26 ans après le génocide des Tutsi, 10 ans après le rapport « Mapping », les nouveaux visages du négationnisme et de la haine. Afrikarabia publie aujourd’hui le neuvième d’une série d’articles sur les enjeux politiques actuels de la paix dans l’Afrique des Grands Lacs. L’aspiration des peuples à la bonne gouvernance, à la liberté et à la prospérité, reste obérée par les calculs subalternes de politiciens prêts à plonger leurs pays dans le chaos pour s’emparer du pouvoir ou le reconquérir. La haine des femmes tutsi est devenue leur fonds de commerce.
La propagande qui préparait le génocide de 1994 au Rwanda a connu un développement particulier en ciblant les femmes tutsi présentées comme des prostituées « vendues à la cause du tutsisme ». Jusqu’à des caricatures obscènes, tout a été mis en œuvre pour organiser un « passage à l’acte » massif d’une particulière cruauté. Il s’est poursuivi en RDC par une « guerre contre les femmes » qui a fait des centaines de milliers de victimes.
Par Jean-François DUPAQUIER
Ce soir de 2001, dans le box mal éclairé de la cour d’assises de Bruxelles, Vincent Ntezimana, 39 ans, raide comme une lance, est une silhouette sombre parmi quatre ombres. Il comparaît dans un procès appelé « Les quatre de Butare » aux cotés de deux religieuses, sœur Gertrude et sœur Kizito, et de Alphonse Higaniro, 51 ans, un ancien ministre rwandais, qui, pendant le génocide, dirigeait une usine d’allumettes. Difficile d’imaginer le petit et discret Ntezimana comme un enragé. Et pourtant ses écrits ont pesé lourd dans les atrocités commises contre les femmes tutsi au Rwanda en 1994 : les humiliations, les exhibitions devant des foules hystériques, les expositions jambes écartées pour établir si leurs organes génitaux étaient ou non « différents », les viols, les enterrements vivantes. Et aussi les empalements. A ces innombrables femmes mortes sous la torture et au milieu des rires de leurs bourreaux, l’ossuaire de l’église de Nyamata, au sud du Rwanda, rend un hommage particulier. L’un des cercueils contient un seul squelette, celui d’une femme battue, collectivement violée puis transpercée du vagin jusqu’à la poitrine d’un long épieu. Une femme dont ses bourreaux voulaient punir la beauté et l’appartenance à la « race » tutsi.[1]
Des écrits ont pesé lourd dans les atrocités commises contre les femmes tutsi
Vincent Ntezimana n’est peut-être pas le criminel le plus effroyable se trouvant dans le box de la cour d’assises de Bruxelles et les féminicides du génocide ne sont pas directement de son fait. A ses côtés, les deux religieuses bénédictines du couvent de Sovu ont livré aux milices hutu des réfugiés tutsi qui croyaient avoir trouvé chez elles « la protection de Dieu ». Ce massacre avait fait 7 200 morts. Sœur Gertrude, la mère supérieure qui qualifiait les réfugiés de « saletés », et son amie sœur Kizito ont notamment fourni aux miliciens des bidons d’essence pour mettre le feu à un centre de santé où périrent 600 Rwandais tutsi.
600 Rwandais brûlés vifs « grâce » à Sœur Gertrude
Ntezimana sera reconnu coupable « d’un nombre indéterminé de crimes » à l’université de Butare durant le génocide.[2] Mais ce qui marque à jamais son inventivité criminelle, ce sont « Les 10 commandements du Hutu », un texte rédigé en français en octobre 1990 alors qu’il était encore étudiant à l’université de Louvain-la-Neuve, en Belgique. Ntezimana était fier de son œuvre et l’avait communiquée à ses amis au Rwanda. Photocopiés dans un atelier de reprographie de Louvain, « Les 10 commandements » circulaient sous le manteau en Belgique parmi les étudiants rwandais hutu extrémistes.
Vincent Ntezimana s’est inspiré d’une première version des « 10 Commandements » rédigée en 1959 par Joseph Habyarimana Gitera, leader de l’APROSOMA. [3] Il en a modernisé la rédaction stigmatisant les hommes tutsi. Ntezimana y a ajouté des articles visant les femmes tutsi.
Les « commandements » seront portés à une notoriété internationale par le numéro 6 du magazine raciste Kangura, début décembre 1990. C’est un texte court, clair, qui justifie à sa façon la ségrégation institutionnelle dont les membres de la « race » tutsi sont victimes au Rwanda depuis la « Révolution sociale » de 1959-1960.
Une indiscutable créativité misogyne
Sur le modèle des Commandements transmis par Moïse, le texte fait appel à un supposé bon sens social sacralisé. Un texte effarant. La haine des femmes tutsi y est érigée en nouvelle loi dès les trois premier « commandements » :
1. Tout Muhutu doit savoir que Umututsikazi (femme tutsi, NDLR) où qu’elle soit, travaille à la solde de son ethnie tutsi. Par conséquent, est traître tout Muhutu : – qui épouse une mututsikazi ; – qui fait d’une Umututsikazi sa concubine ; – qui fait d’une Umututsikazi sa secrétaire ou sa protégée.
2. Tout Muhutu (homme hutu, NDLR) doit savoir que nos filles Bahutukazi sont plus dignes et plus consciencieuses dans leur rôle de femme, d’épouse et de mère de famille. Ne sont-elles pas jolies, bonnes secrétaires et plus honnêtes !
3. Bahutukazi (femmes hutu, NDLR), soyez vigilantes et ramenez vos maris, vos frères et vos fils à la raison. »[4]
Vincent Ntezimana le précise un peu plus loin, « les Bahutu doivent cesser d’avoir pitié des Batutsi. » Une recommandation plus banale. Car la renommée internationale des « 10 commandements » tient surtout aux paragraphes préconisant un racisme dans le racisme : la haine absolue vis-à-vis des femmes tutsi.[5]
Un racisme colonial reformaté en racisme d’Etat
Au Rwanda où prospéra un racisme colonial reformaté en racisme d’Etat après l’indépendance, les textes haineux contre les Tutsi en général n’ont jamais manqué. Mais les femmes de cette prétendue « race » n’étaient pas spécialement visées. Comme la propagande d’Etat assimilait tous les Tutsi aux membres de la cour royale et à ses mœurs, les croyances populaires véhiculaient plutôt l’image de femmes distinguées, voluptueuses, sachant mieux que d’autres se rendre désirables. Un peu comme les femmes de la noblesse dans l’imaginaire révolutionnaire français d’après 1789. Pour le reste, la société rwandaise était profondément patriarcale. Hutu, Tutsi ou Twa, la femme bénéficiait de peu de droits. Notamment pas de droit à l’héritage. Le mari transmettait l’ethnie aux enfants.
