Le journaliste et écrivain Jean-François Dupaquier décrypte pour Afrikarabia l’annonce surprise par l’Elysée de la déclassification d’archives estampillées « Confidentiel défense » le jour de la XXIe Commémoration du génocide des Tutsi au Rwanda.
AFRIKARABIA : Jean-François Dupaquier, votre récent livre[i] démontre que vous avez eu accès ces dernières années à de nombreuses archives secrètes sur le rôle de l’Elysée au Rwanda avant, pendant et après le génocide. Pourtant, on ne vous a guère entendu depuis l’annonce, le 7 avril au soir, de la déclassification par l’Elysée d’archives secrètes sur le rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 1995. Pourquoi ?
Jean-François DUPAQUIER : – Bien au contraire, lorsque j’ai été sollicité, je me suis exprimé dans Libération, la Croix, France 24 et d’autres médias. Il ne s’agissait pas, de commenter, à chaud, avant de les avoir vues, ces archives annoncées par l’Elysée comme autant de scoops. A présent que nous disposons de la liste de ces archives, et avant leur consultation – qui s’annonce difficile -, il est légitime de faire quelques observations.
AFRIKARABIA : – Sur quoi vous fondez-vous ?
La décision du 7 avril signée Jean-Pierre Jouyet, Secrétaire général de l’Elysée, mentionne la déclassification de 42 pièces d’archives, dont certaines comportent plusieurs documents, soit au total environ 80 documents. C’est très peu si l’on considère que la mission d’information parlementaire de 1998 sur le rôle de la France au Rwanda– la « Mission Quilès » – a eu accès à plus de mille documents officiels français, dont plus de la moitié a été publiée ou citée dans son volumineux rapport. En outre, quelque 500 documents sortis de l’Institut François Mitterrand ont « fuité » peu après. Ils ont longtemps circulé sous le manteau avant de trouver une certaine crédibilité avec leur publication par les éditions Aviso[ii]. A cela s’ajoutent des documents glanés ici ou là, y compris sur internet, malgré leur tampon « Confidentiel Défense ».
AFRIKARABIA : – Vous-même avez eu accès à des documents secrets ?
Pourquoi les Français n’ont-ils pas librement accès à ces documents ? Ils traînent un peu partout en France, et aussi au Rwanda et dans des dossiers judiciaires en France. Ou encore dans les archives du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), auxquels j’ai eu accès comme expert. J’ai également trouvé au ministère de la Défense du Rwanda la copie de centaines de documents français des années 1990 à 1994, dont quelques-uns tamponnés « Confidentiel Défense ». Pour mon dernier livre, j’ai analysé environ deux mille documents officiels français. J’ai déjà vu, voici longtemps, certains des documents que l’Elysée annonce aujourd’hui triomphalement comme déclassifiés. Disons-le : ils présentent un intérêt médiocre, c’est peut-être pourquoi on les a « déclassifiés ».
AFRIKARABIA : – Alors, pourquoi cette annonce de l’Elysée ?
Chaque année, la commémoration à Kigali du génocide des Tutsi et du massacre politique des Hutu démocrates, eux aussi abandonnés par Paris à leur sort en 1994, réveille des souvenirs douloureux et empoisonne les relations diplomatiques entre les deux pays. Un pic a été atteint en 2014 avec des propos virulents de part et d’autre, et l’interdiction faite à Christiane Taubira par le gouvernement français de se rendre à Kigali. La complicité de François Mitterrand et de son entourage dans le génocide des Tutsi est internationalement reconnue et porte durablement préjudice à l’image de la France dans le monde, particulièrement en Afrique. D’autant que, à l’exception des Congolais de RDC, la bonne gouvernance du Rwanda actuel suscite l’admiration, y compris chez les chefs d’Etat africains alliés historiques de Paris.
A l’évidence, la « Cellule Afrique » de l’Elysée a voulu réaliser un « coup politique ». Un coup très malin.
AFRIKARABIA : – En quoi ont-ils été si malins ?
La décision de déclassification a été signée le 24 décembre 2014 par le Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale, qui dépend de Matignon. Elle aurait dû faire l’objet d’un communiqué officiel de l’Elysée dans les semaines suivantes. Or l’annonce vient d’une dépêche de l’Agence France presse le 7 avril à 20 h 24, à un moment où les journaliste ne peuvent que relayer l’information, pas la vérifier. C’est un vieux et efficace procédé de désinformation. Il faudra ensuite plusieurs jours pour comprendre qu’il s’agit de « com’ » et non pas d’information. Entretemps, l’opinion publique française aura cru comprendre que le rôle de la France au Rwanda est clair, dorénavant sans zone d’ombre. Les désinformateurs ont réussi leur coup.
AFRIKARABIA : – Parmi les documents déclassifiés, y a-t-il quand même du nouveau ?
