Recherché depuis 1994, le milliardaire rwandais de 84 ans, importateur de machettes et fondateur de la RTLM, a été arrêté samedi 16 mai à Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine).
« C’est un coup de tonnerre ! » a résumé Alain Gauthier, président du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR). Avec sa femme Dafroza il traque depuis vingt ans les suspects de génocide réfugiés en France. A leur palmarès, une quarantaine de « génocidaires » présumés, signalés à la justice – dont trois seulement ont été jugés. Des hommes arrivés discrètement après le génocide des Tutsi en 1994, parfois dissimulés sous de fausses identités. Alain et Dafroza sont rôdés à la traque. Mais l’arrestation de Félicien Kabuga aux portes de Paris les a stupéfiés, tout comme l’ensemble des Rwandais et leur diaspora.
« Un coup de tonnerre »
Félicien Kabuga était réputé insaisissable. Rusé, disposant de moyens financiers considérables, il avait échappé à plusieurs reprises aux policiers du « Tracking team », la discrète unité de recherche du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Kabuga est accusé d’avoir importé au Rwanda des centaines de milliers de machettes entre 1993 et 1994. De notoriété publique, il a aussi financé la création des Interahamwe, la milice du parti du président Juvénal Habyarimana, épine dorsale des tueries de 1994. Il était également le directeur et principal fondateur de la Radio-télévision Libre des Mille Collines (RTLM), surnommé « Radio-machettes », qui soufflait sur les braises de la haine raciale. Bien que marié à une Tutsi, Jacqueline Mukazitoni (longtemps cachée à Rouen, décédée récemment et inhumée en Belgique) qui lui avait donné onze enfant, lui-même proclamait sa détestation les Tutsi. A bien des titres, Félicien Kabuga était le visage le plus obscur du génocide de Tutsi du Rwanda.
Le visage le plus obscur du génocide de Tutsi du Rwanda
Quelques heures après l’arrestation, Alain Gauthier n’en revenait toujours pas : « C’est une immense joie : plus personne n’y croyait ! On était très loin de se douter qu’il pouvait se trouver sur le sol français. » Au Rwanda, le chef de l’Etat Paul Kagame a longuement commenté l’arrestation de Kabuga dans une interview diffusée sur tous les médias. Félicité Lyamukuru, secrétaire général d’Ibuka Europe, la principale association de victimes du génocide des Tutsis a elle aussi exprimé sa surprise et sa satisfaction : « C’est évidemment une très bonne nouvelle. Félicien Kabuga est le Adolf Eichmann du génocide de 1994 dans le sens où c’est lui qui a assuré la logistique, en achetant des lots très importants de machettes et en finançant la Radio des Mille Collines qui a joué un rôle majeur dans les massacres. »
Félicien Kabuga était visé par un mandat d’arrêt du Mécanisme international, la structure chargée, en cas d’arrestation de suspects en fuite, d’achever les travaux du TPIR. Le « Tracking team » avait remonté la piste jusqu’à Asnières. Le procureur en chef du TPIR, Serge Brammertz, a indiqué dans un communiqué, que « la police française a arrêté Kabuga lors d’une opération sophistiquée et coordonnée avec des fouilles simultanées dans plusieurs endroits ». Il résidait sous une fausse identité « grâce à une mécanique bien rodée et la complicité de ses enfants », a précisé un communiqué conjoint du ministère français de la Justice et de la gendarmerie nationale.
Perquisitions en France chez tous les Kabuga
Samedi à l’aube, les policiers ont bloqué une petite rue d’Asnières-sur-Seine pour éviter tout risque de fuite de l’homme décrit par des voisins comme « un vieillard discret, installé depuis environ trois ans » sous un nom d’emprunt. Kabuga s’est laissé arrêter sans résistance. Les enquêteurs de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre agissant sous les ordres du Bureau du Procureur général de la Cour d’Appel de Paris ont aussi mené des perquisitions aux domiciles des enfants Kabuga installés en France, soupçonnés d’avoir joué un rôle majeur dans l’installation du fugitif près de Paris.
Félicien Kabuga devait être présenté ce week-end au parquet de Nanterre en vue de son incarcération, puis au parquet général de Paris dans la semaine. Une procédure d’extradition sera ouverte devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris, qui décidera ce l’opportunité de sa remise au Mécanisme international à La Haye (Pays-bas) pour qu’il y soit jugé. Bien que des éléments de jurisprudence puissent permettre à Kabuga de faire traîner son extradition, il semble douteux qu’elle n’aboutisse pas.
Extradé vers le Mécanisme international à La Haye ?