Nous avons interrogé plusieurs historiens pour tenter de comprendre dans quel vieux fonds culturel Vincent Ntezimana aurait puisé son bréviaire raciste misogyne. Jean-Pierre Chrétien, Marcel Kabanda, Léon Saur, Hélène Dumas se posent eux-mêmes des questions sur cette haine spécifique visant les femmes tutsi.
Des historiens interpellés
Marcel Kabanda estime que, même si ce concept n’était pas encore théorisé, le corps de la femme tutsi se trouvait au cœur de l’idéologie hamitique, de la mythologie des Tutsi envahisseurs des mondes bantous. « Dans le plan de conquête de l’Afrique centrale que Kangura prête aux Tutsi et qu’il publie en novembre 1990 (Kangura n° 4), la femme tutsi est présentée comme l’arme fatale d’annihilation de la puissance de combativité des leaders hutu. »
Pour l’historien, c’est encore le sexe de l’homme tutsi qui est présenté comme une menace : « Au-delà de la femme, le sexe est le thème majeur du discours anti-tutsi. Le tambour Kalinga, emblème de la monarchie, est supposé décoré d’attributs masculins arrachés sur les corps des roitelets hutu vaincus. La violence du discours contre la monarchie à la veille de la révolution sociale est articulée sur la dénonciation de ce tambour dont l’existence reflète pour les Bantous (les Hutu), la pire des humiliations. Il convient également de noter le rôle que joue, y compris de nos jours, la légende maintes fois rappelée de la reine Kanjogera, présentée comme l’incarnation de la cruauté des Tutsi, de leur arrogance, de leur volonté de puissance et de domination. La propagande qui a conduit au génocide renvoie à un combat de libération d’un peuple que les Hamites ont conquis et entretiennent dans l’humiliation. »[7]
« Le subconscient colonial sur la beauté des filles tutsi »
Jean-Pierre Chrétien s’est replongé dans les vieux textes coloniaux et missionnaires. Sans trouver grand-chose concernant la haine des femmes tutsi : « Il est vrai que dans l’anthologie sur la “race tutsi” durant la première moitié du XXème siècle ce thème est peu fréquent. Il est plutôt en contrepoint dans le subconscient colonial sur la beauté des filles tutsi. On trouve un écho de cela dans le petit livre du docteur Jules Sasserath de 1948, Le Ruanda-Urundi, étrange royaume féodal, expliquant que les filles sont belles et seraient plus claires que les hommes. Dans les faits, cela se traduisait aussi dans la mode féminine promue par les bonnes sœurs transformant les filles tutsi en pharaonne Néfertiti avec la mode – pas du tout traditionnelle – des coiffures en hauteur. »[8]
Entre les troubles de 1959 et les premières années de l’indépendance, les menaces visant les femmes tutsi semblent avoir été rares. Elles étaient plutôt des acteurs secondaires, au pire du « butin de guerre ». Le regretté historien José Kagabo se souvenait de chansons entonnées par de jeunes nervis hutu sur le thème « nous tuerons les maris, nous mangerons vos vaches et nous violerons vos femmes ».
« Ils ont leurs sales petites jeunes filles (Udukobwa) qui leur livrent des documents »
Les éléments de propagande visant les femmes se réduisent à l’oralité. Hélène Dumas a retrouvé le compte rendu d’une réunion le 1er décembre 1966 où le sous-préfet de Gikongoro et le député Nkeramugaba appelaient la population de la commune Musebeya à la vigilance. « La parole est à monsieur le député Nkeramugaba : “[…] Je vous remercie beaucoup de votre bon comportement au nom du parti que je représente à Gikongoro. […] Ces conflits que vous voyez dans le pays sont causés par ces sales petits Inyenzi qui viennent troubler notre paix […] Ils ont leurs sales petites jeunes filles (Utukobwa) qui leur livrent des documents pour rédiger leur programme. »[9]
André Nkeramugaba était un célèbre exterminateur de Tutsi. Il avait été le principal responsable des massacres de 1963-1964 comme préfet de Gikongoro. Des massacres alors qualifiés de génocide. On voit ici que sur les femmes tutsi, il n’avait pas grand-chose à dire…
« Un avatar de la propagande antisémite des années 1930 »
Jean-Pierre Chrétien analyse « Les 10 commandements du Hutu » et leur exploitation dans Kangura comme « un avatar de la propagande antisémite des années 1930. » L’idéologie des Pères Blancs avait pesé lourd dans la racialisation des conflits sociaux au Rwanda à travers les « évolués » formés dans les séminaires. « Nombre de missionnaires étaient antisémites, eux qui avaient inventé le concept de “Juifs de l’Afrique” appliqué aux Tutsi. Là, il faudrait fouiller dans leurs écrits, car eux aussi avaient un subconscient. Dans le racisme anti-hamite, on retrouve des éléments également présents dans l’antisémitisme. Je pense au stéréotype de la “belle Juive” au XIXème siècle, présent par exemple dans les romans de Walter Scott, mais aussi dans les écrits antisémites dénonçant l’infiltration perverse des Juifs dans les sociétés européennes. »
Edouard Drumont, le modèle du propagandiste antisémite de la fin du XIXème siècle, avait dénoncé en 1886 dans La France juive[10] les mariages arrangés de nobles désargentés avec des Juives issues de familles riches. Cette figure de proue de l’antisémitisme n’avait pas pensé à présenter globalement les Juives comme des espionnes-prostituées à la solde de leur ethnie. Concernant les femmes, rien de comparable aux « 10 commandements du Hutu ». Ni dans les textes de l’abbé rwandais Stanislas Bushayija, présenté par des négationnistes comme un propagandiste de la haine des Tutsi. Son article de 1958 « Aux origines du problème Bahutu au Rwanda » se référait aux stéréotypes hutu et tutsi de l’époque. Il est – abusivement – la référence des racistes rwandais et de leurs émules jusqu’à aujourd’hui.[11]
La radicalité des « 10 commandements »
Comme l’expliquera Me Eric Gillet au procès des « Quatre de Butare », l’essentiel était ailleurs : « La manipulation de cette histoire est au cœur du développement de l’idéologie ethniste depuis plusieurs décennies. Elle est devenue le cœur même de la propagande du génocide. Le colonisateur introduit le mythe hamitique – on vous l’a expliqué –, ce mythe veut que les Tutsi soient venus d’ailleurs, d’Ethiopie dit-on, d’autres disent : “De plus loin encore”. »[12]
Avec « Les 10 commandements du Hutu », Vincent Ntezimana déplaçait le cœur de cette propagande de guerre civile contre « La » femme tutsi et de prétendus critères somatiques liés à sa « race » et à son sexe. Sa seule base idéologique était sa haine des Tutsi, confirmée par son activisme en Belgique après le génocide.[13] En 1990, Ntezimana, alors âgé de 28 ans, avait sans doute des problèmes avec son identité virile, comme la plupart des misogynes. Il a trouvé en lui-même une grande imagination pour la formulation de ce racisme visant spécifiquement les femmes tutsi. Cette inventivité était malheureusement promise à une autoréalisation prophétique nationale et régionale (jusqu’en RDC) conduisant à ravager massivement le corps des femmes.
