Le chef de l’Etat français est venu à Kigali tirer les leçons mémorielles et diplomatiques du « Rapport Duclert ». Il a écarté l’hypothèse d’une « complicité » de Paris avec les organisateurs du génocide et délivré aux militaire français engagés au Rwanda entre 1990 et 1994 une sorte de quitus. Une analyse approuvée par le président Paul Kagame, mais contestée par des associations mémorielles.
Par Jean-François DUPAQUIER
« Seul celui qui a traversé la nuit peut la raconter » Cette citation, empruntée à l’historienne Hélène Dumas, d’un rescapé du génocide des Tutsi du Rwanda, a ouvert l’allocution d’Emmanuel Macron ce jeudi 27 mai au mémorial de Gisozi, à Kigali. Ce lieu isolé, situé dans un faubourg verdoyant de la capitale, abrite les dépouilles de quelque 250 000 victimes du génocide, ainsi qu’un musée. Arrivé le matin même, le chef de l’Etat français en a d’abord longuement visité les salles d’exposition avec Paul Kagame, le président rwandais lui servant de guide. Pour cause de confinement, il s’est ensuite adressé à un public clairsemé surtout constitué de représentants de la société civile rwandaise et de journalistes.
Paris porte des « responsabilités lourdes et accablantes » dans la tragédie
Deux mois après la remise du « Rapport Duclert » sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis entre avril et juillet 1994, qui conclut que Paris « est demeuré aveugle face à la préparation » du génocide et porte des « responsabilités lourdes et accablantes » dans la tragédie, les paroles que prononcerait Emmanuel Macron étaient l’objet de toutes les supputations. Dans une tribune publiée le matin même par Libération, et dont le président français avait pris connaissance dans son avion, Raphaël Glucksmann, (député européen « Place Publique ») l’adjurait de dire toute la vérité sur la responsabilité de Paris dans le génocide des Tutsi en 1994 et de « demander pardon » au Rwanda.
Onze ans plus tôt, en février 2010, scénario similaire. Nicolas Sarkozy visite le mémorial de Gisozi avec Paul Kagame et dénonce les erreurs de jugement de Paris au Rwanda. Récemment dans une interview à L’Express, l’ancien président a encore mis en cause « l’aveuglement dramatique » de François Mitterrand.
Nicolas Sarkozy met en cause François Mitterrand
Jeudi à Kigali, Emmanuel Macron a soigneusement évité de s’en prendre à Mitterrand en installant la première moitié de son intervention dans le registre de l’émotion et de l’empathie avec les victimes, prouvant sa connaissance des travaux historiques les plus récents : « Un génocide vient de loin. Il se prépare. Il prend possession des esprits, méthodiquement, pour abolir l’humanité de l’autre. Il prend sa source dans des récits fantasmés, dans des stratégies de domination érigées en évidence scientifique. Il s’installe à travers des humiliations du quotidien, des séparations, des déportations. Puis se dévoile la haine absolue, la mécanique de l’extermination. »
Le registre de l’émotion et de l’empathie avec les victimes
Cette évocation a conduit Emmanuel Macron à absoudre la politique menée par Paris au Rwanda de toute complicité dans la préparation du génocide : « Les tueurs qui hantaient les marais, les collines, les églises n’avaient pas le visage de la France. Elle n’a pas été complice. Le sang qui a coulé n’a pas déshonoré ses armes ni les mains de ses soldats qui ont eux aussi vu de leurs yeux l’innommable, pansé des blessures, et étouffé leurs larmes. »
Selon le président français, « La France n’a pas compris que, en voulant faire obstacle à un conflit régional ou une guerre civile, elle restait de fait aux côtés d’un régime génocidaire. En ignorant les alertes des plus lucides observateurs, la France endossait une responsabilité accablante dans un engrenage qui a abouti au pire, alors même qu’elle cherchait précisément à l’éviter. »
« Les tueurs n’avaient pas le visage de la France »
Le choix d’Emmanuel Macron d’absoudre les militaires français de toute faute au Rwanda – malgré les témoignages produits par le Rapport Duclert et plus encore par le Rapport Muse – ne manquera pas de faire polémique. Le chef de l’Etat français a choisi de diluer cette responsabilité, ainsi que celle de tous les réseaux bellicistes qui depuis vingt-sept ans, présentent les vainqueurs du génocide comme les ennemis de la France et s’efforcent de nuire à Kigali par tous les moyens à leur disposition, en réduisant ces visées à un simple enjeu mémoriel : « Depuis, vingt-sept années de distance amère se sont écoulées. Vingt-sept années d’incompréhension, de tentatives de rapprochement sincères mais inabouties. Vingt-sept années de souffrance pour ceux dont l’histoire intime demeure malmenée par l’antagonisme des mémoires. »
En résumé, Paris est resté « de fait aux côtés d’un régime génocidaire », mais « n’a pas été complice », selon Emmanuel Macron. « Je viens reconnaître l’ampleur de nos responsabilités. ». Il était difficile de dire moins.