Serge Brammertz a commenté l’opération d’Asnières-sur-Seine : « L’arrestation de Félicien Kabuga aujourd’hui rappelle que les responsables du génocide peuvent être poursuivis, même vingt-six ans après leurs crimes. Nos premières pensées doivent être avec les victimes et les survivants du génocide rwandais. » Le procureur en chef du TPIR précise que Félicien Kabuga « a été inculpé par le Tribunal pénal international des Nations unies pour le Rwanda en 1997 de sept chefs d’accusation de génocide, de complicité de génocide, d’incitation directe et publique à commettre le génocide, de tentative de génocide, de complot en vue de commettre le génocide, de persécution et d’extermination, tous en relation avec des crimes commis pendant le génocide de 1994 contre les Tutsi au Rwanda ».
En juillet 1994, après la défaite de son camp, Félicien Kabuga s’était réfugié en Suisse par l’entremise d’un de ses gendres, Fabien Singaye, deuxième secrétaire de l’ambassade du Rwanda, chef de l’espionnage rwandais en Europe, avant d’être identifié et expulsé. A cette occasion, Fabien Singaye avait été privé de son accréditation diplomatique et avait dû quitter la Confédération pour s’installer en France.
Félicien Kabuga avait rejoint Kinshasa, la capitale de la RDC, avant d’être repéré en juillet 1997 à Nairobi (Kenya). A deux reprises il y a déjoué son arrestation. Le 7 septembre 2007, près de Francfort, (RFA), Kabuga se trouvait chez Augustin Ngirabatware, ministre du Plan pendant le génocide, lorsque ce dernier a été arrêté par des policiers allemands à la demande du TPIR. Mais les policiers n’ont pas reconnu Kabuga, qui s’est ensuite « évaporé ». De cet épisode ne reste que sa vraie photo de 2007 sur son faux passeport tanzanien.
D’abord protégé par le maître-espion Fabien Singaye, son gendre
« Le fait qu’il soit arrêté près de Paris sous une fausse identité soulève évidemment la question du niveau de protection dont il a pu bénéficier, questionne Alain Gauthier. Comment est-il parvenu à obtenir ses faux papiers ? Comment est-il arrivé jusqu’ici ? J’espère que l’enquête et le procès permettront de le savoir. Cette arrestation très importante ne doit pas faire oublier qu’il reste d’autres génocidaires en liberté et que certains sont toujours recherchés par le TPIR. La question est aussi de savoir si cette arrestation va entraîner celle d’Agathe Habyarimana [la veuve de Juvénal Habyarimana], contre laquelle une plainte a été déposée en 2008, et qui vit également en région parisienne. »
Selon le site rwandais Igihe, le colonel Patrick Karegeya (assassiné à Johannesburg en Afrique du Sud le 1er janvier 2014) aurait aidé les enfants Kabuga à récupérer les biens de leur père au Rwanda et aurait aidé Félicien Kabuga dans sa fuite. D’après d’autres sources, Kabuga aurait largement contribué à financer les réseaux génocidaires et négationnistes, aussi bien en Afrique qu’en Europe. Cependant le fugitif a dû s’appuyer sur un réseau étoffé, de plus en plus susceptible de « fuites ». La prime de 5 millions de dollars promise par le gouvernement américain pour sa capture aurait tenté un informateur.
Le procureur en chef du Mécanisme, Serge Brammertz, a tenu à souligner que « l’arrestation de Félicien Kabuga rappelle que les responsables du génocide peuvent être traduits en justice, même vingt-six ans après leurs crimes. Nous pouvons réussir si nous avons le soutien de la communauté internationale. Ce résultat est un hommage à l’engagement indéfectible du Conseil de sécurité des Nations Unies, qui a créé le Mécanisme pour poursuivre le processus de responsabilisation au Rwanda et dans l’ex-Yougoslavie. »
Le crime de génocide est imprescriptible
Compte-tenu de son âge, Félicien Kabuga, dont le rôle de « financier » du génocide contre les Tutsi est largement documenté, sera-t-il un jour jugé et condamné ? Cet homme retors et secret usera vraisemblablement de tous les moyens de droit pour retarder cette échéance. Au-delà de sa personne, l’enjeu judiciaire attendu par les rescapés, les associations de défense des droits de l’homme et de nombreux spécialistes du droit serait sa condamnation définitive pour « entente en vue de commettre le génocide ».
Jusqu’à présent, les magistrats du Tribunal pénal international pour le Rwanda ont estimé que les preuves apportées par le bureau du Procureur du « complot en vue de commettre le génocide » n’étaient pas suffisantes pour condamner de ce chef « au delà du doute raisonnable ». Une faiblesse dont se servent les négationnistes pour expliquer que le génocide des Tutsi n’était pas programmé, et donc… que ce n’était pas un génocide ! Une condamnation solidement argumentée de Félicien Kabuga pourrait changer la donne…
Jean-François DUPAQUIER