Misogynie plus racisme…
Vincent Ntezimana fut peut-être encouragé par des souvenirs de jeune adulte. Dans les années 1980, le régime était imprégné d’une conception particulièrement rétrograde de la place de la femme dans la société. Si elle n’était pas mariée à vingt ou vingt-cinq ans et si elle réussissait malgré tout à acquérir son indépendance financière, elle était vite soupçonnée de mœurs dissolues. Au nom de la moralité, des rafles étaient périodiquement organisées par la gendarmerie pour embarquer les plus jolies filles vers la prison de Rwamagana. Là, pour leur « réhabilitation », elles étaient tondues et détenues afin d’assouvir les caprices des geôliers et de leurs amis. Au nom de ces « bons principes », les gendarmes ne se gênaient pas pour embarquer les compagnes de coopérants ou les secrétaires d’ambassades, malgré quelques protestations de la part d’Européens vivant sur place.
Une autre pratique – semble-t-il imitée des campus d’Afrique de l’Est –, était celle des raids nocturnes de jeunes gens contre les « homes » (résidences) d’étudiantes, dans une orgie de viols jusqu’au matin. C’était d’autant plus facile que, comme dans tant d’autres sociétés patriarcales, le viol marquait de façon infâmante la victime. S’en plaindre aurait vraisemblablement anéanti les chances de se marier, aussi les jeunes femmes se taisaient. Dans son éphémère périodique Ikinani, le capitaine Pascal Simbikangwa, le pire exécuteur des basses-œuvres du régime, a ainsi ironisé contre une ministre de l’époque, Agathe Uwilingiyimana, pour avoir été, selon lui, violée à quatre occasions lorsqu’elle résidait au home d’étudiantes de Butare[14]. Agathe Uwilingiyimana appartenait à « l’ethnie » hutu, ce qui rappelle qu’au Rwanda la misogynie visait toutes les femmes, même si les femmes tutsi, discriminées, étaient des proies plus faciles.
Une société rwandaise pudibonde et hypocrite
En 1990, année de diffusion des « 10 commandements », la société rwandaise semblait pourtant pieuse jusqu’à la pudibonderie. « Sexe » était considéré comme un gros mot et la haine des Tutsi le plus souvent exprimée de façon allusive.
Spérancie Karwera Mutwe explique que, « s’agissant de l’initiation sexuelle, il faut faire remarquer que ce domaine est resté tabou jusqu’à nos jours. Jamais les parents n’en parlaient, du moins en direct avec leurs enfants. Ceux qui ont eu le privilège de fréquenter l’école n’étaient pas plus avancés non plus car là bas aussi c’était le tabou complet et tout ce qui avait trait au sexe était plutôt pris dans un sens caricatural. […] On nous a initiés publiquement aux travaux champêtres, à la bonne tenue de la maison familiale mais jamais à la sexualité. »[15]
Les « commandements » constituaient une transgression. La revendication d’une discrimination spécifiquement sexuelle mit du temps à s’étaler sur la place publique, bien qu’elle fût une pratique policière courante du régime.
Le magazine Kangura brise des tabous
Dans les éditions suivantes de Kangura, les extrémistes ne firent que paraphraser « Les 10 commandements ». En novembre 1991, l’organe central du racisme anti-tutsi précisa : « Les Tutsi ont vendu leurs femmes et leurs filles aux hauts responsables hutu. Un plan de marier les femmes tutsi aux intellectuels hutu potentiellement responsables de la gestion du pays a été mis en œuvre, ce qui a permis de placer dès à l’avance des espions incontournables dans les milieux hutu les plus influents. La contrepartie que payent ces Hutu est :
l’arrangement des dossiers de nomination dans l’administration centrale ;
l’accord des licences spéciales d’importation ;
la livraison des secrets à l’ennemi. »[16]
L’idée d’une cinquième colonne, d’un ennemi intime en la personne d’ensorceleuses tutsi, était dans l’air du temps. Quelques mois plus tôt, un comité des dix plus hauts gradés des FAR avait été invité à plancher sur « la définition de l’ennemi ». Présidé par le colonel Théoneste Bagosora, il rendit son rapport au président de la République en janvier 1991. On y lisait que « L’ENI et ses partisans se recrutent essentiellement parmi les groupes sociaux suivants : les réfugiés tutsi ; la NRA ; les Tutsi de l’intérieur ; les Hutu mécontents du régime en place ; les sans-emplois de l’intérieur et de l’extérieur du Rwanda ; les étrangers mariés aux femmes tutsi. […] [17] Presque tous ces hauts-gradés, à commencer par Bagosora, avaient des épouses tutsi. On peut supposer que pour eux, « Les 10 commandements » ne constituaient qu’un cynique élément de propagande politique…
Un cynique élément de propagande politique
Kangura poursuivit sa campagne de diabolisation des femmes tutsi. Le thème était populaire et un autre magazine extrémiste, La Médaille, s’y attela. En avril 1993, sa rédaction prétendit dévoiler un nouveau complot des ensorceleuses tutsi afin de subvertir le Groupe des Observateurs Militaires (GOM), une force neutre instaurée pour empêcher les trafics d’armes à travers la frontière ougandaise : « Le commandement de la force qu’on appelle GOM est composé d’anglophones de sorte qu’ils s’entendent mieux avec les Inkotanyi qu’avec les soldats de notre armée. Le commandant de cette force […] on le trouve toujours dans les jupons des femmes fatales tutsi que lui a offertes Sisi Evariste [un homme d’affaires tutsi]. L’ivresse que lui donne toutes ces femmes tutsi lui fait perdre toute compassion […]. Le général Opaleye a gardé le silence. Il faut le surveiller de très près. »[18]
« Dans les jupons des femmes fatales tutsi »
La concurrence entre journaux extrémistes poussait à ce genre douteux de « scoops ». A partir de juillet 1993, la création de la RTLM amena le magazine Kangura à accroître la radicalité de son discours. D’où un recours de plus en plus fréquent au mythe, devenu populaire au Rwanda, de la femme tutsi prête à se vendre ou à être vendue par son mari pour servir « la cause du tutsisme » :
« C’est avec malice ou par intérêt qu’un Tutsi entretient une relation avec le peuple majoritaire. Dès qu’un Tutsi veut obtenir quelque chose d’un Hutu, il est prêt à tous les sacrifices et utilise tous les moyens, y compris l’argent, ses sœurs ou sa femme. Personne n’ignore comment après leur arrivée au Zaïre certains Tutsi ont donné leurs femmes, appelées leurs sœurs pour les besoins de la cause, à quelques personnalités politiques. Vivant sous le même toit, le Tutsi continuait à avoir les relations normales avec sa femme. Et quand il y avait des naissances, il naissait non pas un Zaïrois comme on aurait dû s’y attendre, mais un Tutsi. […] Les proverbes qui suivent attestent du sadisme et de la méchanceté naturelle des Tutsi : – Soigne le sexe d’un Tutsi et il te prendra ta femme ! – Reçois un Tutsi en hôte, la nuit venue il te chassera de ton lit. »[19]
« Soigne le sexe d’un Tutsi et il te prendra ta femme »
A ces discours lancinants de dévalorisation des femmes tutsi s’ajouta la puissance de la caricature. Les Rwandais découvrirent dans la presse alors foisonnante les dessins véhiculant des messages politiques. Ils connurent un tel succès que certaines caricatures circulèrent en photocopies. Très vite, les médias de la haine engagèrent une nouvelle transgression : le dessin pornographique. En avril 1993, le magazine extrémiste Kamarampaka publia une caricature montrant deux militaires du FPR violant une femme aux côtés de deux autres personnes empalées agonisantes. L’empalement, un acte d’une particulière cruauté évidemment attribué à l’ennemi tutsi, devint un « classique » des dessins racistes. La caricature trouvait sa place dans la propagande en miroir.
