Un livre de Colette Braeckman rend hommage à cet homme aussi compétent que courageux, rendu encore plus vulnérable par l’incurie de la communauté internationale.
La scène se passe le 25 octobre 2012 à Bukavu, la capitale du Sud-Kivu (République démocratique du Congo) au domicile du médecin-gynécologue congolais Denis Mukwege. Cinq hommes armés se sont introduits, ont maîtrisé la famille, les boys, le gardien. En embuscade, ils attendent le retour du maître de maison. Quelques jours plus tôt, le Dr Mukwege a une nouvelle fois dénoncé les viols massifs commis dans la région, en toute impunité, par les diverses factions armées qui veulent ainsi terroriser les populations. L’enjeu de ces viols innombrables : bien plus que la satisfaction de pulsions brutales, le contrôle des énormes richesses du sous-sol : or, diamant, cassitérite…
La RDC, un quasi camp de concentration
Le docteur Mukwege, lui, répare les énormes lésions vaginales provoquées par des violeurs particulièrement vicieux, rassure les populations et, surtout, dénonce inlassablement les viols comme arme de guerre. Mauvais pour le bizness des chefs des bandes armées parmi lesquelles des groupes « rebelles », mais aussi des éléments des FARDC (Forces armées de la République démocratique du Congo), 200 000 soudards qui, dans les régions troublées, « se payent sur la bête ». Les militaires des FARDC ont presque des excuses : pointant le canon de leurs Kalashnikov rouillées, il copient, de façon individuelle et grossière, les prédations généralisées de ce qui s’appelle l’administration et « l’élite politique » de la RDC. Autant dire la direction de ce quasi-camp de concentration qu’est devenu la RDC pour les non-prédateurs.
Denis Mukwege fait partie de cette dernière catégorie. On a jusqu’alors toléré ses incartades, mais il vient de franchir la ligne rouge en dénonçant depuis la tribune de l’ONU la situation épouvantable faite aux habitants et tout particulièrement aux femmes. C’est grave : la communauté internationale risque de se réveiller…
Les « boules Quies » de la MONUSCO
Cette communauté internationale entretient à l’Est du Congo la plus grande force initialement dite « de maintien de la paix » depuis la guerre de Corée : 20 000 Casques bleus qui lui coûtent 1,5 milliard de dollars par an pour pas grand-chose. Pas grand chose ? Ca dépend du point de vue. Le Casque bleu, généralement issu d’une région pauvre du monde, peut se construire une belle maison au pays avec la partie de la solde que son propre gouvernement ne confisque pas, en y ajoutant divers trafics locaux. Etre Casque bleu au Congo « démocratique », c’est une rente, un peu comme traider à New-York, en infiniment plus petit et moins stressant. La nuit, les Casques bleus se retranchent dans leur camp. Le jour, les Casques bleus se retranchent dans leurs blindés dont il faut bien faire un peu tourner le moteur. Lorsque parfois, la nuit ou le jour, des Casques bleus de la MONUSCO entendent les hurlements d’une femme violée à qui en plus on coupe le clitoris, les seins, les lèvres (quand les violeurs n’achèvent pas leur « travail » en lui tirant une rafale dans le vagin), les Casques bleus de la MONUSCO dégainent leur arme de réaction massive : les boules Quies [prononcer Quiès]*. La MONUSCO a des excuses : le mandat de l’ONU n’autorise que l’autodéfense !
Il faudrait être fou pour s’attaquer aux hommes de l’ONU, à leurs mitrailleuses lourdes, leurs blindés, leurs hélicoptères. Ceux qui pratiquent le viol comme arme de destruction massive ne sont pas des fous, c’est leur façon de protéger leurs petites et grosses affaires. Il faut croire qu’elles prospèrent car depuis que les Casques bleus sont là, on a violé et souvent mutilé environ 500 000 femmes. Alors, dix de plus ou dix de moins… Bon, j’exagère, mais à peine.
L’ONU ? De la pub’.
C’est en 1999 qu’a été lancée la Mission de l’Organisation des Nations unies en République démocratique du Congo (MONUC). Pour dissimuler son bilan lamentable en terme de paix, on l’a rebaptisée en 2010 MONUSCO (Mission de l’Organisation des Nations unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo). Comme si on versait de la piquette dans une bouteille de champagne pour la « stabiliser ». Visiblement, ce n’est que de la pub’.
