Ce 20 décembre dernier, le Conseil de sécurité a décidé de proroger d’un an le mandat de la MONUSCO. La Résolution adoptée ne mentionne, dans sa partie décisionnelle, aucune tâche à effectuer par la mission onusienne pour l’impliquer activement dans la mise en place des mécanismes de la justice transitionnelle en RDC. Une omission scandaleuse et incompréhensible.
Par Luc Henkinbrant *
Le Rapport Mapping, publié en octobre 2010 par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme (HCDH), a inventorié 617 « incidents », pour la plupart des crimes de masses commis sur le territoire congolais de 1993 à 2003. Deux décennies plus tard, quasi aucun de ces crimes internationaux n’a fait l’objet de poursuites pénales. Ou n’a été abordé lors d’audiences publiques d’une « Commission de la vérité ». Aucune des victimes individuelles ou des communautés victimes ne s’est vu octroyer des réparations. Aucune garantie de non-répétition de ces atrocités, grâce à une réforme et à un processus d’assainissement du secteur de sécurité, n’a été mise en oeuvre. Bref, aucun des mécanismes de la justice transitionnelle n’a été mise en place en RDC, malgré la présence des Nations Unies, depuis plus de vingt ans, à travers la MONUC devenue MONUSCO, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme (HCDH) et son bureau de terrain (le BCNUDH), le PNUD, etc.
La résolution 1794 du Conseil de sécurité, adoptée en 2007, évoquait le projet de mapping ou d’inventaire des crimes commis en RDC et précisait clairement que le mandat de la MONUC consiste « à aider à élaborer et appliquer une stratégie en matière de justice transitionnelle et à coopérer aux efforts nationaux et internationaux tendant à ce que les auteurs de violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire soient traduits en justice; »
Un rapport en train de moisir dans un tiroir …
En décembre 2018, onze ans plus tard donc, lors de son discours de réception du Prix Nobel de la Paix, le Dr. Mukwege déclarait avec amertume : « Un rapport est en train de moisir dans le tiroir d’un bureau à New York. Il a été rédigé à l’issue d’une enquête professionnelle et rigoureuse sur les crimes de guerre et les violations des droits humains perpétrés au Congo. Cette enquête nomme explicitement des victimes, des lieux, des dates mais élude les auteurs. Ce Rapport du Projet Mapping établi par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits Humains, décrit pas moins de 617 crimes de guerre et crimes contre l’humanité et peut-être même des crimes de génocide. Qu’attend le monde pour qu’il soit pris en compte ?
En juin 2021, 14 ans donc après la résolution 1794 et 25 ans après la commission de ces crimes internationaux restés impunis, le Prix Nobel de la paix, en est réduit à devoir formuler et proposer une note de « Plaidoyer pour une stratégie nationale holistique de justice transitionnelle en RDC .» Que s’est-il passé pendant toutes ces années ? Qu’est-il advenu du Rapport Mapping ? De l’élaboration et de la mise en application d’une stratégie de justice transitionnelle ?
Il est troublant de constater que la Résolution 1991 du Conseil de sécurité, adoptée en octobre 2010, quelques mois à peine après la publication du Rapport Mapping, garde un silence total sur ce rapport et les suites qu’il aurait dû recevoir. Silence d’autant plus inexplicable que le rapport consacre une section entière aux « Options de justice transitionnelle pour la RDC » ainsi que plusieurs chapitres à la formulation de recommandations détaillées concernant ses quatre principaux mécanismes : les poursuites pénales, la recherche de la vérité, les réparations, les réformes, y compris l’assainissement des forces de sécurité. On ne s’étonnera pas dès lors que les Nations Unies ne développent plus en RDC qu’un « programme minimum » et qu’une activité extrèmement limitée en matière d’appui à la mise en place des différents mécanismes de la justice transitionnelle.
Mécanisme judiciaire : une justice en trompe l’œil
Sur les 617 « incidents » inventoriés par le Rapport Mapping, aucun n’a donné lieu à des poursuites devant un tribunal pénal international ou devant des juridictions spécialisées mixtes ou hybrides. Depuis quelques années, en contradiction avec les recommandations du Rapport Mapping et les principes édictés par les Nations Unies, les tribunaux militaires congolais se limitent, avec le soutien des Nations Unies ainsi que d’ONG internationales, à appliquer une « stratégie de poursuites » se concentrant sur des affaires concernant principalement des violences sexuelles, avec la qualification automatique (et souvent abusive) de ces actes de violence comme crimes contre l’humanité ou crimes de guerre. Il est urgent de cesser de faire preuve de naïveté ou de complaisance. Le résultat attendu, par les autorités politiques et militaires, de ces procédures devant la justice militaire est purement « publicitaire ». L’objectif caché mais véritable de ces procès ou, dans bien des cas, de ces parodies de procès, est un trompe l’œil : masquer l’abstention ou l’inaction quasi-totale de la justice congolaise dans la poursuite des crimes internationaux commis dans le passé, dont ceux inventoriés par le Rapport Mapping.