Difficile à dire sans les avoir lus. On sait que le recensement des archives a été « lancé et coordonné » par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), les documents mêlant des notes des conseillers diplomatiques et militaires de l’Élysée, mais aussi des comptes rendus de conseils restreints de défense ou de réunions ministérielles. A première vue, la plupart des documents secrètement déclassifiés le 24 décembre 2014 – officiellement le 7 avril 2015 -, sont déjà connus : on les trouve sur internet ! Le documents déclassifiés réellement inédits sont au nombre de vingt-neuf – sur quatre vingt. On peut citer parmi les archives encore non connues de la présidence de la République une note sur Museveni à Paris du 28 juin 1994 et surtout des points hebdomadaires sur l’Afrique de Bruno Delaye des 8 décembre 1992, 5 février 1993, 16 février 1993, 11 mars 1993, 19 mars 1993, 14 mai 1994, etc.
Finalement, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale a accepté de déclassifier cinq télégrammes diplomatiques. C’est dérisoire. Le SGDSN n’est jamais bavard mais là, on frise le ridicule…
AFRIKARABIA : – Citant « la présidence française », la dépêche AFP du 7 avril au soir indique : « Même s’ils ne sont pas nombreux, ces document seront à la disposition des chercheurs ou des associations de victimes. »
Sans procès d’intention, qui serait hors de propos, il y a lieu de s’interroger sur cet accès aux documents. Outre le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), il existe un autre obstacle pour ceux qui voudront y avoir accès : Dominique Bertinotti, ancienne ministre, aujourd’hui conseillère d’Etat, et mandataire des archives de la présidence de François Mitterrand. Cette militante socialiste de longue date est une inconditionnelle de François Mitterrand[iii]. Elle a dit qu’il a été son « maître politique »[iv]. Difficile d’espérer de sa part une distance critique. Et son « feu vert » semble incontournable pour ceux qui demanderont voir à ces archives dites « déclassifiées ».
AFRIKARABIA : – Ne lui faites-vous pas un procès d’intention – pour reprendre vos termes ?
Juste un doute légitime. Savez-vous que depuis des mois les magistrats du pôle anti-terroriste et du pôle « crimes contre l’humanité et génocides » ont – sans effet jusqu’à présent – demandé la déclassification d’une série de documents et de pièces à conviction concernant les dossiers qu’ils instruisent (attentat du 6 avril 1994 à Kigali contre le Falcon présidentiel, plaintes contre des militaires de l’opération Turquoise, rôle du mercenaire Paul Barril pendant le génocide, etc[v].). Dominique Bertinotti est en charge d’une partie de ces documents. Qui l’a entendue exprimer le souhait que la justice française fasse son travail sur la tragédie de 1994 ? En France, concernant le génocide, ses auteurs et ses complices, le déni de justice, l’entrave à la justice, sont des constantes. Ca dure depuis 21 ans.
AFRIKARABIA : – Ce n’est qu’un des aspects de la mission de Dominique Bertinotti, mandataire des archives de la présidence de François Mitterrand…
Oui, mais c’est ce dont on parle. François Hollande prétend accréditer sa promesse de clarification sur l’implication de François Mitterrand et de son équipe dans le génocide des Tutsi du Rwanda, pourtant cette opération est bien peu crédible. Il est navrant d’entendre des responsables politiques français traiter de cette tragédie avec légèreté, comme le font par exemple Manuel Valls, Hubert Védrine ou Alain Juppé. Et aussi la Fondation Jean-Jaurès.
AFRIKARABIA : – A de rares exceptions, les politiciens français se retrouvent pour critiquer le régime de Kigali, pas pour faire leur autocritique…
Ce sont des incendiaires qui crient à l’incendie. Au Rwanda, le président Kagame a imposé une discipline de fer pour ressouder une société que Paris avait contribué à déchirer. Mais sans la vérité, sans les regrets sincères des coupables et de leurs complices, la réconciliation patine. Au Rwanda le travail de justice a été à peu près complet. Ce qui manque surtout, c’et le travail de justice hors frontières. La mission du Tribunal pénal international a été sabotée par son mandat initial timoré, que l’Elysée avait imposé au Conseil de Sécurité. En France, un seul génocidaire a été jugé en vingt ans. Beaucoup de suspects de génocide ont obtenu la nationalité française avec une rapidité déconcertante.
Les effets de ce déni de justice sont terribles pour les Rwandais. On voit combien les rescapés espèrent une clarification de Paris, pour comprendre par quelle aberration entre 1990 et 1993, puis en 1994, l’Elysée avait initié une expédition néocoloniale dans une guerre civile raciale. La reconnaissance par Paris de ses fautes contribuerait grandement à apaiser leurs souffrances. A Kigali, on accueille toute information qui va dans ce sens avec un immense espoir. L’annonce de la « déclassification » a relancé cet espoir. Que Paris joue aussi cyniquement avec l’espoir des rescapés est terrible.
Les représentants de l’Etat belge, de la Couronne Britannique, du gouvernement des Etats-Unis, ont exprimé leurs excuses. Pourquoi pas l’Elysée, cent fois plus impliqué dans le soutien au régime génocidaire ?
AFRIKARABIA : – Oui, pourquoi cette spécificité française ?
