Dans « Le Cri du Falcon », un livre dévoilant par le menu les extravagantes méthodes du juge « antiterroriste » Jean-Louis Bruguière, l’avocat Bernard Maingain relève le rôle de journalistes et d’universitaires qui, à l’évidence, accentuaient les erreurs du magistrat.
AFRIKARABIA : – Vous rappelez dans votre livre « Le Cri du Falcon » n’avoir découvert l’ampleur des aberrations de « l’enquête Bruguière » qu’en novembre 2006, soit huit ans après son ouverture ?
Me Lef Forster : – Le 16 novembre 2006, le juge Bruguière émettait une ordonnance ayant pour objet la délivrance de neuf mandats d’arrêt internationaux à l’égard de hauts gradés de l’armée rwandaise.[1] Dans un texte de 64 pages réécrivant l’histoire du Rwanda – pays où il avait estimé inutile de se rendre – il stigmatisait, sans pouvoir le poursuivre, le président Paul Kagame, protégé par son statut de chef d’Etat. Le plus étrange fut que cette pièce de procédure fut abondamment distribuée en intégralité sur les réseaux sociaux. Cette violation majeure du secret de l’instruction n’a jamais justifié l’ouverture d’une enquête pour comprendre l’origine de cette fuite. En tous cas, c’était la preuve que nous allions nous attaquer à un réseau sacrément puissant.[2]
AFRIKARABIA : – L’ordonnance du juge reprend à peu près le contenu du livre « Noires fureurs… », les considérations raciales en moins ?
Me Bernard Maingain : – L’affirmation péremptoire que le Front patriotique rwandais serait le bénéficiaire de l’attentat était tellement contraire à la réalité militaire, politique et sociale, qu’il en devenait caricatural. Plus encore venant d’un juge d’instruction qui ne s’était pas rendu au Rwanda. Et qui n’avait ordonné aucune expertise balistique, ce que nous allions découvrir plus tard. Le génocide des Tutsi apparaissait comme le résultat d’une colère populaire spontanée.
« L’ordonnance du juge Bruguière n’était rien de moins que le Storytelling des génocidaires »
L’ordonnance du juge Bruguière n’était rien de moins que le Storytelling des génocidaires. Comment le juge pouvait expliquer le déclenchement coordonné du génocide à différents endroits du Rwanda dès l’après midi du 6 avril 1994 et quasi immédiatement après l’attentat avant même que la nouvelle ne soit répandue dans les radios ? Comment pouvait-il expliquer le coup d’Etat sanglant ? Et l’assassinat des opposants dont la première ministre ? Comment pouvait-il expliquer la mort des dix Casques bleus et les accusations de complicité dans l’attentat formulées par RTLM à l’encontre du contingent belge ?
Lef et moi avions aussitôt demandé à avoir accès au dossier. Ce qui nous a été refusé : il fallait que nos clients se présentent au bureau du juge. La mentalité du juge, c’est celle du dominant qui convoque les bourgeois de Calais, mais à peau noire.
« La mentalité du juge, c’est celle du dominant qui convoque les bourgeois de Calais, mais à peau noire »
Pour répondre précisément à votre question, en 2006 nous restions loin de mesurer l’ampleur des manipulations entourant l’instruction judiciaire.
AFRIKARABIA : – Vous racontez avoir dû attendre deux ans de plus, avec l’arrestation en Allemagne de Rose Kabuye, la chef du protocole du président Kagame et son transfert en France. Soit dix ans après le début de l’enquête.
Me Bernard Maingain : Ce fut une expérience tellement intense qui débuta dans les geôles de Francfort et se termina par des danses du Rwanda sur le pont Saint-Michel. En novembre 2008, le juge Bruguière avait quitté son poste, remplacé par Marc Trévidic, un magistrat d’une intégrité et d’une indépendance absolues. Et les faux-témoins qui accusaient Rose Kabuye d’avoir participé à l’attentat, héros de Pierre Péan et d’un autre livre téléguidé par deux universitaires français[3], eux aussi, semble-t-il assez proches de Pierre Péan et de Stephen Smith, venaient de reconnaître qu’ils avaient menti sur son implication. Patatras le temps de quelques interviews et l’instruction Bruguière prenait l’eau. Et ce n’était que le début de la débâcle judiciaire de l’enquête Bruguière.