Il serait ridicule de prétendre que le manque total d’indépendance de la justice militaire et que les graves lacunes en matière de droit à un procès juste et équitable, déjà dénoncés par le Rapport Mapping en 2010, ont disparu aujourd’hui comme par enchantement ou par la vertu d’une kyrielle de programmes de renforcement des capacités mis en œuvre par les partenaires techniques et financiers. Tout cela rend incompréhensible et même choquant l’appui apporté par les Nations Unies (à travers le BCNUDH, le PNUD, la MONUSCO, etc.) et plusieurs ONG internationales (TRIAL International, RCN/Justice et Démocratie, ASF, Physicians for Human Rights, etc.) à la justice militaire, particulièrement lorsqu’elle continue à exercer, en contradiction avec les changements législatifs, un quasi-monopole sur les poursuites pénales en matière de crimes internationaux. Comme le disait déjà en 2010 le Rapport Mapping à son §975 : « Si le système de justice nationale a pu compter ces dernières années sur un appui important de ses partenaires internationaux, y compris de la MONUC, ce support devenu dépendance ne saurait constituer une solution viable sur laquelle on peut se fier à plus long terme ».
Mécanisme de recherche de la vérité
En ce qui concerne ce mécanisme, le soutien de la communauté internationale peut apparaître à première vue plus conséquent. En fait, il en va comme pour le mécanisme judiciaire : malgré les recommandations du Rapport Mapping en ce domaine, quasi aucun initiative sérieuse n’a été soutenue par les Nations Unies pour faire la vérité sur les crimes de masse commis durant la période de 10 ans couverte par le rapport (1993-2003). Les quelques activités de recherche de la vérité appuyées par les agences onusiennes portent sur le passé, beaucoup plus récent, des crimes de masse commis au KasaÏ. « Avec l’appui notamment du BCNUDH, du PNUD et de Search for Common Ground, un programme de justice transitionnelle est actuellement en exécution dans la province du Kasaï-Central, théâtre de violents affrontements en 2017. Ce programme vise à mettre sur pied une Commission Vérité et Réconciliation à l’échelle provinciale. Il a permis le déroulement de consultations populaires sur les besoins de justice des populations, ainsi que les typologies de réparations à envisager. Cette expérience sera étendue dans les autres provinces du grand Kasaï (Kasaï, Kasaï oriental), ainsi que dans le Tanganyika. »
Cette approche « kasaïenne » accorde la priorité aux mécanismes non-judiciaires de la justice transitionnelle avec le très grand risque que cela se fasse au détriment des mécanismes judiciaires et des garanties de non-répétition, tel le processus d’assainissement du secteur de la sécurité. Tout en se réjouissant de quelques progrès dans la mise en œuvre de mécanismes de recherche de la vérité, comme l’adoption d’un édit provincial créant une Commission Provinciale Vérité, Justice et Réconciliation (CVPJR) au Kasaï central, la Société Congolaise pour l’Etat de Droit (SCED), à longueur de communiqués, « rappelle à l’Auditeur général des FARDC les trois dossiers prioritaires (Mulombodi, Nganza, et Tshisuku) transmis à son office, en vue de leur renvoi devant les juridictions congolaises compétentes et dont la suite de l’instruction souffre d’une lenteur inexplicable ».
