
Une question et posée sur la signature les accords de paix d’Arusha et la réaction du Premier ministre de l’époque Dismas Nsengiyaremye du parti MDR (le parti auquel adhérait Sosthène Munyemana).
Hélène Dumas : – « Quelque temps après la signature des accords d’Arusha, Dismas Nsengiaremye se range parmi ceux qui critiquent ces accords, dans ce qui deviendra fin 1993 la mouvance « Power » opposée aux Accords d’Arusha.
Me Dupeux : – « Dismas Nsengiaremye n’est ni Hutu power ni pro-FPR ? »
Hélène Dumas : – « Je voudrais apporter une précision. On ne peut pas présenter le champ politique de manière aussi caricaturale à la veille du génocide. S’il existe bien un camp extrémiste dont le programme politique se résume à la haine contre les Tutsi et qui se structure fin 1993 dans le « Hutu Power », les démocrates hutu se battaient pour un Rwanda plus libéral sur le plan politique et se sont engagés dans l’élaboration d’un processus de paix sincère et dans une nouvelle donne institutionnelle assurant le partage du pouvoir avec le FPR. L’immense majorité de ces femmes et de ces hommes a été impitoyablement assassinée. Et je pense ici aux cadres du Parti social démocrate (PSD) : Félicien Gatabazi (assassiné en février 1994), Éric Nzamurambaho, Théoneste Gafaranga et Félicien Ngango : tous tués en avril 1994. »
« Les démocrates hutu qui se battaient pour un Rwanda plus libéral ont été assassinés »
Me Foreman : – « Le Hutu power n’apparait qu’en novembre 1993. Le rôle de Dismas Nsengiyaremye semble très ambigu.
Le président de la Cour d’assises s’adresse à l’accusé : – « Que savez-vous des deux gacaca où vous avez été convoqué en votre absence ? »
Sosthène Munyemana : « Dans la seconde, on voit mon nom apparaître en appel, on ne sait pas pourquoi. Je voudrais dire qu’ils m’ont tous systématiquement chargé. »
L’accusé commence un compte-rendu détaillé des séances de gacaca le concernant, alors que durant l’instruction il expliquait ne pas en savoir grand chose.
Le président, stupéfait : « Mais comment savez-vous tout ça ? Comment ?
Me Florence Bourg vient à son secours. On en reste là.
_____________________
[1] Stéphane Audoin-Rouzeau, Une initiation : Rwanda 1994-2016, Seuil, janvier 2017.
[2] Rwanda : le « Que sais-je ? » qui fait basculer l’Histoire – Le Monde, 25 novembre 2017, Collectif, « Rwanda : le « Que sais-je ? » qui fait basculer l’Histoire » « Selon un collectif d’historiens, l’auteur du livre, Filip Reyntjens, juriste, banalise les faits du génocide et sort de l’Histoire au profit de l’idéologie et l’interprétation tendancieuse ». https://www.lemonde.fr/idees/article/2017/09/25/rwanda-le-que-sais-je-qui-fait-basculer-l-histoire_5190733_3232.html
[3] Hélène Dumas, Sans ciel ni terre. Paroles orphelines du génocide des Tutsi (1994-2006), Ed. , Paris. Relire aussi Génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda (Seuil, 2014).
[4] Pauline Nyiramasuhuko a été condamnée à la réclusion à perpétuité par le TPIR.