AFRIKARABIA : – Vous faites allusion à l’un des principaux accusateurs du président Kagame, un certain Vénuste Abdul Joshua Ruzibiza qui se présentait comme un lieutenant de l’Armée patriotique rwandaise, ancien membre d’un « Network Commando » [commando d’élite] déclarant au juge avoir participé à l’attentat contre le Falcon. Il a d’abord été cité par le journaliste Stephen Smith dans son faux scoop de 2004. Il est ensuite exploité par Pierre Péan. En 2005, Il est le héros d’un livre préfacé par la sociologue Claudine Vidal et postfacé par le sociologue André Guichaoua[4]. Il s’y étendait sur des « crimes commis depuis 1990 par Paul Kagame et des éléments extrémistes du FPR »…
Me Bernard Maingain : – C’est effectivement une des « perles noires » de l’enquête Bruguière. Ce Rwandais, Vénuste Abdul Joshua Ruzibiza, vient dire au juge qu’il a participé à l’attentat. Jean-Louis Bruguière prend sa déposition pour argent comptant et le laisse repartir les mains dans les poches sans le mettre en examen. Etonnant. Plus encore, le chef des enquêteurs, le commissaire Pierre Payebien, soutient l’exfiltration du terroriste en aveux et recommande, semble-t-il, qu’il bénéficie d’un statut confortable de réfugié politique en Norvège.
« Je n’ai jamais vu dans aucune procédure qu’un enquêteur viole le secret de son travail et organise des relations privilégiées entre un criminel (autoproclamé) en aveux, et deux universitaires »
Toujours hors procédure, Payebien transmet ses coordonnées à l’universitaire André Guichaoua, qui se répand à l’époque dans les médias pour accuser sans la moindre preuve Paul Kagame de l’attentat. Je n’ai jamais vu dans aucune procédure qu’un enquêteur viole le secret de son travail et organise des relations privilégiées entre un criminel (autoproclamé), en aveux, et deux universitaires.
AFRIKARABIA : – Il apparaît que vous vous êtes démenés pour démontrer le véritable statut de Ruzibiza dans l’APR ?
Me Bernard Maingain : – L’Armée patriotique rwandaise a énormément d’archives. Il est apparu que Ruzibiza était brancardier et se trouvait, le 6 avril 1994, à des dizaines de kilomètres de Kigali. Il reconnaît avoir totalement inventé son récit, puis se ravise tout en maintenant qu’il n’a jamais été à Kigali le 6 avril. Bref, son témoignage s’effondra lamentablement.
« Dans d’autres universités de par le monde, Claudine Vidal et André Guichaoua seraient morts de honte »
Dans d’autres universités de par le monde, Claudine Vidal et André Guichaoua auraient reconnu avoir été « enfumés » par un mythomane. Ils seraient morts de honte et/ou auraient présenté des excuses. Pas eux. En France ils continuent à jouer les donneurs de leçons et il leur arrive d’être témoins de contexte dans les procès des génocidaires. Mais quel contexte ? Celui de Ruzibiza ? Dans pratiquement tous les procès de génocidaires à Paris, André Guichaoua est invité par le président de la cour d’assises à éclairer les jurés et questionné par lui avec déférence. Après un échec pareil et une telle participation à l’intoxication anti FPR, quelle légitimité ces enseignants ont-ils encore ?
AFRIKARABIA : – Enfin mis en mesure de consulter le dossier d’instruction, vous racontez dans « Le Cri du Falcon » aller de surprise en surprise…
Me Bernard Maingain : – Vous pouvez même dire que nous allons d’effarement en stupéfaction. Et nous supposons qu’il en fut de même pour le juge Trévidic aussi. Peu après l’interpellation de Rose Kabuye et sa libération, nous avons accès à toutes les pièces du dossier. Cet énorme dossier (des dizaines de milliers de pages) est effarant de présupposés purement idéologiques, quasiment dictés par les principaux organisateurs du génocide.
« Dans d’autres universités de par le monde, Claudine Vidal et André Guichaoua seraient morts de honte »
Ils sont interrogés par le juge et son équipe dans la prison du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) à Arusha, à commencer par Théoneste Bagosora surnommé avant même le génocide « Colonel Apocalypse ». Leurs explications sont écoutées par l’équipe française. Aux yeux du juge et de son chef enquêteur, le commissaire Payebien, ces hommes qui seront condamnés pour génocide passent pratiquement pour des victimes du « diabolique » Kagame !
Me Lef Forster : – On commence à entrevoir que le juge Bruguière et son équipe d’enquêteurs n’ont pas pris les précautions les plus élémentaires lors de l’instruction, aveuglés sans doute par l’ambiance franchement anti FPR et anti Tutsi qui régnait à Paris.
« Aux yeux du juge et de son chef enquêteur, le commissaire Payebien, ces hommes qui seront condamnés pour génocide passent pratiquement pour des victimes du « diabolique » Kagame ! »
Lorsque le 15 février 2022, plus de 24 ans après le dépôt de plainte initiale, la Cour de cassation validera définitivement le non-lieu envers les neuf prévenus, Jean-Louis Bruguière n’était plus juge depuis longtemps. Il ne fera aucun commentaire.