Mécanisme de réparations
Le Rapport Mapping, publié par le HCDH, formule aussi de nombreuses recommandations concernant le mécanisme de réparations et conclut qu’une agence nationale, une commission pour les réparations ou un fonds d’indemnisation, qui aurait exclusivement pour mandat l’élaboration et la mise en oeuvre d’un programme d’indemnisation pour les victimes des conflits en RDC, constituerait le mécanisme le plus approprié pour relever le défi de la question des réparations. « Cet organe devrait bénéficier d’une indépendance et de prérogatives suffisantes pour définir et identifier des catégories de victimes ayant droit à différentes formes de réparations, à accorder à titre individuel et à titre collectif. Il devrait mettre en place des procédures relativement simples, gratuites et bien adaptées aux victimes pour faciliter l’accessibilité et l’efficacité qui fait souvent défaut aux instances purement judiciaires. »
Dans ce domaine aussi, l’assistance technique apporté par les agences spécialisées des Nations Unies se révèle terriblement inconsistante. Sinon, comment expliquer que la seule initiative gouvernementale, très récente, se résume à un projet de décret ministériel « fixant les statuts d’un établissement public dénommé Fonds national de réparation des victimes de violences sexuelles et autres crimes graves en République Démocratique du Congo ». Il est plus étonnant encore de voir les représentants des Nations Unies en RDC cautionner un projet qui va clairement à l’encontre des recommandations formulées par le Rapport Mapping, par les deux rapports spécifiques du Rapporteur spécial des Nations Unies sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition dédiés aux réparations ainsi que par des organisations spécialisées en la matière, comme le Global Survivors Fund, présidé par les colauréats du Prix Nobel de la Paix, Nadia Mourad et Denis Mukwege .
Mécanisme de réformes institutionnelles et garanties de non-répétition
Déjà en 2010 le Rapport Mapping constatait que comme pour le secteur de la justice, des processus de réforme des forces de sécurité, notamment de la police et de l’armée, ont été entrepris au début de la transition, mais il ajoutait : « Toutefois il est regrettable que la justice transitionnelle n’ait été nullement prise en compte dans ces processus. Un mécanisme important de justice transitionnelle dans le domaine de la réforme des institutions concerne la procédure d’assainissement (vetting) qui vise à ce que « les fonctionnaires de l’État qui sont personnellement responsables de violations flagrantes des droits de l’homme, en particulier ceux de l’armée, des services de sécurité, de la police, des services de renseignements et du corps judiciaire, ne doivent plus exercer leurs fonctions au sein des institutions de l’État. » Le rapport ajoutait que « L’assainissement est une mesure particulièrement pertinente et importante en RDC car de nombreux responsables présumés de violations graves des droits de l’homme se trouvent dans des institutions étatiques suite aux accords de paix. Cette présence dans les institutions, notamment dans l’armée, pourrait leur permettre d’empêcher ou de freiner toute initiative de justice transitionnelle voire, le cas échéant, de menacer ou simplement décourager de potentiels témoins et victimes. En ce sens, un processus d’assainissement n’est pas seulement indispensable en soi, mais apparaît comme la condition préalable à toute autre initiative de justice transitionnelle crédible. » Le Conseil de sécurité considère une telle mesure nécessaire pour briser le cycle d’impunité qui entoure les forces de sécurité en RDC depuis toujours, et qu’une véritable réforme du secteur de la sécurité ne saurait aboutir à des résultats durables sans mesures d’assainissement.
Les Nations Unies savent très bien qui sont ces « nombreux responsables présumés de violations graves des droits de l’homme » et cela par deux processus ou moyens d’identification. L’identité des auteurs présumés de certains des crimes répertoriés par le Rapport Mapping n’est pas mentionnée dans le rapport, mais a été consignée dans la base de données confidentielle du Projet remise à la Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme. Une deuxième base de données existe qui recoupe certainement la première. C’est la base de données de la « Profiling unit » de la MONUSCO/BCNUDH chargée d’examiner les actions passées des éléments des FARDC en termes de respect du droit international humanitaire et des droits de l’homme dans le cadre de la « politique de diligence raisonnable », dans le contexte de la fourniture d’appui par l’ONU à des forces de sécurité non onusiennes (les FARDC par exemple). Ceci afin d’éviter que les casques bleus, comme ceux de la Brigade d’intervention, ne se trouvent associés à des opérations militaires de l’armée congolaise, qui seraient commandées par des officiers aux antécédents suspects en matière de droits de l’homme et de droit international humanitaire.
Il est compréhensible que ces bases de données soient utilisées dans le cadre de la « politique de diligence raisonnable ». Il est beaucoup moins compréhensible qu’elles ne soient pas utilisées dans le cadre d’une procédure d’assainissement (vetting) qui viserait à ce que ces officiers supérieurs des FARDC, auteurs présumés de violations flagrantes des droits de l’homme et du DIH, ne puissent plus exercer leurs fonctions au sein de cette institution de l’État. Encore moins compréhensible que ces deux bases de données ne soient pas utilisées pour lancer des poursuites pénales à leur encontre.