Des familles détruites par les viols publics
Comme gynécologue, le docteur Denis Mukwege fait en RDC un travail de Titan : il a soigné plus de 30 000 femmes qui ont été violées au nez et à la barbe de la MONUSCO. En rend compte un livre admirable de la journaliste belge Colette Braeckman (L’Homme qui répare les femmes. Violences sexuelles au Congo. Le combat du Dr Mukwege). On y lira que le médecin a été bien plus loin. Ce philanthrope a obtenu des crédits de certains gouvernements occidentaux sensibles à la compassion pour organiser des maisons d’accueil de ces femmes afin qu’elles échappent à leurs bourreaux et, dans la mesure du possible, réussissent à se reconstruire. Dans sa biographie du docteur Mukwege, Colette Braeckman n’est pas prolixe sur les horreurs qu’elles ont subi, mais en dit assez pour que chacun comprenne. On découvre le raffinement sadique de ces viols pour détruire la société, abolir toute norme civique et morale, transformer des populations en masses d’esclaves. Les mères sont violées devant leurs enfants, qui en restent traumatisés à vie. Devant leurs maris qui en sont détruits à leur façon, définitivement humiliés, dorénavant sexuellement impuissants.
A l’évidence, à Kinshasa, « on s’en fout ».
Pour les criminels qui ont mis la province du Nord-Kivu et ses alentours en coupe réglée (avec, pour le moins, l’abstention coupable du régime de Joseph Kabila), abattre le docteur Mukwege devenait une priorité. Déjà l’objet de cinq tentatives d’assassinat par le passé, il fallait procéder de façon plus « professionnelle ». D’où ce commando qui l’attendait le 25 octobre dernier à son domicile de Bukavu.
Au moment où les tueurs lui avaient braqué une arme sur la tempe, Mukwege a été sauvé par son gardien qui s’est interposé. Le gardien n’était pas un Casque bleu, c’était simplement un brave homme et un homme brave. Il a été abattu, la rafale n’a pas touché le médecin et dans la confusion, les tueurs se sont enfuis. Le Dr Mukwege a compris que sa vie ne valait plus rien en RDC. Il s’est réfugié à l’étranger, espérant bientôt revenir. Mais revenir dans quelles conditions ? Le régime de Kabila n’a même pas répondu à ses requêtes, aucune enquête sur cette tentative d’assassinat n’a été engagée. A l’évidence, à Kinshasa, « on s’en fout ».
Kabila, potentat infréquentable
Le Congo « démocratique » est dans son ensemble un pays abusé par ses élites, par les compagnies minières, par la communauté internationale, par de nombreux acteurs nationaux ou étrangers c’est-à-dire finalement par tout le monde, vous, moi… qui n’allons pas hurler notre indignation à la porte de nos gouvernants. Et pourtant ce pays magnifique produit des héros risque-tout, comme Albert Prigogine Ngezayo, assassiné à Goma le 13 mars 2008 sur les directives de dignitaires du pouvoir congolais ou Floribert Chebeya, fondateur de l’ONG La Voix des sans-voix, liquidé sur ordre d’un général congolais – qui n’a pas été inquiété – en juin 2010 (le procès des assassins « de base » tourne à une farce monumentale). La tentative d’assassinat du Dr Mukwege s’inscrit dans cette logique de gang qui a remplacé l’Etat. En RDC, héros rime avec tombeau. Sauf que le dernier complot contre le Dr Mukwege est l’histoire de trop pour le régime Kabila, potentat disqualifié, discrédité, falsificateur d’élections, infréquentable.
