Dans « Le Cri du Falcon », un livre dévoilant par le menu les extravagantes méthodes du juge « antiterroriste » Jean-Louis Bruguière, l’avocat Bernard Maingain montre comment la justice française a été dévoyée par la passion raciste.
AFRIKARABIA : – Pendant des années, vous, les deux avocats des hauts gradés de l’Armée patriotique rwandaise, ne connaissez du dossier d’instruction du juge Bruguière que les « révélations » distillées par des journalistes amis du juge ?
Me Lef Forster : – A ce sujet, il se produisit un épisode notable. En 2005, le polémiste Pierre Péan, qui bénéficie encore d’une réputation – usurpée – de champion de l’investigation, publie le livre « Noires fureurs, Blancs menteurs ». Ce brûlot se présente à la fois comme le résumé de l’enquête Bruguière sur base de fuites bienvenues et une sorte d’explication générale du génocide, de ses causes et de ses conséquences, en recourant à tous les poncifs du négationnisme.
Il se trouve que je connais bien le négationnisme. J’étais intervenu pour dénoncer le négationnisme de l’écrivain britannique Bernard Lewis qui niait le génocide arménien à une époque où la loi française ne sanctionnait pas ce genre d’imposture. J’avais évidemment lu des textes d’une rare infamie de négationnistes de la Shoah et je me croyais « vacciné ». Pourtant j’ai été stupéfait par le contenu nauséabond du livre de Péan, au point d’en avoir la nausée. Ses considérations sur de prétendues caractéristiques somatiques des Tutsi renvoyaient aux textes antisémites les plus délirants.
« J’ai été stupéfait par le contenu nauséabond du livre de Péan, au point d’en avoir la nausée »
Péan écrivait notamment que « la culture du mensonge et de la dissimulation dominent toutes les autres chez les Tutsi et dans une moindre part, par imprégnation, chez les Hutus. Dès leur plus tendre enfance, les jeunes Tutsi sont initiés à la réserve, au mensonge, à la violence et à la médisance. C’est ce qui fait de cette race l’une des plus menteuses qui soit sous le soleil ».
En quelque sorte, Péan fait la courte échelle à Bruguière et Bruguière fait la courte échelle à Péan. Mais, pire encore, ce texte est reçu en France sans état d’âme par ce que le racisme domine encore (toujours ?) les sociétés française et… belge.
AFRIKARABIA : – Dans « Le Cri du Falcon », vous publiez par ailleurs un florilège des déclarations de Pierre Péan…
Me Bernard Maingain : – Ce dernier ajoutait dans son brûlot antitutsi que la diaspora tutsi « effectuait un lobbying très efficace en guidant de très belles femmes tutsi vers des lits appropriés. » Les femmes tutsi avaient donc selon Péan une sorte de gène de la prostitution. Et tout ça portant en outre l’estampille « enquête Bruguière », pour « démontrer » que les Tutsi avaient abattu le Falcon présidentiel afin de déclencher délibérément l’extermination de leur propre groupe.
Air connu : Hitler qualifiait sa politique de « guerre juive », il accusait les Juifs d’avoir agressé l’Allemagne qui ne faisait que se défendre par tous les moyens appropriés. Lorsqu’on compare ces propos à ceux tenus par les négationnistes sur la colère spontanée des Hutu après la mort de leur leader Habyarimana, on comprend que les mêmes recettes négationnistes construisent les tragédies génocidaires. Et aujourd’hui, la même histoire se répète à l’Est du Congo. Les génocidaires ne renoncent jamais à leur délire exterminateur. Seule l’éducation sur plusieurs générations permettra d’éradiquer ce virus.
« Les génocidaires ne renoncent jamais à leur délire exterminateur »
AFRIKARABIA : – Le livre de Pierre Péan a provoqué l’indignation des antiracistes. Vous avez porté plainte contre lui au nom de SOS-Racisme pour incitation à la haine raciale. Pourtant le tribunal vous a déboutés en première instance, en appel et encore en cassation. Vous en pensez quoi ?