Une inaction proche de la non-assistance à peuple en danger
On ne peut donc que constater l’apathie choquante des Nations Unies en matière de mise en œuvre des différents mécanismes de la justice transitionnelle en RDC et regretter amèrement que la justice transitionnelle soit la grande absente de tous les « documents stratégiques » qui orientent l’action onusienne dans ce pays : les Résolutions du Conseil de sécurité, le Plan-cadre de coopération des Nations Unies pour le développement durable (UNSDCF), le Programme conjoint d’appui à la réforme de la Justice (2020-2024), la Stratégie commune sur le retrait progressif et échelonné de la MONUSCO, le Plan de transition pour le retrait échelonné , responsable et durable de la MONUSCO.
Ces étonnantes carences des Nations Unies sont soigneusement dissimulées derrière des déclarations de ses plus hautes instances saluant les progrès accomplis et décernant des satisfecit aux autorités congolaises. En réalité, il n’y a pas de réel processus d’implantation de la justice transitionnelle en cours en RDC. Il y a tout au plus des « mesures », en préparation par le Gouvernement, qui risquent de mettre en place un ersatz de justice transitionnelle (Ersatz = un produit de remplacement d’un produit devenu difficile à trouver, mais qui le remplace imparfaitement ). En d’autres mots, les victimes congolaises risquent fort de n’avoir droit qu’à un pâle succédané de justice transitionnelle.
La mise à l’écart des mécanismes judiciaires
L’on a déjà vu plus haut les nettes réserves exprimées à l’égard du projet de décret ministériel « fixant les statuts d’un établissement public dénommé Fonds national de réparation des victimes de violences sexuelles et autres crimes graves en République Démocratique du Congo ». D’aussi nettes réserves sont formulées concernant « la mise en place d’une commission nationale de justice transitionnelle et de réconciliation » (CNJTR) par un autre projet de décret préparé par le Ministère des Droits humains. Ce texte crée une CNJTR, fortement focalisée sur la médiation et la réconciliation entre les auteurs et les victimes des crimes graves. Si on l’examine bien, il n’est en réalité que la mauvaise photocopie de la première Commission Vérité et Réconciliation (CVR) qu’a connue la RDC de 2003 à 2006 et qui a complètement failli à sa mission . Elle ne pourra pas « mettre en œuvre la politique et la stratégie nationale de justice transitionnelle en République Démocratique du Congo » puisque cette politique n’a pas été définie préalablement. La CNJTR, si elle est créée en catimini par un décret ministériel, sera plutôt un moyen de protéger les auteurs d’exactions de futures poursuites judiciaires. Elle poursuivera un objectif de réconciliation irréaliste . Elle viendra doublonner le travail de recherche de la vérité déjà en très grande partie accompli par le projet « Rapport Mapping ».
Quelles sont les causes de cette passivité des Nations Unies ?
L’absence d’initiative sérieuse de la communauté internationale pour amener devant la justice les architectes de la souffrance du Congo reste incompréhensible aux yeux du Prix Nobel de la Paix. Dans son dernier livre, « La force des femmes », le Dr . Mukwege rappelle comment cette communauté internationale, le plus souvent à travers des Résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies, a réagi pour que les auteurs présumés de crimes internationaux soient poursuivis en justice : « Les génocides en ex-Yougoslavie et au Rwanda ont donné naissance à des cours internationales ad hoc qui ont permis d’inculper deux cent cinquante des pires criminels. Le Tribunal spécial pour la Sierra Leone établi en 2002 a enquêté sur la guerre civile qui a ravagé ce pays d’Afrique de l’Ouest dans les années 1990, et en 2012, il a jugé l’ex-président Charles Taylor coupable de crimes de guerre. Un tribunal pénal a été créé en 2003 en collaboration avec l’aide internationale pour poursuivre les dirigeants des Khmers rouges qui ont causé au Cambodge la mort de plus d’un million et demi de personnes en quatre ans au cours des années 1970 . »
Le Prix Nobel se limite à citer quatre exemples de « situations » parmi d’autres dans lesquelles les Nations Unies ont fait preuve de réactivité, parfois très rapidement après la commission des atrocités, et d’initiative en mettant en place des tribunaux pénaux internationaux ou internationalisés. Il aurait pu s’étendre bien plus longuement et donner de multiples exemples du soutien protéiforme des Nations Unies, depuis presque trente ans, dans la mise en œuvre de politiques et des mécanismes de justice transitionnelle dans de très nombreux pays en situation post-conflit. Cette implication s’est traduite non seulement par des efforts diplomatiques du Secrétariat Général pour inciter à l’insertion de mesures de justice transitionnelle dans les accords de paix, mais aussi par des actions d’opérations de paix en soutien effectif à la mise en place de mécanismes judiciaires, de recherche de la vérité, de garanties de non-répétition (assainissement, lustration ou vetting). Egalement par l’assistance financière du PNUD à des programmes de réparation. Ou encore par l’assistance technique du HCDH à la rédaction de lois de justice transitionnelle ou encore par des recommandations émises par ce dernier à la destination d’un État conduisant des procès ou un processus de vérité et de réconciliation .
