A l’occasion de la vingt-huitième commémoration du génocide des Tutsi, le chef de l’Etat rwandais s’est livré à une réflexion sur le mythe du héros. Une façon d’ironiser sur la campagne de presse dans les pays anglo-saxons critiquant la justice rwandaise pour la confirmation de la condamnation pour terrorisme de Paul Rusesabagina le « héros » du film Hôtel Rwanda. Et de revenir sur la thèse du « double génocide »
Par Jean-François DUPAQUIER
Chaque commémoration du génocide des Tutsi est l’occasion pour Paul Kagame de partager des réflexions sur les leçons de l’Histoire et de faire passer des messages. En particulier sur la façon dont les Tutsi du Rwanda ont été abandonnés à leurs bourreaux en 1994 par la communauté internationale, c’est-à-dire surtout par les Etats-Unis, par la Grande-Bretagne, par la France et par la Belgique. Commémoration après commémoration, Paul Kagame ne se lasse pas de rappeler les conséquences durables de cette trahison, et le recours au négationnisme pour tenter d’occulter cette responsabilité.
Décrypter les subtilités d’un discours sans concessions
Le chef de l’Etat rwandais possède un talent oratoire qui peut dérouter nombre d’auditeurs occidentaux. Il recourt à toutes les subtilités de la langue rwandaise pour procéder par allusions et litotes, afin d’arrondir les apparences d’un discours foncièrement radical. L’exercice est difficile, y compris pour l’orateur. Jeudi 7 avril, Paul Kagame semblait avoir prévu de prononcer toute son allocution en kinyarwanda, mais comme son message s’adressait principalement à la communauté internationale anglophone, il est vite passé à l’anglais.
Le décryptage des propos du chef de l’Etat rwandais est lui-même un exercice complexe. C’est pourquoi dans les citations de Paul Kagame nous insérons des interprétations personnelles qui figurent entre croches. Pour la meilleure compréhension de l’ensemble, merci à nos lecteurs de faire l’effort de ne pas confondre citations, interprétations et commentaires.[1]
L’affaire du prétendu « héros de Hollywood »…
Bien qu’il ne l’ait pas précisé, un événement récent semble avoir particulièrement agacé Paul Kagame : les leçons de justice et de démocratie de certains Anglo-saxons après la confirmation lundi dernier de la condamnation à 25 ans de prison pour terrorisme de l’opposant Paul Rusesabagina. L’ancien hôtelier rendu célèbre par le film « Hôtel Rwanda » reste une idole incontestée pour de nombreux commentateurs occidentaux. Et ce, en dépit de preuves matérielles et des aveux de ses co-accusés pour son rôle de fondateur du Front de libération nationale (FLN), un groupe rebelle qui a mené des attaques meurtrières au Rwanda en 2018 et 2019 dans le but de déstabiliser le régime.[2]
… et un vrai rescapé qui retisse du lien social
Avant l’intervention de Paul Kagame au Mémorial de Gisozi qui accueille les restes de plus de 200 000 Tutsi exhumés des charniers de Kigali et de ses alentours, les participants avaient entendu l’émouvant témoignage d’un rescapé, Jean-Népomucène Sibomana. Il avait onze ans en 1994. Voyant la mort arriver, sa mère lui avait donné l’argent qui lui restait, 1 450 francs rwandais [environ 2 euros] en lui disant de fuir. Il a payé à un Interahamwe le prix d’une bouteille de bière pour avoir la vie sauve.
Son récit, au-delà de l’horreur du génocide, rappelle les souffrances et les difficultés des survivants à se reconstruire après l’anéantissement de leurs familles. Jean-Népomucène Sibomana tenait à remercier le régime pour son aide. Il a expliqué comment, dans sa région d’origine de Murambi (Est du Rwanda) il avait pris des initiatives pour renforcer le lien social. Il a notamment fait aménager des écoles et d’autres équipements et services dont bénéficient aussi les anciens tueurs et leurs familles.
Auparavant Jean-Damascène Bizimana, ministre de l’Unité nationale et de l’engagement civique avait précisément documenté – à partir d’archives de Bruxelles – les origines du génocide à travers l’idéologie et les actes discriminatoires posés par le mandataire belge avant et aussi après l’indépendance du Rwanda.
La France, redevenue une amie
Les autorité de Kigali n’évoquent plus le rôle de la France au Rwanda, redevenue une amie presque choyée depuis le Rapport Duclert[3] et les actes posés l’année dernière par Emmanuel Macron à Kigali[4]. Par contre, les articles, livres et déclarations négationnistes qui pullulent dans le monde anglo-saxon ces dernières années provoquent un agacement grandissant à Kigali. Notamment les critiques sur le manque de liberté d’expression et les atteintes à la liberté de la presse qui « laissent sans voix » Paul Kagame.