Des ONG comme autant de mouches à merde
De nombreux journalistes expérimentés et influents ont exprimé leur admiration au Dr Mukwege et exprimé leur dégoût de l’impunité de la dernière tentative d’assassinat. Mais aucun n’a eu l’intelligence et la profondeur historique de Colette Braeckman. Son livre « L’Homme qui répare les femmes. Violences sexuelles au Congo. Le combat du Dr Mukwege » ne constitue pas, comme certains l’ont écrit un peu vite, une biographie. Il s’agit d’une fresque de l’abomination. Il ne suffit pas de proclamer Bukavu « capitale mondiale du viol ». Il ne suffit pas, pour répondre au sentiment d’une conscience universelle outragée, de faire de cette tragédie un « fromage humanitaire » qui fait prospérer, comme des mouches à merde, quelque quatre cents ONG devenues en quelques années « spécialistes de la femme violée » en recyclant de jeunes chômeurs européens balancés « logisticiens » sur le terrain du Kivu.
Le problème est de savoir qui est responsable de ce désastre. Et une nouvelle fois, il faut parler du rôle de la France dans la région et du génocide des Tutsi du Rwanda. Car le viol massif comme moyen de guerre totale n’a pas été inventé au Kivu. C’est une stratégie importée par les génocidaires rwandais, comme le relève Colette Braeckman, aussi bien dans son livre comme dans ses articles du quotidien Le Soir et sur son blog.
Responsabilité ou irresponsabilité française
Le Rwanda d’avant-génocide, tenu à bout de bras par les militaires français de l’opération Noroît puis Turquoise qui trouvaient le régime Habyarimana si sympathique et défendable (revoir les livres des généraux Lafourcade, Tauzin, du colonel de réserve Hogard), dissimulait sous un vernis saint-sulpicien une condition souvent abjecte faite aux femmes. Le viol y était dissimulé et inavouable mais fréquent, et l’impunité des violeurs à peu près totale (Cf. le livre « L’Agenda du génocide », Ed. Karthala). Le recours à des viols massifs et à des mutilations sexuelles à grande échelle contre les femmes tutsi durant le génocide n’était pas le résultat d’une quelconque invention de masse. Dans son journal extrémiste (Ikinani) censuré dès sa sortie d’imprimerie en 1993, le capitaine Pascal Simbikangwa se réjouissait par exemple que la Première ministre de l’époque, Agathe Uwilingiyimana, avait été, étudiante, l’objet d’un viol collectif dans le dortoir de son internat de Butare. Elle n’était pas la seule en ce cas. Sous Habyarimana, les « femmes libres » périodiquement raflées par policiers et militaires étaient généralement « sermonnées » au moyen de viols collectifs. Tout comme la plupart des femmes arrêtées en 1990 à Kigali et ailleurs comme « complices » ( ?) après l’attaque du Front patriotique rwandais.
La France a-t-elle participé à l’armement des auteurs de viols massifs ?
L’Opération « militaro-humanitaire » Turquoise, en permettant à l’armée rwandaise et aux miliciens interahamwe de se retirer au Zaïre en bon ordre, a durablement déstabilisé la région. Les « génocidaires » n’ont pas tardé à mettre le Kivu en coupe réglée en se servant du viol et des mutilations sexuelles comme arme de destruction massive. Comme l’explique si bien Colette Braeckman, ils ont propagé cette méthode à leurs alliés du moment contre le Rwanda, tels les miliciens Maï-Maï, les militaires des Forces armées congolaises ou d’autres groupes armés.
Les anciennes Forces armées rwandaises (FAR), rebaptisées Armée de libération du Rwanda (ALIR) puis Forces démocratiques pour la libération du Rwanda (FDLR) ont poursuivi ces crimes sexuels de masse qui leur permettaient d’exploiter à leur profit et en toute impunité les ressources minières du Kivu. Pour ce qui est du gouvernement français, il n’est pas inutile de rappeler que lorsque les enquêteurs de l’ONU ont voulu, en 2008, documenter les ramifications des FDLR en France, on leur a même été refusé d’identifier les 21 destinataires de communications qui ressortaient des écoutes téléphoniques menées par les services de l’ONU au Kivu (1). Sans pouvoir en fournir des preuves écrites, la Commission d’enquête citoyenne française et la journaliste Colette Braeckman ont eu des informations selon lesquelles la France aurait contribué à leur armement. Ce qui est par contre certain, c’est que les dirigeants politiques des FDLR coulent des jours paisibles en région parisienne, malgré les soupçons très documentés qui pèsent sur certains d’avoir participé au génocide des Tutsi.
