Dans un livre dévoilant par le menu les extravagantes méthodes du juge « antiterroriste » Jean-Louis Bruguière concernant l’attentat du 6 avril 1994 qui donne le signal du génocide des Tutsi, l’avocat Bernard Maingain montre comment la justice française a été dévoyée par la passion raciste. Aujourd’hui, première partie de son interview.
Me Bernard Maingain, l’un des deux avocats des militaires du Front patriotique rwandais (FPR) injustement accusés d’avoir abattu l’avion du président Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994, revient sur les effarantes manipulations qui ont accompagné le travail du « juge antiterroriste » Jean-Louis Bruguière. Son confrère Me Lef Forster préface cet ouvrage intitulé « Le Cri du Falcon. Un crime judiciaire d’Etat », en vente aujourd’hui[1]. AFRIKARABIA, le média francophone qui a rendu compte en détail de leur travail d’avocats, les a interviewés.
AFRIKARABIA : – Me Lef Forster, ce livre dont vous avez rédigé la préface révèle les détails de ce que vous appelez avec votre confrère Me Maingain « un crime judiciaire d’Etat ». Un crime que, comme Bernard Maingain, vous n’hésitez pas à comparer à l’affaire Dreyfus. Rappelons que, en 1894, à partir d’une histoire d’espionnage assez banale, l’antisémitisme de l’époque en avait fait une affaire d’État qui faillit emporter la Troisième République.
Pourquoi cette analogie, vous dont la mère figurait dans la « Liste de Schindler » et dont le père, également Juif, fut rescapé des camps soviétiques[2] ?
Me Lef Forster : – Les termes de comparaison sont nombreux, et ils sont posés par des « génocidaires » et leurs séides, à commencer par le premier d’entre eux, le colonel Théoneste Bagosora, surnommé « Colonel Apocalypse ». Ses écrits racistes comparant de prétendus caractères somatiques des Juifs et ceux des Tutsi vont peser dans l’enquête du juge Bruguière. Dès le mois d’avril 1994, l’historien Jean-Pierre Chrétien a parlé d’un « nazisme tropical ». Ce racisme trouvera de puissants relais en France. Le polémiste Pierre Péan qui « accompagnait » et médiatisait les thèses du juge donnera un vernis d’intellectualité à cette idéologie nauséabonde. Dans cette affaire, et jusqu’à l’arrivée des juges Marc Trévidic et Nathalie Poux, deux magistrats indépendants et intègres, la justice fonctionnera comme une machine formatée pour s’acharner à prouver la culpabilité de personnes dont rien de sérieux ne justifiait le statut d’accusés. Il fallait s’acharner sur des militaires Tutsi. Si on y ajoute le rôle d’officiers français mus par l‘idéologie racialiste au sein d’une armée où on a découvert des faux, comme dans l’autre Affaire du siècle précédent, d’universitaires et de journalistes davantage obsédés de faire triompher la thèse de l’état-major proche du président de la République, d’officines de renseignement dévoyées, la comparaison de l’enquête Bruguière avec « l’Affaire » est saisissante, même s’il faut se méfier des anachronismes.
AFRIKARABIA : – Pourquoi publier ce livre « Le Cri du Falcon » pratiquement trente ans après le génocide des Tutsi, deux ans après que l’interminable enquête initiée par le juge Bruguière en 1998 se soit définitivement soldée par un non-lieu ? [3]
Me Lef Forster : – Interrogez plutôt mon confrère et ami Bernard Maingain qui a rédigé ce livre de plus de 500 pages très denses, résumant des dizaines de milliers de feuilles de procédure…
Bernard Maingain : « il fallait enfin lever le voile sur la réalité de ce dossier où tout fut manipulation et mensonge »
Me Bernard Maingain : – J’ai estimé, et mes clients aussi, qu’il fallait enfin lever le voile sur la réalité de ce dossier où tout fut manipulation et mensonge venant toujours du même clan des génocidaires et de leurs protecteurs. Les preuves sont au dossier et tout indique qu’il fallait rechercher les auteurs du forfait dans le groupe des génocidaires et de leurs protecteurs. Cela permettait aussi de tordre définitivement le cou à la théorie du doute née dans la défaite fracassante des extrémistes génocidaires. Cela permettait enfin de dévoiler le vrai visage des auteurs de ces tromperies qui font encore illusion dans certains cercles nostalgiques des théories ethnistes.