« Ce soi-disant manque de liberté d’expression, dont certaines personnes font référence en parlant du Rwanda, c’est ridicule. Cela n’a aucun sens. Mais la raison pour laquelle certains disent cela est claire » a-t-il insisté jeudi.
L’orateur va ensuite expliquer que les plus véhéments à dénoncer « le manque de liberté d’expression au Rwanda » sont ceux-là mêmes qui cherchent à accréditer la thèse du « double génocide », à commencer par les anciens génocidaires réfugiés dans divers pays d’Europe. Donc une œuvre de subversion.
Kagame : « Nous aurions pu les tuer [les génocidaires]. Mais nous ne l’avons pas fait »
Sans la nommer, Paul Kagame a pris pour cible la théorie du « double génocide »[5] thème d’une large campagne relayée par une série de livres et documentaires, depuis les brûlots du Français Pierre Péan en 2005 jusqu’à « L’Empire du Silence » du Belge Thierry Michel cette année en passant par « Rwanda‘s Untold Story » de la Britannique Jane Corbin sur la BBC en octobre 2014. Le chef de l’Etat rwandais a rappelé qu’au contraire, après la victoire du FPR, il a tout fait pour empêcher les actes de vengeance : « Reprenez le témoignage que nous venons d’entendre. Des gens traqués, jour et nuit, pour ce qu’ils étaient […] Imaginez si ceux d’entre nous qui portaient des armes, si nous nous étions autorisés à poursuivre ceux qui tuaient les nôtres [les Tutsi] sans discernement. Nous aurions eu raison de le faire [Nous avions le droit de le faire]. Mais nous ne l’avons pas fait ; nous les avons épargnés. »
Kagame : « Certains [plus ou moins impliqués dans le génocide] sont dans le gouvernement »
Paul Kagame poursuit : « Certains d’entre eux [génocidaires ou plus ou moins impliqués dans le génocide] sont encore vivants aujourd’hui – dans leur maison, dans leur village, d’autres sont dans le gouvernement, ils font des affaires – certains qui étaient responsables, ou qui en ont profité. Nous ne les avons pas tués, et pourtant, les gens ont le culot de dire ce qu’ils disent à propos de nous, et de continuer de faire ce qu’ils font contre nous jusqu’aujourd’hui. »
L’orateur ajoute : « Laissez-moi vous dire, nous sommes un petit pays mais en matière de justice, nous sommes grand, et certains [des donneurs de leçons] sont de grands et puissants pays, mais quand il s’agit de justice, ce sont des très petits pays. Ils n’ont aucune leçon à donner à personne, parce qu’ils font partie de cette histoire qui a vu plus d’un million de personnes périr. Ils en sont la cause, les Rwandais n’ont fait qu’exécuter et tuer leurs compatriotes. Nous connaissons tous l’origine de cette histoire, c’est le résultat de cette histoire. »
Le chef de l’Etat semble faire allusion aux critiques de divers politiciens, diplomates ou commentateurs anglo-saxons concernant le procès de Paul Rusesabagina, qu’ils estiment inéquitable malgré les preuves accumulées. Il y reviendra longuement.
« Ils veulent couvrir leur responsabilité »
Paul Kagame semble se référer ensuite au discours de Jean-Damascène Bizimana accusant le mandataire belge d’avoir attisé la haine « ethnique » au Rwanda : « Alors à la fin, l’histoire est devenue l’imposture que vous savez : ces Rwandais, ces Africains, ne font que s’entre-tuer. S’entretuer, comme si personne n’avait tort ou raison. Nous sommes tous pareils, selon eux.
« Non, nous ne sommes pas pareils [qu’eux]. C’est pour cela que nous n’avons pas tué un million de personnes en plus du million de personnes que nous avions perdu du fait de ces criminels. Certains sont même protégés, encore aujourd’hui, par les pays mêmes qui nous parlent de justice, qui nous donnent des leçons sur ce qu’est la justice. »
Paul Kagame fait peut-être allusion aux Rwandais suspectés de génocide réfugiés en Grande Bretagne que Londres refuse à la fois de juger et d’extrader.