La caricature la plus célèbre parut dans le magazine anti-tutsi Power en décembre 1993. Sous le titre « La force du sexe et les paras belges », elle montre deux jeunes prostituées dénudées, dont les traits empruntent à la supposée « morphologie tutsi » dans une scène de sexe en compagnie de trois paras belges de la MINUAR. Représentation de sodomie, fellation et cunnilingus, encore une transgression majeure. Rien ne manquait pour provoquer la stupéfaction et la réprobation d’un public rwandais ayant pour valeurs communes la retenue, la dignité et la décence, et qui n’avait jamais eu accès à la presse et à l’édition pornographiques (rappelons que les réseaux sociaux n’existaient pas). Cette transgression d’une grande violence psychologique a été analysée quatre mois plus tard comme une prophétie autoréalisatrice : elle préparait au massacre des Casques bleus belges le 7 avril 1994.
« La force du sexe et les paras belges »
Dans le déluge de messages de propagande préparant les esprits au génocide des Tutsi, il reste aujourd’hui encore une zone d’ombre : la chanson populaire. On tente d’apprécier l’impact des chansons de Simon Bikindi, « le troubadour du génocide ».[20] Elles sont connues par leurs enregistrements radiophoniques, aussi bien à Radio Rwanda qu’à la RTLM. Trois d’entre elles, les plus célèbres, ont fait l’objet d’une expertise spécifique[21] : « Dans ses chansons, Bikindi contribue a rnaintenir allumée cette flamme de 1959. Son inspiration ne fonde sur cette idée quasi obsessionnelle : un appel à la vigilance et à la mobilisation des Hutu pour sauvegarder la République et les acquis de la Révolution menaces par un danger jamais nomme par son nom. Ce n’est qu’après avoir décodé sa description qu’on découvre que c’est le Tutsi, agissant lui-même directement ou a travers des Hutu qu’il manipule. Pour faire diversion, c’est ce Hutu qui est chaque fois interpellé vertement par l’auteur. le Tutsi n’étant présent que par allusion ou non-dit. »[22]
Analysant une fraction de la production de Simon Bikindi, artiste engagé dans une propagande anti-tutsi à la fois insidieuse et venimeuse, Gamaliel Mbonimana et Jean de Dieu Karangwa concluent que « la prospérité et la pérennité du pouvoir hutu ne peuvent être atteintes que si le Tutsi en est exclu. Donc la priorité pour les Hutu consiste a empêcher – par tous les moyens possibles – aux Tutsi de récupérer une parcelle, fit-elle minime, d’un quelconque pouvoir. »
L’historien Marcel Kabanda reconnait que l’analyse des chansons populaires reste lacunaire : « A l’exception de celles de Simon Bikindi, nous ne savons à peu près rien de ces chansons parfois improvisées. Or on voit bien qu’elles ont joué un rôle majeur dans le passage massif à l’acte criminel. Je doute que cette lacune puisse être réparée après tant d’années. Nous n’avons aucune information sur des chansons qui auraient pu viser les femmes tutsi. »[23]
La propagande par les chansons populaires
Dans les caricatures, l’image de la femme était systématiquement dévalorisée. Elle apparaît nue ou demi nue, elle n’est qu’un ventre à violer et à féconder, et lorsque la cible est Agathe Uwilingiyimana, Première ministre, on la représente exhibant de façon obscène une grosse poitrine.
Comment restituer l’exceptionnelle cruauté dont les femmes, filles et fillettes tutsi furent victimes durant le génocide ? L’historienne Hélène Dumas tente une explication : « Le viol systématique des femmes tutsi – mais également de femmes hutu mariées à des Tutsi – répond à la logique même du génocide, en aucun cas il ne peut être analysé comme “opportuniste”. En visant de cette manière-là la matrice des femmes, il s’agit de rompre à jamais la filiation du groupe voué à l’extermination. Par ailleurs, le viol s’intègre au “programme de cruauté” mis en œuvre au printemps 1994 : l’humiliation des femmes vise l’humiliation du groupe dans son entier. Impossible donc de comprendre les pratiques massives de violences sexuelles sans les discours racistes qui les précèdent, les accompagnent et les justifient. Les femmes furent les victimes des stéréotypes raciaux accolés à leur genre aussi bien qu’à la “race” à laquelle elles étaient supposées appartenir et dont l’extermination exhaustive constituait bien le dessein ultime des tueurs. »[24]
Une propagande conduisant à une exceptionnelle cruauté envers les femmes, filles et fillettes tutsi
Ce féminicide massif accompagné d’actes de barbarie semble une marque spécifique du génocide des Tutsi du Rwanda. Il n’a pu trouver une place adéquate dans la pédagogie judiciaire du TPIR. Tout juste est-il apparu de façon parcellaire au gré des audiences, notamment dans le procès de Mikaeli Muhimana dit « Mika » commencé à Arusha le 29 mars 2004. Alors conseiller municipal de Gishyita (province de Kibuye, ouest du Rwanda), « Mika » s’est distingué par ses viols nombreux et atroces attestés par une dizaine de témoins et victimes.[25]
Le témoin protégé AP a déclaré que Muhimana a violé et tué deux jeunes filles tutsi. Avant d’ordonner leur mise à mort, il les aurait livrées en spectacle, toutes nues. Des accusations similaires ont été portées contre lui par le témoin AW. D’après sa déposition, Muhimana et le maire de Gishyita, Charles Sikubwabo, ont violé à tour de rôle l’institutrice tutsi Félicita Kankuyo avant d’ordonner à des miliciens de la violer à leur tour et de la tuer. « Après le viol, ils lui ont enfoncé des branches dans le sexe jusqu’à ce que mort s’en suive », a raconté le témoin.