Quelle explication trouver à ce silence et à cette inaction ?
Pourquoi, une fois publié, le Rapport Mapping a-t-il été rangé sur une étagère ou dans un tiroir quelque part au siège de l’ONU, où plus de dix ans plus tard ce travail colossal condamné à l’inutilité repose toujours. Le Dr. Mukwege , dans son livre La force des femmes, avance courageusement une réponse : « Un premier jet du rapport avait fuité, et les médias s’étaient concentrés sur le rôle des troupes rwandaises dans les atrocités commises ainsi que l’hypothèse que le massacre des réfugiés hutu sur le territoire congolais pouvait s’apparenter à un génocide. Le gouvernement rwandais a « catégoriquement refusé » cette idée et déclaré qu’il s’agissait là d’une tentative de « valider la théorie du double génocide », selon laquelle un second génocide avait eu lieu contre les Hutu au Congo. Paul Kagame, le président rwandais, ancien commandant militaire, a menacé de retirer ses trois cents Casques bleus rwandais de l’ONU. Le secrétaire général Ban Ki-moon s’est hâté d’aller faire une visite dans le pays pour apaiser les relations.» Et d’enfoncer le clou : « Il n’y a eu aucune volonté non plus parmi les puissances mondiales de poursuivre le travail de ce rapport cartographique. Les États-Unis et le Royaume-Uni en particulier ont continué à soutenir et à protéger le Rwanda. » Et de conclure désabusé : « En ce qui concerne le Congo, la communauté internationale continue de détourner le regard. » Le Prix Nobel n’en est pas pour autant découragé ou désespéré. Il est toujours décidé à se battre pour mettre fin à l’inaction de la communauté internationale. Il préconise un changement du mandat de la mission de l’ONU au Congo, la MONUSCO : « Seules la justice et la responsabilisation peuvent apporter une stabilité durable au Congo. Au lieu de se contenter de financer des Casques bleus, la communauté internationale pourrait employer ses pouvoirs afin de traduire les criminels en justice. » Concrètement cela signifie que le Conseil de sécurité devrait mettre la lutte contre l’impunité et la mise en place effective des mécanismes de la justice transitionnelle en RDC au coeur du mandat de la MONUSCO et de la la Stratégie commune sur le retrait progressif et échelonné de la MONUSCO. Il ne l’a malheureusement pas fait puisque la Résolution adoptée le 20 décembre ne mentionne, dans sa partie décisionnelle, aucune tâche à effectuer par la MONUSCO pour s’impliquer activement dans la mise en place des mécanismes de la justice transitionnelle, y compris les mécanismes judiciaires.
Changer de stratégie
Une erreur de stratégie a été commise jusqu’à présent en tournant tous les efforts de plaidoyer vers les autorités nationales congolaises, président, gouvernement, parlement. Cela équivaut à demander aux auteurs présumés des crimes (et à ceux qui forment des alliances politiques avec eux), de « scier la branche sur laquelle ils sont assis ». C’est attendre d’eux qu’ils demandent de mettre en place des tribunaux, nationaux et/ou internationaux, qui risquent fort de les envoyer en prison pour le restant de leur jour.
La stratégie de plaidoyer et de mobilisation pour obtenir la mise en place d’une justice transitionnelle holistique en RDC doit se tourner résolument vers les Nations Unies (et donc vers le Conseil de Sécurité (CS), le Secrétariat Général, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme (HCDH), la MONUSCO, le BCNUDH, le PNUD, etc.) et poser quelques questions gênantes :
Pourquoi depuis des années et plus précisément depuis 2010, année de publication du Rapport Mapping et de ses recommandations, les Nations Unies sont-elles restées quasi totalement inactives en matière de mise en œuvre des mécanismes, judiciaires et non judicaires, de justice transitionnelle ?