« Le système politique le plus puissant, c’est l’hypocrisie »
Le chef de l’Etat fustige les politiciens occidentaux qui critiquent ouvertement le régime rwandais : « Ils parlent de démocratie, ils parlent de tout un tas de choses. Autant que je sache, il y a trois systèmes qui gouvernent ce monde. L’un est la soi-disant démocratie, l’autre est ce qu’ils appellent l’autocratie et le troisième entre les deux, celui qu’on ne nomme pas, et qui est très puissant, c’est l’hypocrisie, voilà les trois systèmes. La démocratie, l’autocratie et entre les deux le plus puissant, silencieux mais très efficace, l’hypocrisie. Mais nous avons appris notre leçon, nous porterons tous les noms que les gens nous donnerons, ce n’est pas un problème. »
L’orateur ironise ensuite sur le terme de « héros », souvent accolé au nom de Paul Rusesabagina – le gérant improvisé de l’Hôtel des Mille-Collines en 1994 – par le Storytelling hollywoodien après le succès international du film « Hôtel Rwanda ».
« La leçon […] que nous savions de toute façon depuis le début, [c’est qu’il n’y a pas] des gens qui sont plus importants ou qui ont des vies plus importantes que les nôtres. […] L’histoire de cette terre. Le pays dans lequel vous trouvez les hommes et les femmes très courageux – les héros, si vous voulez. »
« J’ai un problème avec le mot héros »
« Certains aiment parler de héros, mais j’ai un problème avec le mot « héros » ainsi sa définition, parce qu’il n’y a pas de héros dans une situation comme la nôtre. En effet, quand on parle de héros, on parle de situations tellement mauvaises qu’il a fallu des héros pour faire ce qu’il fallait faire pour se sauver et sauver les autres de ce qui allait arriver. Je me demande si la meilleure chose n’aurait pas été de pas avoir vécu cette situation plutôt que d’avoir des héros.
« Parce que dans notre situation, comment peut-on devenir un héros ? On sait qu’on a perdu plus d’un million de personnes, il y a eu plus de morts que de personnes qui auraient pu et auraient dû être sauvées. Cela veut dire que dans notre situation, il n’y a pas de héros. Nous aurions préféré ne pas en avoir, ça aurait été mieux. »
« Certains ont le pouvoir de fabriquer des héros »
Paul Kagame accuse de façon allusive Hollywood d’avoir fabriqué en Paul Rusesabagina un faux héros, ce qui renverrait les Rwandais à leurs seules responsabilités dans le génocide. Il accuse aussi indirectement de nombreux journalistes occidentaux d’avoir préféré accréditer la légende du « héros d’Hôtel Rwanda » plutôt que d’analyser les témoignages et les faits : « Autre chose de problématique avec ce mot, c’est qu’on peut aussi fabriquer des héros, on peut décider de baptiser quelqu’un de héros, surtout quand on en a le pouvoir. On peut le fabriquer, et si quelqu’un ose dire quelque chose, on le fait taire. C’est ce que je veux dire quand je fais référence a ceux qui ont du pouvoir, ces grands pays qui sont très petits quand il s’agit de justice.
« Ils parlent même de libertés, alors que l’on sait qu’ils inventent des histoires à propos des gens, des peuples, du Rwanda, du génocide. Et quand vous voulez argumenter avec des faits, quand vous présentez les faits, ils ont encore ce pouvoir de dire à d’autres de ne pas vous donner d’espace pour exprimer vos opinions, pour répondre, ou argumenter. Mais ce sont eux qui accusent les autres d’empêcher la liberté d’expression ! […] Ils veulent continuer à raconter les mêmes fausses histoires, les seules histoires qu’ils veulent que tout le monde entende. »
« Certains de ces puissants pays [qui critiquent notre justice] utilisent la pendaison et l’électrocution encore aujourd’hui »
A l’occasion du procès de Paul Rusesabagina, certains ont ironisé sur la qualité du système judiciaire rwandais, ce qui provoque l’ire de Paul Kagame : « Vous imaginez, des gens qui doutent du système de justice rwandais, alors que dans notre Constitution, dans nos lois, nous avons aboli la peine de mort. Certains de ces puissants pays utilisent la pendaison et l’électrocution, encore aujourd’hui.
« En fait, que nous ayons même pensé à abolir la peine de mort à un moment où on avait tellement de personnes qu’on aurait pu pendre avec raison, et que des gens passent à côté de ce fait, qu’ils ne comprennent pas que nous sommes un pays de justice, un pays de droit, que nous croyons en la règle de droit. Si nous n’y croyions pas, nous n’aurions pas fait tout ça.