Me Lef Forster : – Il semble qu’en France on puisse encore lancer en toute impunité contre les Tutsi des qualificatifs qui seraient lourdement sanctionnées visant les Juifs. La double tare des Tutsi serait-elle d’être Tutsi et noirs, les bases les plus profondes du racisme suprémaciste européen ?
La Justice est une alchimie complexe rendue « au nom du peuple français ». La politique effarante menée par l’Elysée au Rwanda était aussi menée « au nom de la France ». Dans mon « Pays des Lumières », c’est une source de méditations. On ne peut se résigner à la France de Vichy ni à celle qui se complait dans ce racisme prédateur.
« On ne peut se résigner à la France de Vichy »
AFRIKARABIA : – Que vous inspire le jugement qui globalement innocente Pierre Péan de l’accusation d’incitation à la haine raciale ?
Me Bernard Maingain : – L’affaire Péan est, et restera, le dossier de la reconnaissance judiciaire, dans la capitale des Lumières, du droit d’identifier une communauté noire en utilisant les pires clichés racistes et xénophobes et, de surcroît, tous ceux auxquels les propagandistes génocidaires ont recours traditionnellement : la culture du mensonge, les femmes lascives qui se coulent dans les lits des Blancs, les infiltrés… La propagande de Péan était d’une fidélité absolue à toutes ces images nauséabondes que l’on croyait obsolètes.
« Les discours de la haine, no pasdaram ! »
L’auteur de « Noires fureurs… » avait même fait référence à l’autorité morale des coloniaux du début du XXe siècle et à quelques rexistes[1] antisémites qui reportaient sur les Tutsi, leurs a priori concernant les Juifs. « La haine du Juif est une passion » disait Jean-Paul Sartre, et comme toute passion, elle est pulsionnelle et tourne en boucle en frappant indifféremment les Juifs et leurs assimilés, les Tutsi, la race hamitique prétendument perverse de la région des Grands Lacs.
Après ces décisions, des magistrats français nous ont exprimé leur incompréhension et leur solidarité. L’un d’eux nous a même présenté ses excuses au nom de sa corporation. Le dossier Péan a une vertu majeure. Il est une étape indispensable dans la lutte contre le racisme anti tutsi. Les discours de haine, no pasarán. On s’est tous mis en marche.
« Ce qui est curieux, c’est que ces écrits racistes et infamants ne constituaient que l’entrée du dossier Bruguière »
Ce qui est aussi curieux avec le procès Péan, et au risque de surprendre, c’est que ces écrits racistes et infamants ne constituaient que l’entrée du dossier Bruguière, comme s’ils constituaient un nécessaire préalable. Le plat de résistance allait nous être servi par la suite. Car le livre relayait la thèse selon laquelle le FPR avait abattu l’avion Falcon du président Habyarimana, le 6 avril 1994 en soirée.
Ceux-là mêmes qui allaient arrêter, seuls, le génocide perpétré contre les Tutsi étaient désignés comme étant à l’origine de l’événement déclencheur du génocide ! Ils portaient, dès lors, tout le poids de la tragédie rwandaise et du génocide dont leur propre communauté avait été la victime. L’acte fondateur du négationnisme gisait dans cette accusation atroce.
« Ce dossier accumulait les tricheries, les vices de procédure, voire les manipulations »
François Mitterrand et sa cour apparaissaient comme des politiques lucides, et les Tutsi et leurs leaders étaient frappés par la malédiction de leur propre turpitude. Une réécriture de l’Histoire qui visait à réhabiliter Mitterrand et les siens parmi lesquels, bien entendu, un certain Hubert Védrine. Il nous est apparu peu à peu que ce dossier accumulait les tricheries, les vices de procédure, voire les manipulations.
Propos recueillis par Jean-François DUPAQUIER
A suivre
Prochain article : Vénuste Abdul Joshua Ruzibiza, un mythomane dont deux universitaires français tiraient les ficelles en coulisse
Pour consulter le début de l’interview : http://afrikarabia.com/wordpress/i-genocide-des-tutsi-du-rwanda-revelations-sur-le-scandale-bruguiere/
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[1] Le Front populaire de Rex, plus couramment appelé Rex, est un ancien mouvement politique d’extrême droite, nationaliste et antibolchévique belge, actif entre les années 1930 et 1945.