AFRIKARABIA : – Le chef mercenaire Paul Barril apparaît dans l’enquête Bruguière…
Me Bernard Maingain : – Oui, et son dernier livre, « Paroles d’honneur », reprend toutes ses rodomontades. Dans ses ouvrages, il démontre que ses compétences de gendarme s’arrêtent clairement au seuil de la méthodologie anthropologique. Cet homme livre une analyse du Hutu et du Tutsi digne du sieur Péan. Ceci précisé quant à sa lecture racialiste, le lecteur retiendra surtout que Barril est présent en permanence dans le dossier et son rôle n’a finalement jamais été éclairci alors que nous le considérons comme un authentique suspect.
AFRIKARABIA : Nous ne pouvons, même dans le cadre d’une longue interview, faire la liste des anomalies de l’enquête. Pouvez-vous n’en citer que deux ?
Me Bernard Maingain : – J’ai déjà parlé du « lieutenant » Abdul Ruzibiza choyé par Claudine Vidal et André Guichaoua. S’y ajoute un second « homme du commando de tueurs », Rusingana, qui s’accuse lui aussi et qui n’est même pas mis en examen. Il écrira très rapidement au juge d’instruction pour contester son « témoignage ».
Première observation basique pour n’importe quel pénaliste. Si des personnes témoignent ou plutôt s’accusent d’un crime, tirer un missile sur un avion présidentiel par exemple, on garde ces auteurs ou coauteurs sous la main de la justice. On vérifie sur le terrain les gestes posés pour s’assurer de la crédibilité du témoignage. C’est ce qu’on appelle simplement la reconstitution des faits. Un geste banal, mais qui a le mérite de vérifier chaque élément du témoignage ou de l’aveu.
« Le juge n’a jamais mis sous contrôle de la justice les deux membres du commando en aveux. Il ne les a même pas mis en examen ! »
Or le juge n’a jamais mis sous contrôle de la justice les deux membres du commando en aveux. Il ne les a même pas mis en examen ! Nous découvrirons plus tard qu’il a même permis à l’un d’eux de s’installer en Norvège avec le statut de réfugié. Un membre de commando complice immédiat d’un tireur de missiles en parfaite liberté, dont les propos sont pris pour argent comptant sans la moindre vérification sur le terrain. Cela reste une grande première judiciaire.
Au moment où Rose Kabuye se préparait à partir à Paris survint le coup de théâtre exceptionnel. Ruzibiza, l’un des deux témoins majeurs du dossier, celui qui s’était autoaccusé d’être l’auteur du tir sur le Falcon, avouait sur toutes les ondes que ses déclarations étaient fausses. Qu’elles étaient issues d’un coup tordu de services français !
Dans le même temps, Rusingana, l’autre témoin clé, confirmait qu’il avait été manipulé. Le temps de quelques interviews, et tout le monde comprenait que ces déclarations mettaient sérieusement à mal l’instruction française.
Propos recueillis par Jean-François DUPAQUIER
A suivre
Prochain article : Un maître-espion du régime Habyarimana devenu le traducteur assermenté du juge
Pour consulter les deux premiers volets de l’interview :
1 – Génocide des Tutsi du Rwanda : révélations sur le « scandale Bruguière »
2 – Génocide des Tutsi du Rwanda : une « Bible » de la haine raciale, livre de chevet du juge français ?
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[1] James Kabarebe, à l’époque (avril 1994) aide de camp du général Kagame, plus tard président,, Charles Kayonga, à l’époque responsable militaire du CND, le parlement où les troupes du FPR stationnaient en exécution des accords d’Arusha, Sam Kaka, à l’époque le chef d’état-major de l’Armée patriotique rwandaise, Jacob Tumwine, à l’époque l’adjoint de Kayonga au CND, Éric Hakizimana, l’un des soldats présumés tireurs, Frank Nziza, l’autre tireur présumé, Faustin Kayumba Nyamwasa,le responsable du service de renseignements pendant la guerre de libération, Jack Nziza, à l’époque le patron du Renseignement militaire et Rose Kabuye, à l’époque combattante ayant participé aux négociations politiques et résidant au CND, devenue après la guerre la responsable du protocole du président.
[2] Cf l’analyse de Rafaëlle Maison, Géraud de Geouffre de La Pradelle, « L’ordonnance du juge Bruguière comme objet négationniste » Cités 2014/1 (n° 57), pages 79 à 90 https://www.cairn.info/revue-cites-2014-1-page-79.htm
[3] Claudine Vidal et André Guichaoua, sociologues.
[4] Lieutenant Abdul Joshua Ruzibiza, « Rwanda l’histoire secrète », préface de Claudine Vidal, postface d’André Guichaoua, Ed. Panama, Paris, octobre 2005.