Paris « n’a pas été complice »
Refusant de s’engager dans la voie « d’excuses », comme l’ont fait d’autres chefs d’Etat et de gouvernement, ainsi que le Secrétaire général de l’ONU, Emmanuel Macron a prêché d’inverser la charge de la repentance. En quelque sorte, Paris ne demande pas « pardon » mais attend des Rwandais qu’ils pardonnent de leur propre chef : « Ce parcours de reconnaissance, à travers nos dettes, nos dons, nous offre l’espoir de sortir de cette nuit et de cheminer à nouveau ensemble. Sur ce chemin, seuls ceux qui ont traversé la nuit peuvent peut-être pardonner, nous faire le don de nous pardonner. »
Cet exercice de prestidigitation éthique n’a pas été relevé par Paul Kagame saluant un discours d’un « immense courage » qui a « plus de valeur que des excuses ». Lors de la conférence de presse qui a suivi, le président rwandais a ajouté : « Cette visite parle du futur, pas du passé. La France et le Rwanda vont beaucoup améliorer leurs relations au bénéfice de nos peuples, économiquement, politiquement et dans le domaine de la culture ». Paul Kagame a prononcé un discours d’avenir sur lequel nous revenons par ailleurs.
Exercice de prestidigitation éthique
Nul doute que cette appréciation apparaisse rapidement au Rwanda comme une directive politique à suivre au nom du pragmatisme et du civisme. Pourtant, à l’issue de l’allocution d’Emmanuel Macron, des représentants des rescapés et de la société civile rwandaise ne cachaient pas leur déception. Egide Nkuranga, président de Ibuka, une des plus importantes associations de soutien aux victimes du génocide au Rwanda, a déploré l’absence d’excuses dans le discours d’Emmanuel Macron. « On s’attendait à ce qu’il présente clairement des excuses au nom de l’État français. Il ne l’a pas fait. Même demander pardon, il ne l’a pas fait ».
Frustration aussi d’autres représentants d’associations qui préfèrent rester anonymes.
Déception également en France d’associations mémorielles, d’activistes des droits de l’homme et de chercheurs. Pour Alain Gauthier, président du Collectif des Parties civiles pour le Rwanda (CPCR), « le président Macron était venu au Rwanda pour rétablir des relations plus apaisées entre nos deux pays. Mission probablement accomplie. Mais en choisissant de s’adresser aux rescapés et aux familles de victimes au Mémorial de Gisozi, on pouvait s’attendre à autre chose qu’un discours compatissant. »
La colère d’Alain Gauthier
Le CPCR a obtenu au prix d’un travail acharné que trois « génocidaires » soient jugés et condamnés en vingt-cinq ans, sur les quelque trois cents ayant trouvé refuge en France. A Kigali, Emmanuel Macron a promis des moyens judiciaires supplémentaires, sans convaincre.
Alain Gauthier conclut : « Le président Macron, comme on le redoutait, n’a pas eu le courage de braver la classe politique française qui, de gauche à droite, ne voulait pas entendre parler de repentance. Les rescapés et leurs familles devront continuer à vivre avec leur douleur. Et notre colère est légitime. »
« Macron n’a pas eu le courage de braver la classe politique française »
« La fin du combat pour la vérité et la justice n’est pas pour demain », commente de son côté l’écrivain Raphaël Doridant : « La politique française au Rwanda telle que l’a décrite Macron à Gisozi est un conte pour enfants, rempli de bons gars pleins de bonnes intentions (les dirigeants français) qui n’ont pas vu, pas compris, pas su enrayer la « mécanique du génocide » ! C’est juste sidérant. Pour moi, les temps qui viennent seront à l’amertume et à la lutte, pas aux réjouissances. »
Pour l’association Survie, « dans un discours empreint d’inacceptables ambiguïtés prononcé ce matin au mémorial de Gisozi, Emmanuel Macron a absous l’État français de toute complicité dans le génocide des Tutsis de 1994. En passant sous silence les compromissions les plus graves de l’État français avec le régime génocidaire, le président de la République minimise en réalité la « responsabilité accablante » qu’il prétend reconnaître. »
Twahirwa : « la visite d’Emmanuel Macron est un acte politique fort »
Opinion divergente du sénateur André Twahirwa, lui aussi très engagé dans le combat contre le négationnisme : « Il faut saluer le travail et la persévérance de Survie dans son combat contre la Françafrique et dans lutte contre le négationnisme du génocide contre les Tutsis. Mais sachons apprécier ce qui n’est qu’un discours : la visite d’Emmanuel Macron est un acte politique fort et fondamental : elle marque la fin d’une (trop) longue période de négation et le début d’une nouvelle ère de coopération dans tous les domaines, à commencer par celui de la justice et aussi de la recherche de la vérité sur génocide contre les Tutsis et le rôle que la France y a joué…»
Du côté de la commission Duclert, les réactions sont positives : « Nous avons écouté en direct l’intervention du président Macron. Elle était de belle tenue. Les élans positifs dominent et nous ne nous en plaindrons pas », nous indique un de ses membres.
« La politique, c’est l’art du possible », résume André Twahirwa.
Dire que la visite d’Emmanuel Macron à Kigali a été un geste politique fondamental, cela me paraît indéniable. Prétendre que son discours contribue à affaiblir « la responsabilité accablante » de la France dans le génocide des Tutsi, c’est lui faire un procès d’intention. Sans doute a-t-il affirmé que la France n’était pas complice du génocide des Tutsi. Mais il ne fait que reprendre la conclusion du Rapport Duclert, qui n’a pas pu découvrir dans les archises un document établissant une telle complicité. Mais la commission Duclert reconnaît, elle-même, qu’elle n’a pas pu accéder à toutes les Archives. Celles de l’Assemblée nationale notamment. Celles de Jean-Christophe Mitterrand non plus. Le travail de recherche de la vérité ne fait que commencer, il doit se poursuivre. Le travail de la Justice en France doit aussi se poursuivre, voire s’intensifier. Le président a promis que tous les suspects de génocide en France feront désormais l’objet de poursuites judiciaires.