Livrées nues en spectacle à la foule
La témoin AV a indiqué qu’elle se cachait dans un buisson près du cimetière quand elle a aperçu Mika et un groupe de miliciens escorter six femmes. Mika aurait fait remarquer que les miliciens ne pouvaient pas tuer les femmes sans les avoir préalablement violées. « Il a tiré Agnès du groupe et l’a traînée vers ma cachette, a relaté AV. Il lui a sommé d’enlever ses vêtements et quand elle a refusé, il l’a frappée puis l’a déshabillée », a-t-elle ajouté.
Après l’avoir violée, l’accusé menaçait de poignarder la victime. Cette dernière l’aurait supplié d’être tuée par balle. « Mika a éclaté de rire avant d’ordonner à la femme de rejoindre le groupe toute nue ». Il aurait ensuite invité les miliciens à faire leur travail, les enjoignant d’ouvrir les entrailles de ces femmes pour constater l’état des intestins d’une Tutsi.[26]
Partout dans le Rwanda du génocide, les hommes tutsi, les vieillards, les enfants, les bébés étaient généralement tués d’office. Mais les femmes constituaient une catégorie de victimes qu’on prenait le temps de violer et d’humilier avant de les faire périr, autant que possible de mort lente. Interrogé par Jean Hatzfeld à Nyamata (sud du Rwanda), l’agriculteur Léopord Twagirayezu le reconnaît : « Il y avait des séances de filles qui étaient forcées dans les brousses. Personne ne nous a fait une remontrance à ça. Même ceux que ça indignait, parce qu’ils avaient reçu les bénédictions à l’église par exemple, ils se disaient que ça n’allait rien changer puisque la fille devait bien mourir. »[27]
Des femmes martyrisées
Très pudiques, les Rwandais répugnent à parler des crimes sexuels, bien qu’ils aient été commis souvent en public. C’est par des psychologues et sous couvert d’anonymat que sont connus des cas de garçons nés d’un père hutu, ayant été forcés de violer leur mère tutsi.
Un cas de « situation extrême » est indiqué à Nyarubuye, au sud-est du Rwanda : des miliciens ont exigé d’une femme hutu nommée Musaniwabo qu’elle tue de ses propres mains les enfants de son mari tutsi. Ces enfants étaient issus d’un premier lit du mari. Sans doute n’avait-elle pas le choix pour sauver ses propres enfants.[28]
Accusé emblématique de la pratique d’actes de barbarie sexuelle, « Mika » a été condamné à une peine d’emprisonnement à perpétuité le 28 avril 2005, peine confirmée en appel le 21 mai 2007. Mais dans une société massivement complice, la plupart des violeurs n’ont jamais été dénoncés comme tels.[29]
Les enfants spectateurs des atrocités sexuelles
Peu de témoins mentionnent la présence des enfants sur les scènes/les fêtes de tueries. Ils y furent pourtant nombreux. Clémentine Murebwayre, agricultrice à Nyamata, le mentionne : « Parfois les hommes revenaient de leur expédition en poussant devant eux un fugitif. Ils l’arrêtaient au centre de négoce. Ils lui enlevaient la montre et les souliers. Parfois aussi ils lui ôtaient ses vêtements. […] Les tueurs appelaient tout le monde à regarder. Toutes les femmes et les enfants s’assemblaient sur la place du spectacle. Il y a des gens qui tenaient encore une boisson à la main ou leur nourrisson dans le dos. Les tueurs leur coupaient les membres, ils leur écrasaient les os à l’aide d’un gourdin sans toutefois les tuer. Ils voulaient qu’ils durent. Ils voulaient que l’assistance prenne des enseignements de ces tourments. Les cris fusaient de tous côtés. C’étaient de bruyantes kermesses, très rare et très suivies. »[30]
Freud, dans « Au delà du principe de plaisir » avait explicité le « pare-excitation ». La vie psychique est alors représentée comme une membrane souple qui supporte les évènements extérieurs, comme la peau nous protège. Dans cette perspective, l’image traumatique va causer des perturbations psychiques profondes. Le Trauma crée alors une sorte de « corps étranger interne » qui perce la membrane, se loge à l’intérieur avec un sentiment d’anéantissement absolu.[31]
« C’étaient de bruyantes kermesses, très rare et très suivies »
Comment les enfants des victimes qui ont réussi à survivre, par exemple parce que le père était hutu et la mère tutsi, peuvent-ils gérer leurs références familiales, leur mémoire traumatique ? L’agricultrice Jeannette Ayinkamiye dit : « Moi je sais que lorsqu’on a vu sa maman se faire couper si méchamment… on perd à jamais une partie de sa confiance envers les autres. Je veux dire qu’on ne pourra plus jamais vivre avec les gens comme auparavant. »[32]
Si la mère a pu sauver sa vie, il lui est parfois bien difficile d’assumer son rôle vis-à-vis des enfants.
Selon l’Association rwandaise des veuves du génocide (Avega), 25 % des femmes qui ont survécu au génocide avaient été violées et plus de la moitié d’entre elles étaient séropositives. Ajoutons – toujours selon Avega – que la majorité des viols eurent lieu en public pour accroître la souffrance et le puissant sentiment d’humiliation infligés aux victimes. « Hommes, femmes et enfants prirent part au spectacle de la torture et de la mise à mort. A ce titre, le viol ne fait pas exception à la publicité des massacres qui constitue une singularité majeure du génocide des Tutsi », souligne encore Hélène Dumas.