« Les FDLR se sont dotés à l’étranger d’une structure politique « propre » (non impliquée dans le génocide) »
Le 12 mars 2008, lorsque le Conseil de sécurité de l’ONU s’est intéressé aux groupes armés hutus rwandais opérant dans l’est de la République démocratique du Congo, c’est la France qui a rédigé la résolution 1804 qui « exige que tous les membres des FDLR, ex-FAR/Interahamwe et autres groupes armés rwandais qui opèrent dans l’est de la RDC déposent immédiatement les armes. » Contre ces propagateurs de violences sexuelles de masse, Paris a ainsi fait preuve d’une duplicité remarquable. Comme l’écrivait le quotidien Le Monde dans son édition du 26 novembre 2009, « un rapport d’experts mandatés par l’ONU a mis en évidence l’important réseau international sur lequel ils [les FDLR] s’appuient. Le texte, examiné à huis clos par le Conseil de sécurité, mercredi 25 novembre, n’a pas été rendu public. Selon une copie dont Le Monde a possession, il montre l’étendue du réseau à l’étranger de la rébellion hutue rwandaise. Celle-ci a été créée autour d’un noyau de miliciens et d’ex-soldats impliqués dans le génocide rwandais de 1994. Avec le temps, ces « génocidaires » ont été rejoints par de nouvelles recrues dans l’est de la RDC, où ils ont longtemps opéré.
Parallèlement, les FDLR se sont dotés à l’étranger d’une structure politique « propre » (non impliquée dans le génocide), de réseaux de soutien et de financement dans une vingtaine de pays décrits par les experts mandatés par les Nations unies. » La France apparaissant au premier rang dans l’échelle de complicité.
On comprend que le Dr Mukwege, homme qui témoigne et dénonce, dérange bien des autorités, pas seulement à Kinshasa mais aussi accessoirement en France, un pays qui souffre d’avoir une des classes politiques les plus futiles, les plus engagées dans le soutien au génocide des Tutsi et des plus cyniques du monde occidental.
C’est un volet qui n’apparaît guère dans l’ouvrage par ailleurs excellent de Colette Braeckman. On le résumera en observant que notre consoeur documente parfaitement l’incurie générale devant les violences sexuelles au Congo. Il y a tout lieu de penser que Denis Mukwege, médecin chef à l’hôpital de Panzi (Sud Kivu), soignera à nouveau gratuitement des femmes victimes de violences sexuelles, vagins détruits et âmes mortes. Mukwege n’a pas fini de parcourir le monde pour témoigner de la souffrance de ces femmes et expliquer comment, au Congo, le viol est utilisé comme arme de guerre, pour démoraliser, humilier et finalement soumettre une population. La solution de son problème personnel de survie ne tient pas à la présence de gardes du corps, ni même d’une escouade de Casques bleus. S’il est tellement en danger, c’est que sa voix se perd dans l’incurie de la communauté internationale.
Jean-François DUPAQUIER
(1) Extrait du Rapport intermédiaire des experts de l’ONU sur la RDC S/2009-253 : « The Group calculated 21 phone numbers in France that have been in contact with FDLR military satellite phones between September 2008 and August 2009. The Group has made several requests to the French government since September 2008 to ask for these numbers to be identified, but is still waiting for relevant feedback. In particular, the Group notes that it was unable to obtain any relevant information from the French authorities regarding Mr Mbarushimana, who was designated by the Committee in March 2009. The Group also notes that Emmanuel Ruzindana and Ngirinshuti Ntambara, reportedly the Political Affairs and Foreign Affairs commissioners of the FDLR’s executive commission, are – among others still being identified by the Group – also resident in France. The Group stresses the importance of obtaining access to relevant information from the French authorities in order to exclude the conclusion that France is being used as a base for the activities of FDLR leaders and supporters in the diaspora. »
* Pour ceux qui l’ignoreraient, la « boule Quies » (célèbre marque déposée, mais dénomination générique) est un bouchon souple qu’on se glisse dans l’oreille pour ne plus entendre les bruits extérieurs
Colette Braeckman, L’Homme qui répare les femmes. Violences sexuelles au Congo. Le combat du Dr Mukwege, André Versaille éditeur, 160 p., 14,90 €.