« Qu’on ne vous mente pas, il n’y a eu aucune pression, nous avons fait tout cela de nous-même, personne ne nous a influencé, personne ne nous a mis de pression. D’ailleurs, qui aurait pu nous mettre la pression alors qu’eux-mêmes n’appliquent pas ces lois chez eux ? »
La mansuétude de la justice rwandaise à l’égard des génocidaires
A la fin de son allocution, le chef de l’Etat revient sur la mansuétude dont a fait preuve la justice rwandaise à l’égard des génocidaires et de tous ceux qui ont aidé, plus ou moins directement, au génocide : « On a même pardonné à des gens qui sont associés à tout ça. […] Ils sont pardonnés, ils ont été jugés par nos cours, ont été condamné à de nombreuses années, et au milieu de leur peine, nous leur avons pardonné. Et après, ces mêmes personnes sont supposées amener la démocratie au Rwanda ? C’est une blague. […] Mais le plus important, c’est que ces leçons très dures ne doivent jamais être oubliées. Durant les vingt-huit dernières années, chaque année qui passe, nous rend plus forts et meilleurs. […] A vrai dire, la majorité des gens reconnaissent ce qui s’est passé ici, et nomment ce qui s’est passé comme ça doit être nommé. Mais certains disent : « Non, vous voyez, il n’y a pas que les Tutsi qui sont morts, d’autres sont aussi morts ». Ça, c’est évident. […] mais ce n’est pas de ça dont nous parlons ici. […] Quand on dit que ce génocide visait les Tutsi, comment peut-on dire que c’est faux ? Comment peut-on le questionner ? Comment peut-on argumenter que c’est faux ? A moins qu’il y ait autre chose, que vous ayez un autre problème. Et c’est comme ça qu’on donne la place à tous ces génocidaires, de parler de promouvoir la démocratie, leur nouvelle « race » de gens préférés qui sont démocratiques, qui veulent amener la démocratie au Rwanda, ce pays qui manque de démocratie, de liberté d’expression et de tout ce qui est normal et humain. […] Il vaut mieux ne pas répondre. Vous avalez ça et vous continuez votre chemin. »
Et Paul Kagame de conclure : « Alors la leçon à apprendre aux jeunes de notre pays, c’est celle-ci : faisons ce que nous avons à faire pour nous-même, soyons qui nous voulons être et le reste c’est une lutte. Et c’est un combat que nous mènerons comme il faut. »
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[1] Durant le discours de Paul Kagame, nous avons pris des notes en suivant la traduction simultanée. Il peut donc apparaître d’infimes différences entre les citations que nous publions en français et la version rendue officielle le lendemain.
Pour la version officielle en kinyarwanda : https://www.paulkagame.com/ijambo-rya-perezida-kagame-mu-muhango-wo-kwibuka-ku-nshuro-ya-28-jenoside-yakorewe-abatutsi-kwibuka28-kigali-7-mata-2022/
Pour la version officielle en anglais :
https://www.paulkagame.com/kwibuka28-remarks-by-president-kagame-7-april-2022/
Pour la version officielle en français :
https://www.paulkagame.com/allocution-de-s-e-paul-kagame-kwibuka28-kigali-le-7-avril-2022/
[2] Cf. Paul Rusesabagina, splendeur et déchéance d’un « héros de Hollywood », http://afrikarabia.com/wordpress/rwanda-paul-rusesabagina-splendeur-et-decheance-dun-heros-de-hollywood/
[3] Accessible en français sur le site https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/279186.pdf et depuis le 7 avril 2022 en anglais sur le même site.
[4] Relire http://afrikarabia.com/wordpress/emmanuel-macron-a-kigali-ou-la-memoire-du-genocide-au-service-du-realisme-diplomatique/
et http://afrikarabia.com/wordpress/les-questions-demmanuel-macron-sur-le-genocide-des-tutsi-du-rwanda/
[5] Cette théorie a été formulée dès 1994 dans les espaces de regroupement des génocidaires réfugiés au Zaïre (y compris par des prêtres en fuite) et dans une conférence de presse du président français François Mitterrand au sommet franco-africain de Biarritz. En clôture de ce sommet le 9 novembre 1994, le président François Mitterrand affirma qu’il n’avait pas le sentiment d’avoir échoué dans sa politique africaine. Il lança au journaliste Patrick de Saint-Exupéry qui l’interpellait sur le génocide des Tutsis du Rwanda : “De quel génocide, parlez-vous, Monsieur ? De celui des Hutus contre les Tutsis ou de celui des Tutsis contre les Hutus ?” La formulation – qui aurait été forgée par Jacques Pilhan, alors conseiller en communication de l’Elysée, fera florès.