« Après un génocide, les angoisses sont d’une persistance vertigineuse »
Résumant sa série d’interviews de tueurs, le journaliste et écrivain Jean Hatzfeld observe que « après un génocide, les angoisses sont d’une persistance vertigineuse. Le silence qui en découle sur les collines rwandaises est indicible et incomparable, pour les témoins que nous sommes aujourd’hui, avec les habituels non-dits des après-guerres […]. Entre eux seulement les rescapés parviennent à surmonter ce silence. Mais au sein de la communauté des tueurs, innocent ou coupable, chacun compose son rôle de muet ou d’amnésique. »[33]
Lorsque l’enfant est spectateur de scènes de violence, il est en situation d’effroi. Dans cette situation d’effroi, il n’y a ni affect, ni représentation « le sujet perçoit un vide complet de sa pensée, ne ressent rien, en particulier ni peur, ni angoisse. »
La situation d’effroi des enfants
Les enfants tutsi ayant survécu aux massacres restent profondément traumatisés par ce qu’ils ont vu, entendu et vécu. Les enfants hutu qui ont assisté aux spectacles barbares n’en parlent pas mais « entendent » le silence familial, ils éprouvent également d’immenses souffrances, à plus forte raison ceux qui ont physiquement participé aux tueries, notamment en aidant à traquer leurs camarades tutsi.
Pour Laetitia Karanganwa, psychologue franco-rwandaise, « l’équilibre psychique peut être attaqué par la déflagration des vécus de violences dont on est spectateur durant les conflits. Il n’est pas nécessaire de participer, plus encore pour les enfants pour que notre système de rapport au monde soit détruit. Il faut survivre et pour cela le psychisme va trouver une série de stratégies. Dans la violence des faits rapportés durant le génocide des Tutsi, il semble évident que l’immense majorité des enfants aura besoin de s’identifier au parent violent. S’identifier à la victime mutilée reviendrait à s’anéantir. »[35]
Pour les enfants, une « déflagration des vécus de violences »
Dans Le Génocide au village, Hélène Dumas parle de « l’atteinte à la filiation incarnée par le massacre des enfants ». Cette atteinte ne concerne que les Tutsi, comme le croyaient les tueurs. Elle dissout l’ensemble du lien social. Les femmes de tueurs l’ont parfois perçu. Exterminateur à Nyamata, Alphonse Hitiyaremye a confié à Jean Hatzfeld : « Mon épouse […] un soir, elle m’a sermonné : “Alphonse, méfie-toi, tout ce que vous faites va avoir des conséquences maudites, parce que c’est extraordinaire et dépasse l’humain. Tout ce sang provoque le sort au-delà de notre vie. Nous allons vers la damnation.” »[36]
Cette « damnation », les familles hutu fuyant l’avancée du Front patriotique rwandais en juin-juillet 1994 l’emportèrent dans leurs bagages au Zaïre (actuelle RDC). Les tueurs avaient pris l’habitude d’actes d’extrême violence envers les femmes. Dans les camps de réfugiés, les femmes hutu furent à leur tour victimes de viols barbare et innombrables.
Pour la propagandiste Spérancie Karwera Mutwe, « il est déplorable que ces crimes se soient prolongés jusque dans les camps des réfugiés hutu à l’Est de la République Démocratique du Congo et que jusqu’à ce jour, il n’existe pas des mécanismes d’enquête pour établir les responsabilités et poursuivre, devant une cour pénale, les auteurs de ces viols massifs qui ont visé aussi nos sœurs congolaises. »[37]
Notons que Spérancie Karwera Mutwe fut responsable de la propagande du régime Habyarimana : ex-directrice du journal du MRND Umurwanashyaka (lancé en mars 1991, sabordé au moment de la création de la RTLM), directrice de la communication de l’ex-parti unique MRND, conseillère principale au ministère rwandais des Affaires étrangères pendant le génocide des Tutsi, par ailleurs visée par un mandat d’arrêt international délivré par le Parquet du Rwanda. Mme Karwera Mutwe ne semble (ne veut ?) toujours pas comprendre que la propagande anti-tutsi est à l’origine de cette tragédie à rebondissements et de l’effrayant traumatisme des enfants.
La propagande anti-tutsi à l’origine de cette tragédie à rebondissements
Ceux qui échappèrent au rapatriement forcé de 1996-1997 virent leurs enfants devenir très violents en grandissant. Certains de ces derniers intégrèrent la rébellion des FDLR à la fin du XXème siècle et au début du XXIème. Les jeunes rebelles rwandais mirent en pratique les violences auxquelles ils avaient assisté durant le génocide. Les viols massifs se généralisèrent dans l’Est du Congo. La journaliste Colette Braeckman observe : « La plupart des Kivutiens considèrent que “l’épidémie” de violence qui ravage leur région a été importée du Rwanda voisin à la suite du génocide de 1994. […] sur un point il y a unanimité : les atrocités commises par les rebelles hutu dépassent tout ce que la région n’a jamais connu. […] endurcis par les crimes commis durant le génocide au Rwanda, par la vie dans les camps puis par la traque dont ils ont été l’objet à travers toute la République, ces hommes s’attaquent aux femmes congolaises avec une particulière violence. »[38]
Entre septembre 1999 et janvier 2001, le gynécologue Denis Mukwege « voit se dessiner le nouveau visage de la guerre. C’est celle de la barbarie, de la cruauté gratuite. […] Les femmes n’ont pas seulement été violées, elles ont été mutilées à l’aide de différents outils. Des viols collectifs ont été commis, les maris, les voisins, les enfants ont été obligés d’assister aux opérations. De clitoris ont été coupés, des seins sectionnés. Les viols se sont déroulés sans autre motivation que de faire souffrir, humilier : après l’acte, parfois collectif, des soldats ont déchargé leurs armes dans le vagin de leur victime… »[39]
Des enfants spectateurs devenus adultes criminels
L’enfant spectateur des horreurs du génocide contre les Tutsi de 1994 se trouvait dans une circonstance ou il était impuissant, débordé, terrifié et dans une immense solitude car aucun adulte dans un groupe dysfonctionnant n’était à l’écoute de ses ressentis. « Dans ces circonstances, une nouvelle situation de groupe analogue sous tension peut créer une reviviscence des faits violents. L’enfant victime de Trauma peut vivre de véritables « crises » avec des moments hallucinatoires pendant lesquels il sera hors réalité et donc insensible à l’intervention d’autrui. Une fois enclenchée, l’attaque violente ne peut être interrompue et se déroule jusqu’à son terme naturel. »[40]
Marc Schmitz, du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP), note que « si la guerre couvait depuis longtemps, c’est le génocide au Rwanda en 1994 qui va précipiter cette région dans la tourmente. » Il rappelle que « l’ombre de cette tragédie sans précédent y plane toujours. »[41]
Le Dr Denis Mukwege estime que près de 500 000 femmes, rwandaises et surtout congolaises, ont été victimes de viols au Sud-Kivu. Un avatar tardif de la propagande raciste contre les femmes tutsi au Rwanda. D’autant plus terrifiant que les négationnistes relaient inlassablement le même message, comme s’ils n’avaient rien appris, rien oublié : l’ennemi est la femme tutsi. En RDC comme au Rwanda.