AFRIKARABIA : – Revenons donc au point de départ. Le 6 avril 1994, l’avion Falcon 50 qui transporte le président rwandais Juvénal Habyarimana et son homologue burundais Cyprien Ntaryamira est abattu par un tir de missiles alors qu’il se trouve en phase d’approche de l’aéroport de Kigali. Dans un pays travaillé depuis longtemps par la propagande et les milices anti-tutsi, l’attentat est attribué aux Casques bleus belges de la MINUAR et aux Tutsi du Front patriotique rwandais[4]. C’est le détonateur du génocide des Tutsi du Rwanda et du massacre de l’opposition démocratique hutu. Le bilan : environ un million de morts en cent jours, les trois quarts des Tutsi, environ 14% des Rwandais. Jamais l’industrie de mort nazie n’avait exterminé autant de Juifs en un délai aussi court. Comment le célèbre juge antiterroriste français Jean-Louis Bruguière est-il amené à ouvrir un dossier d’instruction ?
Me Bernard Maingain : – Vous venez de le souligner, en 1994, la vitesse, l’extrême cruauté et la terrible efficacité du génocide des Tutsi du Rwanda ainsi que la lâcheté de la communauté internationale qui retire très vite la quasi-totalité des Casques bleus sous pression du gouvernement belge focalisent l’attention de l’opinion publique en Occident. Il fallut quand même un million de morts Tutsi pour qu’elle s’intéresse au sort des Rwandais tutsi. C’est très cher payé.
[…] « Il fallut un million de morts Tutsi pour que la communauté internationale s’intéresse au sort des Rwandais tutsi. C’est très cher payé »
Très tôt, les enquêtes menées par l’auditorat militaire belge et aussi les informations transmises par la DGSE désignent les extrémistes hutu comme vraisemblables auteurs de l’attentat. Pourtant en France, dès le début du mois d’avril 1994, une première opération de désinformation – dépourvue d’éléments factuels – signée de l’ambassadeur Marlaud, accuse le Front patriotique rwandais. En même temps, la radio de la haine, RTLM, désigne les Belges de la Minuar et des Tutsi rwandais comme auteurs de l’attentat, en même temps qu’un coup d’état sanglant est réalisé.
Très vite, l’opération d’enfumage portée par le chef mercenaire Paul Barril ne cessera de s’amplifier. Paul Barril est retrouvé à tout moment dans ce dossier.
Pour ce qui est de l’enquête tronquée, c’est Paul Barril qui sera derrière la plainte déposée en France par sa cliente, Agathe Habyarimana, veuve du chef de l’Etat rwandais, puis, après le refus de la justice de la recevoir, qui sera derrière une nouvelle plainte avec constitution de partie civile le 31 août 1997 par Brigitte Minaberry, la veuve du co-pilote du Falcon 50. Cette seconde plainte est jugée recevable et entraîne la désignation du juge Jean-Louis Bruguière pour investiguer sur l’attentat qui a notamment causé la mort de trois Français, le pilote Jacky Héraud, le co-pilote Jean-Pierre Minaberry et le chef mécanicien Jean-Michel Perrine.[5] Madame Habyarimana, ses enfants et une partie de sa parentèle vont s’associer à cette plainte. Ils en profiteront pour influencer le juge de façon surprenante.
De son côté, Paul Barril interviendra aux étapes cruciales de l’enquête pour accabler le FPR, comme nous le notons dans notre livre. Etonnamment, le premier magistrat instructeur ne lui demandera jamais ce qu’il faisait au Rwanda au moment de l’attentat et du génocide… Barril est l’homme de toutes les suspicions de tous les connaisseurs du dossier et bénéficiera d’une surprenante mansuétude de l’appareil judiciaire français. Et il ne sera pas le seul dans cette situation.
« Madame Habyarimana, ses enfants et une partie de sa parentèle profiteront de la plainte pour influencer le juge de façon surprenante »
J’ajoute que cette procédure judiciaire se déploiera à géométrie variable. Au début, elle permet d’entraver l’enquête de la Mission d’information parlementaire française de 1998 qui, respectant le principe de la séparation des pouvoirs, s’interdit de convoquer Paul Barril pour l’interroger sur ses déclarations dans les médias. Ensuite, le juge Bruguière avança avec ses clichés et ses certitudes façonnées par certaines chapelles et reprit à son compte tous les poncifs des génocidaires.
AFRIKARABIA : – En 1998, à l’exception des rodomontades de Barril, personne ne sait vers quoi s’oriente l’enquête du juge Bruguière. Le secret de l’instruction semble bien gardé.