Si les Nations Unies, pour diverses raisons, ne veulent plus créer de nouvelles juridictions ad hoc comme pour l’ex-Yougoslavie ou le Rwanda, pourquoi, n’apportent-elles pas un soutien effectif à la création d’un Tribunal internationalisé (hybride ou mixte) pour la RDC et/ou à des chambres spécialisées mixtes au sein du système judiciaire congolais comme elles l’ont fait dans de très nombreux pays post-conflit (Sierra Leone, Cambodge, Timor Leste, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Liban, Centrafrique, etc.) ?
Alors que les Nations Unies ont dans de nombreux pays déployés une Equipe d’enquêteurs pour procéder à l’exhumation des fosses communes (en Irak récemment), pourquoi une telle Equipe n’est-elle pas déployée en RDC, alors que le Rapport Mapping a localisé près de 60 fosses communes parmi les centaines datant de la 1ère et de la 2ème guerre ?
Cette inaction des Nations Unies est-elle liée à la spécificité de la situation de la RDC en matière de justice transitionnelle, qui tient au fait que les crimes internationaux (crimes contre l’humanité, crimes de guerre, voire même crimes de génocide) n’ont pas été seulement commis dans le contexte de conflits armés internes, mais aussi, pour la plupart, dans le contexte de conflits armés internationaux ou internationalisés de par l’intervention des armées de plusieurs Etats tiers, dont l’Armée Patriotique Rwandaise (APR), impliquée dans presque la moitié des 617 incidents inventoriés par le Rapport Mapping ?
Mettre fin au négationnisme
Pour espérer mettre fin à cette inaction scandaleuse des Nations Unies, il faut, entre autres facteurs, agir sur le « facteur CNN », le poids et l’émoi de l’opinion publique internationale, aujourd’hui très mal informée des crimes commis et qui se commettent encore en RDC, un facteur auquel le Conseil de sécurité s’est montré sensible dans diverses circonstances (Ex-Yougoslavie, Rwanda, etc.). C’est donc un prérequis indispensable de mettre fin à « l’Empire du silence » qui règne sur les atrocités commises en RDC. De mettre fin également au « négationnisme » de ces crimes de masse qui se manifeste principalement à travers les propos des autorités politico-militaires rwandaises, relayés par certains de leurs soutiens dans les médias et dans l’arène politique internationale. Il faut ouvrir les yeux de l’opinion publique et arriver à une « reconnaissance » des crimes commis en RDC, y compris ceux commis par des armées étrangères. Il faut par conséquent encourager et accentuer le « travail de mémoire » qui prend de plus en plus aujourd’hui la forme de mécanismes non officiels de recherche de la vérité, à travers toutes les initiatives de préservation de la mémoire historique qui émanent des acteurs de la société civile (journées et cérémonies commémoratives des victimes des massacres, construction de monuments ou d’un Mémorial en ligne, demandes d’exhumation des fosses communes, diffusion du film « L’empire du silence, etc.).
Il ne faut plus attendre que la justice transitionnelle descende toute seule du ciel des Nations Unies, encore moins du Président ou du gouvernement congolais et de ceux qui ne cherchent à mettre en place que des mécanismes officiels, non-judiciaires de préférence, de justice transitionnelle (CVR, Fonds de réparation, etc.), contrôlés par eux et donc manquant totalement d’indépendance. Cette justice transitionnelle « descendante » (top-down), officielle, institutionnalisée, bureaucratisée, doit laisser la place à une justice transitionnelle « montante » (bottom-up), non officielle, militante , activiste, portée par les communautés de victimes, les organisations de la société civile congolaise et toute personne engagée dans la lutte contre l’impunité.
*Luc Henkinbrant est Docteur en Droit (UCL), Ancien directeur d’Amnesty International Belgique Francophone (AIBF) (1985-1995), Ancien Human Rights Officer et Coordonnateur de l’Unité de lutte contre l’impunité et de justice transitionnelle du BCNUDH en RDC (2001-2011), Professeur invité à l’Université Catholique de Bukavu (UCB) depuis 2013 (Cours : DPI, DIH, Mécanismes de la Justice Transitionnelle) et à l’ACAMIL (Académie militaire de la RDC)(2014), Cofondateur du Mémorial en ligne www.memorialrdcongo.org
Contact : luc.henkinbrant@gmail.com
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