Accuser encore et toujours Paul Kagame
Aujourd’hui ces crimes sexuels massifs au Congo sont bien documentés. Ils ont été commis par des « génocidaires » issus des ex-Forces armées rwandaises et des Interahamwe, ou encore par des membres des rébellions qui ont proliféré autour des réfugiés hutu dans l’Est de la RDC – notamment les FDLR – ; y ont prêté la main des enfants hutu en quelque sorte « formatés » par les martyrs de femmes tutsi auxquels ils ont assisté durant le génocide.
Rien qui permette au colonel Jacques Hogard d’accuser Paul Kagame et son armée d’en être responsables. Mais ce membre virulent de l’association France-Turquoise est peu regardant sur l’argumentaire visant à diaboliser encore et encore le Front patriotique rwandais :
« Denis Mukwege explique tout ça […]. Des femmes, et je dois le dire – parce qu’il faut… que ces choses-là soient dites, aussi atroces soient-elles –, de bébés, de bébés violés, de fillettes violées, de femmes violées de tous âges. C’est quelque chose d’abominable. Et c’est une arme de guerre… Et c’est une arme de guerre qui est mise en œuvre par les armées de Kagame et les milices qui lui sont liées. Et je pense qu’il faut le dire parce que c’est révoltant et c’est absolument scandaleux. Et personne ne le dit ! Et nos médias mainstream, qui font les louanges de Kagame et qui attaquent l’armée française à longueur de journées, oublient de dire ces choses-là, qui sont essentielles. Voilà. »[42]
Non, le docteur Denis Mukwege « n’explique pas tout ça ». Les membres de l’association France-Turquoise, engagée dans une guerre de désinformation contre le régime de Paul Kagame, avancent les arguments les plus grossiers, soutiennent les négationnistes les plus cyniques et, en définitive, produisent des éléments de langage similaires à la propagande des « médias de la haine » ayant conduit au génocide des Tutsi du Rwanda. Ce sera le sujet de notre prochain article.
Je remercie pour leur aide et leurs conseils la psychologue Laetitia Karanganwa, les historiens Jean-Pierre Chrétien, Hélène Dumas, Marcel Kabanda et Léon Saur, les analystes Aymeric Givord et Jacques Morel.
Prochain article : Du Rwanda à la RDC, des enragés chez France-Turquoise
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1 « Au mémorial du Génocide de Nyamata, ont été inhumés plus de 45 000 corps de victimes, dont ceux des Tutsi tués à l’intérieur de l’église et aux alentours, et d’autres qui ont été tués dans des endroits différents dont Mayange, Rebero, Maranyundo, Kayumba, Kanazi, Murama, Mwogo et ailleurs. »
Le lien du document complet de la CNLG :
http://ibuka.ch/…/Planification%20du%20Genocide,%2016%20avr…
2 Le 8 juin 2001, la cour d’assises de Bruxelles a condamné les quatre Rwandais à des peines s’échelonnant de douze à vingt ans de réclusion pour crimes de guerre et de génocide. L’avocat général Alain Winants avait requis la réclusion criminelle à perpétuité.
3 Voir
http://francegenocidetutsi.org/AntoineMugeseraDixCommandements.pdf
http://francegenocidetutsi.org/Aprosoma10Commandements27septembre1959.pdf
4 L’intégralité du texte « Les 10 commandements du Muhutu » est accessible sur :
http://francegenocidetutsi.org/KanguraN6.pdf
5 Vincent Ntezimana a prétendu ne pas être l’auteur des « 10 commandements ». Marie-Hélène Lecerf, employée au bureau Copy-Fac de Louvain-la-Neuve, a confirmé devant la cour d’assises de Bruxelles-Capitale qu’elle avait dactylographié ce texte pour le compte de Ntezimana. Voir notamment
https://www.lalibre.be/international/ntezimana-nie-tout-rapport-avec-les-dix-commandements-51b87220e4b0de6db9a5b869
6 Voir Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, Rwanda, racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Ed. Belin, Paris, 2013.
7 Interview de Marcel Kabanda par l’auteur, 5 mai 2020.
8 Interview de Jean-Pierre Chrétien par l’auteur, 23 avril 2020.
9 Compte rendu d’une réunion entre le sous-préfet de Gikongoro et le député Nkeramugaba avec la population de la commune Musebeya, le 1er décembre 1966. Fonds CNLG, Kigali.
10 La France juive, sous-titré Essai d’histoire contemporaine, est un pamphlet antisémite d’Edouard Drumont publié initialement à compte d’auteur en 1886 chez Flammarion et qui se vendra à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires.
11 Stanislas Bushayija, « Aux origines du problème Bahutu au Rwanda », Revue nouvelle, Tome XXVIII, N° 12 de décembre 1958, p. 594-597. L’historien Léon Saur observe que l’article de l’abbé Stanislas Bushayija doit être évoqué avec circonspection même s’il est utilisé dans des milieux peu fréquentables : « Il était lui-même un “Tutsi”, originaire du Gisaka. D’où son opposition constante à la dynastie régnante. Il faisait d’ailleurs partie de l’opposition au sein du CSP, où il fut un promoteur “des droits des Hutu”. Dans le court texte publié par la Revue nouvelle en décembre 1958, il résume la vulgate racialiste de l’époque et dresse un portrait à charge des “Tutsi”, mais les visait-il tous, ou plus précisément ses adversaires politiques de toujours qu’étaient la dynastie régnante et les grands qui entouraient le mwami ? Dès septembre 1960, il mit en garde contre les exactions d’un Parmehutu ivre de sa victoire et dénonça ses “pires méfaits : pillages, incendie, violation (sic) des femmes tutsi, massacre du bétail tutsi et des Tutsi eux-mêmes”. Il entreprit également d’expliquer les raisons pour lesquelles les Belges regretteraient d’avoir porté les “Hutu” au pouvoir. Bien plus tard, il éreinta la présentation fallacieuse que Harroy fit de la révolution rwandaise dans ses mémoires, stigmatisant notamment le fait qu’il passait sous silence les crimes commis par des Hutu. En fait, l’abbé était ce qu’on qualifiait alors de progressiste, proche du Rader. Il mourut en exil au Burundi, où il avait fui en 1973. »
12 Plaidoirie de la partie civile Maître Eric Gillet. Accessible sur :
http://assisesrwanda2001.org/090303.html
13 Selon Colette Braeckman, « plusieurs éléments laissent penser que des “durs” de l’ancien régime se sont réfugiés à Louvain-la-Neuve. En 1995, des perquisitions ont ainsi visé Vincent Ntezimana, professeur de physique, dans les locaux universitaires. On a retrouvé des cartes vierges du Rassemblement pour le retour des réfugiés, qui réunissait des membres de l’ancien régime dans les camps. »
https://www.lesoir.be/art/%252Fla-peur-des-genocidaires-hante-la-communaute-tutsi-la-d_t-19980404-Z0F2M1.html
14 Dans son magazine Ikinani qui a circulé sous forme de photocopies, le stock ayant été saisi à l’imprimerie. Cf. Jean-Pierre Chrétien (Dir.), Rwanda, les médias du génocide, Ed. Karthala, Paris, 1995. Sur les rafles de « filles de mauvaise vie », cf. Jean-François Dupaquier, Politiques, militaires et mercenaires français au Rwanda, chronique d’une désinformation, Ed. Karthala, Paris, 2014. Sur les menaces pesant sur les jeunes filles tutsi à cette époque, cf. Jean-François Dupaquier, L’Agenda du génocide. Le témoignage de Richard Mugenzi, ex-espion rwandais, Ed. Karthala, Paris, 2010, chap. 1 et 2.