Me Lef Forster : – Disons plutôt que des journalistes sont particulièrement bien informés malgré le secret de l’instruction. Cette manipulation prend un certain relief en octobre 2000 à travers un article signé Pierre Péan, Christophe Nick et Xavier Muntz, qui annoncent : « Pierre Péan a retrouvé les traces des commanditaires de l’attentat qui déclencha le génocide des Tutsi rwandais. Le juge Bruguière aussi ! Ce ne sont pas du tout ceux qu’on croyait »[6]
Suit une série de désinformations pour instiller l’idée que le Falcon présidentiel a été abattu sur ordre de Paul Kagame. On y lit : « Le juge Bruguière possède aujourd’hui de très nombreux éléments qui prouvent exactement le contraire [le contraire de l’opinion générale] : l’avion a été abattu par un commando tutsi, sur l’ordre de l’actuel président du Rwanda, Paul Kagame, parfaitement conscient que cela entraînerait un massacre. »
« Les militaires FPR sont à l’origine du génocide… c’est la pierre d’angle du négationnisme de l’Etat français »
Et intervient cette phrase curieuse : « Mitterrand n’y était donc pour rien ».
Dès lors, on peut deviner le narratif judiciaire : pour le juge Bruguière, la messe est dite. L’Elysée est innocente. Les Tutsi sont responsables de leur propre malheur. Les militaires FPR, dont nos clients, sont à l’origine du génocide… C’est la pierre d’angle du négationnisme d’Etat, de l’Etat français et de ses affidés.
AFRIKARABIA : – En résumé, l’instruction judiciaire ne va suivre que cette piste ?
Me Bernard Maingain : – Pour nous, avocats qui n’avons pas accès au dossier, les « révélations accablantes » supposées émaner de l’enquête menée sous la houlette du juge Bruguière s’accumulent. Rappelons l’intervention retentissante d’un autre journaliste, Stephen Smith. Bénéficiant lui aussi d’heureuses fuites, du moins en apparence, il célèbre à sa façon dans « Le Monde » la dixième commémoration du génocide des Tutsi par une incroyable révélation : la boîte noire du Falcon présidentiel aurait été récupérée par des Casques bleus et cachée à New York dans un bureau de l’ONU.
C’est un scoop au retentissement mondial. Sauf que la manipulation finira par éclater au grand jour : il s’agit de la « boîte noire » d’un Concorde qui a été portée par une main anonyme (quoique…) et discrètement introduite au siège de l’ONU. Cette fausse boîte noire participe à la machine à intox. Jusqu’aujourd’hui, les auteurs d’un tel « chantier de manipulation» [7] dorment tranquilles…
Par contre, la rédaction du « Monde » s’excuse et Stephen Smith quitte discrètement son poste. Mais il n’a jamais présenté d’excuses et il sera recyclé comme préfacier de l’ouvrage récent de Michaela Wrong.
Propos recueillis par Jean-François DUPAQUIER
Prochain article : Une « Bible » de la haine raciale pour soutenir le juge français
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1 – Bernard Maingain, « Le Cri du Falcon. Kigali, 6 avril 1994. Un crime judiciaire d’Etat », préface de Lef Forster, Éditions Histoires et Images, Kigali-Rwanda, avril 2024.
2 – Ada, sa mère, a été sauvée d’Auschwitz sur la liste de Schindler. Heinrich, son père, a été libéré après avoir été détenu dans des camps dans l’Oural et en Sibérie après le pacte germano-soviétique. Léon-Lef Forster est familièrement appelé par ses amis Lef. Lire :
https://www.liberation.fr/societe/2010/05/04/merlin-l-enchanteur_624033/?redirected=1&redirected=1
Sur « l’Affaire », lire notamment Vincent Duclert, « L’Affaire Dreyfus », Ed. La Découverte, Paris.
3 – En 2018 les juges d’instruction qui ont succédé à Jean-Louis Bruguière puis à Marc Trévidic prononcent un non-lieu général, mais les parties civiles le contestent. Le non-lieu devient définitif en 2020.
4 – Selon le colonel Bagosora, l’attentat a été organisé conjointement par le Front patriotique et les Casques bleus belges.
5 – Le 27 mars 1998, Irène Stoller, Premier substitut du TGI de Paris, désigne le célèbre juge d’instruction antiterroriste Jean-Louis Bruguière, 1er vice-président du TGI, d’ouvrir une information judiciaire contre X du chef « d’assassinat en relation avec une entreprise terroriste ».
6 – Pierre Péan, Christophe Nick et Xavier Muntz : « Bruguière traque le président rwandais. Pierre Péan a retrouvé les traces des commanditaires de l’attentat qui déclencha le génocide des Tutsi rwandais. Le juge Bruguière aussi ! Ce ne sont pas du tout ceux qu’on croyait » Le Vrai Papier Journal, octobre 2000. Accessible sur :
https://l-hora.org/fr/bruguiere-traque-le-president-rwandais-pierre-pean-christophe-nick-xavier-muntzle-vrai-papier-journal-octobre-2000
7 – Dans le jargon policier, un « chantier » est une enquête biaisée pour fabriquer de toutes pièces un coupable, en violation de toutes les règles déontologiques.