La vérité sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsi n’est pas un enjeu politique intérieur. Au contraire, de droite comme de gauche, l’oligarchie se serre les coudes. On a vu la même chose pour le rôle de l’Etat français entre 1940 et 1944 dans l’extermination des Juifs livrés aux nazis.
AFRIKARABIA : – Revenons aux documents annoncés comme « déclassifiés ». Peut-on déjà les consulter ?
Concrètement, la Présidence de la République a choisi de déclassifier les documents émis par elle et conservés – entre autres – dans les archives de la présidence de la République sous François Mitterrand. Cela ne signifie pas pour autant que toutes les archives en question sont déclassifiées ; les déclassifications ne peuvent en effet être prononcées que par chacun des émetteurs des documents : le SGDSN l’a fait il y a quelques semaines pour les documents qui relèvent de lui ; la Défense et les Affaires étrangères sont en train de mettre en œuvre également les déclassifications de leur côté. Bref, il faut attendre encore un peu pour que l’ensemble des documents concernés soient potentiellement déclassifiés.
Une fois ces décisions prises, il reste à obtenir l’autorisation de consultation de ces archives, qui relève cette fois, s’agissant des archives de la Présidence Mitterrand, du protocole de remise d’archives signé entre le ministre de la Culture et l’ancien président en 1995. Celui-ci a alors désigné Mme Dominique Bertinotti comme mandataire pour ses archives, c’est-à-dire qu’il l’a chargée de délivrer en son nom, pendant une période fixée à soixante ans après la date des documents, les autorisations de consultation des dossiers produits par ses collaborateurs et ses services. Le principe vaut pour toutes les archives présidentielles depuis Valéry Giscard d’Estaing.
AFRIKARABIA : – Concrètement, ça se passe comment ?
Pour obtenir l’autorisation de consulter les archives en question, il faut déposer une demande auprès des Archives nationales, qui sont chargées de l’instruction de la demande ; chaque demande sera transmise à Dominique Bertinotti qui prendra sa décision. Les règles juridiques qui entourent l’accès à ces archives ne sont pas simples. Pour bien comprendre, il y a deux logiques : celle des documents classifiés d’une part, réglée par les décisions prises et à venir, et celle des dossiers d’archives de l’autre, qui ne contiennent pas que des documents classifiés (certains qui ne le sont pas peuvent d’ailleurs être parfois plus sensibles que ceux qui l’ont été), et dont l’accès est régi par le protocole de remise, reconnu par la loi sur les archives.
AFRIKARABIA : – Pourra-t-on consulter ces archives en ligne?
Seule la procédure de demande de consultation par dérogation peut se faire par un formulaire en ligne sur le site des Archives nationales, rubrique « Salle des inventaires virtuelle ». Voici l’adresse : http://www.siv.archives-nationales.culture.gouv.fr/siv/accueil/saisieDemande.action
On sait déjà que, sur l’ensemble des documents classifiés contenus dans les dossiers de la présidence de la République, tous n’ont pas encore été déclassifiés. Dans le meilleur des cas (réponse favorable de Dominique Bertinotti), les dossiers en question ne seront sans doute pas communiqués intégralement. Une partie peut rester censurée. On prendra alors la mesure du fait que la prétendue « déclassification » des archives de l’Elysée n’est, selon toute vraisemblance, qu’une grossière opération de désinformation.
Voici la liste complète des documents déclassifiés :
Décision déclassification_SGDSN_1
Décision_déclassification_Rwanda_PR
Décision déclassification_SGDSN_2
______________________________
[i] Jean-François DUPAQUIER, Politiques, militaires et mercenaires français au Rwanda, chronique d’une désinformation, Ed. Karthala, Paris.
[ii] Bruno BOUDIGUET, « Rwanda les archives ’’secrètes’’ de François Mitterrand (1982-1995) » Ed. Aviso, Paris.
[iii] Pour sa thèse de doctorat d’État sous la direction de René Rémond, Dominique Bertinotti avait pris pour sujet « La vision de la France chez François Mitterrand, de 1945 à 1981 (à travers ses œuvres et son action politique) », ce qui lui a ouvert une série d’entretiens auprès de François Mitterrand.
Ensuite, Dominique Bertinotti a été Chargée de mission auprès de François Mitterrand à l’Élysée pour le suivi des archives présidentielles, la rédaction de notes historiques pour les écrits personnels de François Mitterrand sur les thématiques de politique étrangère et de défense.Elle a participé à la création de ll’Institut François-Mitterrand. C’est en 1995 que Dominique Bertinotti a été nommée par François Mitterrand mandataire des archives présidentielles des deux septennats. Elle a été Secrétaire générale de l’Institut François-Mitterrand et reste membre du conseil d’administration de l’Institut.
[iv] Le Point, 15/12/2011.
[v] Lire : « A quand la vérité ? », article de Raphael Doridant, Billets d’Afrique (avril 2015)
http://survie.org/billets-d-afrique/2015/245-avril-2015/article/genocide-des-tutsi-du-rwanda-a-4922