15 Spérancie Karwera Mutwe, De l’initiation sexuelle au Rwanda : Réponse à J-F Dupaquier, site Editions Sources du Nil, 20 Février 2014 (NDLR : Mme Karwera commet une méprise en rapportant mon témoignage au procès de Pascal Simbikangwa où j’ai expliqué que « violer une fille tutsi apparaissait comme une sorte de rite d’initiation sexuelle chez de jeunes voyous hutu. ». Cette partie de ma déposition concernait un passage du livre de Pascal Simbikangwa, “l’Homme et sa croix” où il racontait une expédition avec un de ses amis pour aller violer une jeune fille tutsi. S’il y a « de l’imaginaire et du fantasme », c’était dans la tête de M. Simbikangwa. Dans la suite de ses commentaires, Mme Spérancie Karwera Mutwe continue à sur-interpréter des citations erronées).
http://editions-sources-du-nil.over-blog.com/2014/02/de-l-initiation-sexuelle-au-rwanda-r%C3%A9ponse-%C3%A0-j-f-dupaquier.html
16 Kangura, novembre 1991. Cité dans Jean-Pierre Chrétien (Dir.), Rwanda. Les médias…, op. cit., p. 161.
17 Voir notre article du 5 avril 2019 :
http://afrikarabia.com/wordpress/rwanda-paris-les-tutsi-et-la-definition-de-lennemi/
18 La Médaille, n° 14, avril 1993, p. 9. Cité dans Jean-Pierre Chrétien (Dir.), Rwanda. Les médias…, op. cit., p. 269-270.
19 Kangura, n° 46, juillet 1993, p. 15-16. Cité dans Jean-Pierre Chrétien (Dir.), Rwanda. Les médias…, op. cit., p.158.
20 Cf. Jean-Pierre Chrétien (dir.) Rwanda, les médias du génocide, Ed. Karthala, 1995 et expertise des médias, TPIR, 2000.
21 Expertise pour le TPIR de Gamaliel Mbonimana (UNR-Butare) et Jean de Dieu Karangwa (INALCO-Paris), Etude thématique des chansons Twasezereye, Nous avons dit adieu, Nanga abahutu ou Akabyutso, Je deteste les Hutu ou L’EveiI et Bene Sebahinzi ou lntabaza, Les descendants de Sebahin zi ou L’alerte de Simon Bikindi
Accessible sur :
http://francegenocidetutsi.org/EtudeThematiqueChansonsSimonBikindi.pdf
22 Ibidem.
23 Interview de Marcel Kabanda par l’auteur, 10-05-2020.
24 Interview de l’historienne Hélène Dumas par l’auteur, 7 mai 2020.
25 Mika Muhimana a été arrêté en Tanzanie le 8 novembre 1999. Il répondait de quatre chefs d’accusation de génocide et de crimes contre l’humanité. Il plaidait non coupable et réfutait la réalité du génocide.
26 Extraits des dépêches de l’Agence Hirondelle, Arusha.
27 Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, récits, Paris, Le Seuil, 2003, p. 117.
28 Privat Rutazibwa et Paul Rutayisire, préface de Tito Rutaremara, Génocide à Nyarubuye, Ed. Rwandaises, Kigali, date inconnue, p. 113.
29 Cf. Esther Mujawayo, Souâd Belhaddad, La fleur de Stéphanie : Rwanda entre réconciliation et déni, Ed. Flammarion, Paris, 2006.
30 Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, op. cit., p. 160-161.
31 Freud Sigmund, Au-delà du principe de plaisir, traduction Janine Altounian, Ed. Puf, Paris, 2013.
32 Jean Hatzfeld, op. cit., p. 186.
33 Ibidem, p. 152-153.
34 Lebigot François, Traiter les traumatismes psychiques. Clinique et prise en charge, Ed. Dunod, Paris, 2016.
35 Laetitia Karanganwa, interview, Paris, 12-05-2020.
36 Jean Hatzfeld, op. cit., p. 134.
37 Spérancie Karwera Mutwe, op. cit.
http://editions-sources-du-nil.over-blog.com/2014/02/de-l-initiation-sexuelle-au-rwanda-r%C3%A9ponse-%C3%A0-j-f-dupaquier.html
38 Colette Braeckman, L’Homme qui répare les femmes. Violences sexuelles au Congo. Le combat du docteur Mukwege, Ed. André Versaille, GRIP, Belgique, 2012, p. 87-88.
39 Ibid., p. 77.
40 Maurice Berger, Voulons-nous des enfants barbares. Prévenir et traiter la violence extrême, Ed. Dunod, Paris, 2013.
41 Marc Schmitz, Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP). Avant-propos à Colette Braeckman, L’Homme qui répare les femmes, op. cit., p. 5.
42 » Jacques Hogard, Transcription de l’émission « Le Libre Journal des historiens », diffusée le 1er mai 2019 sur Radio Courtoisie et mise en ligne sur le site internet de cette radio avec le titre suivant : « La question du Rwanda : le Rwanda 25 ans après ».
Lien vers l’émission :
https://www.radiocourtoisie.fr/2019/05/01/libre-journal-des-historiens-du-1er-mai-2019-la-question-du-rwanda-le-rwanda-25-ans-apres/