Après les cent à deux cents civils froidement exécutés par les forces de répression ce week-end à Bujumbura, l’avocat belge Me Bernard Maingain, l’un des meilleurs connaisseurs de la réalité politique du Burundi d’aujourd’hui, répond aux questions d’Afrikarabia.
Me Bernard Maingain, est-il exact que trois camps militaires ont été attaqués vendredi soir au Burundi par des forces rebelles « agissant simultanément », comme l’affirment les autorités, ou s’agit-il d’un montage ?
D’après mes informations, il s’est effectivement produit un certain nombre d’incidents armés dans trois camps militaires à la périphérie de Bujumbura vendredi soir. Je ne suis pas convaincu qu’il s’agisse d’un mouvement coordonné, structuré. Il est probable que des engagements armés à l’intérieur d’un des trois camp militaires en cause se sont propagés aux deux autres camps cités. Ces incidents ont amené des militaires à tenter d’en découdre en utilisant de l’armement lourd – mitrailleuses et mortiers -, ce qui montre à quel point la situation politico-militaire au Burundi aujourd’hui s’est dégradée. Le régime a ensuite prétexté ces « attaques rebelles » pour se livrer à un carnage de civils. Le conflit armé est utilisé pour justifier des actes de répression qui dépassent l’entendement.
La thèse officielle d’attaques de groupes rebelles serait donc fausse ?
Il est important de voir plutôt les fractures qui se creusent au sein de l’armée et de la police et qui ont provoqué les troubles que l’on sait dans la soirée de vendredi 11 décembre. Il y a un certain nombre de policiers et de militaires de tous grades hostiles au régime qui se sont installés hors les bâtiments ou les camps qui leur sont affectés. Ceci entraîne des rapports de force qui culminent avec des affrontements armés, et un climat de plus en plus délétère. Cette situation inavouable des forces publiques amène le régime à agiter l’épouvantail de groupes rebelles non identifiés qui s’évanouiraient dans la nature.
Oublions ces soi-disantes attaques de rebelles pour voir la réalité : une division radicale parmi ceux qui détiennent des armes et sont investis de l’ordre public.
Les règlements de comptes dans les camps militaires sont la métastase la plus spectaculaire, des troubles qui n’ont cessé de s’aggraver depuis la prétention du président Nkurunziza d’exercer un troisième mandat. Cette dérive était annoncée par toutes les personnes qualifiées sur le « dossier Burundi ». Ce n’est donc pas une surprise.
Au cours du printemps dernier, on avait vu des militaires burundais s’interposer entre les manifestants et la police qui tirait à balles réelles. Pourquoi l’armée ne joue-t-elle plus ouvertement ce rôle d’interposition ?
Une des caractéristiques du processus actuel est le renforcement du système de répression. Il a atteint un degré extrême dans le cynisme et l’horreur. Les personnes qui sont entrées en résistance n’osent plus se montrer comme telles, y compris des groupes de militaires. Au mois de mai, nous étions dans une période de résistance civile d’une population encore organisée et pacifique. Cette étape est largement dépassée. Les manifestations à mains nues, les opinions librement exprimées ont été réprimées dans le sang. Cette stratégie de la violence répressive est un échec patent à ce jour.
Les structures de résistance de la société civile ont été laminées depuis… ?
Peut-être, mais on constate une réorganisation différente de la résistance, qui s’est adaptée à un climat d’extrême répression. Il y a des réseaux de résistance au sein des forces armées qui ont quitté les camps militaires avec des armes, qui ont fait circuler des armes. Il y a des gradés qui sont entrés en résistance au sein de l’armée, sans se dévoiler. Ces groupes se préparent à un affrontement général, à une explosion. Dans la résistance, il y a une coexistence de forces structurées sous commandement unifié et d’éléments armés moins contrôlés. Le régime a quant à lui infiltré ses troupes avec des milices, les fameux Imbonerakure, et même en recrutant des FDLR, en provenance du Kivu voisin. C’est un véritable pourrissement.
Ce qui s’est produit cette semaine, avec l’affrontement entre militaires dans les camps et les prétextes invoqués par le régime pour assassiner plus d’une centaine de jeunes gens dans les quartiers présentés comme des foyers d’insurrection, est la répétition tragique d’une conflagration nationale si on n’agit pas très rapidement.
Que peut-il se produire si le conflit s’aggrave ?
Si le conflit s’aggrave au sein des forces de répression, les durs du régime risquent de prendre en otage des groupes encore plus importants de civils et de les assassiner, soit comme opposants politiques, soit comme « groupe opposant ethnique ». Certains discours récents de proches de Pierre Nkurunziza semblent orchestrer ce scénario.
Aujourd’hui, après le conflit armé qui a opposé diverses forces, l’on s’est mis à assassiner des civils en tirant prétexte d’une complicité. J’ai reçu des messages effrayants de témoins me disant qu’avant de tirer une balle dans la tête de certains, les tueurs leur disaient en riant qu’ils pouvaient toujours demander l’aide de l’Union européenne, des Usa ou des Nations Unies… C’est odieux. Je viens aussi d’apprendre que l’on mettrait des vêtements militaires à des opposants avant de les tuer… Et je vous ai transmis une photo dont l’authenticité reste à vérifier mais qui montre qu’on déverse des corps dans de simples « trous » creusés à même le sol. On est dans l’horreur la plus absolue.
Le régime est-il décidé à ethniser la violence politique ?
C’est un des grands dangers au Burundi. D’un côté un risque d’affrontement militaire majeur, de l’autre en réponse à ces mouvements, une logique de répression aveugle comme on l’a vu ce week end. Le jour où une véritable explosion surviendra, elle fera non pas cent ou deux cents morts, mais des milliers, des dizaines de milliers ou des centaines de milliers, surtout si le régime réussit à diaboliser une partie de la population. J’ai vécu les années quatre-vingt dix et comme tous ceux qui ont connu cette période, l’on ne peut qu’être traumatisé en voyant tous les voyants allumés pour un retour à une déflagration majeure.
Pourquoi la communauté internationale ne réagit pas avec davantage de détermination face à cette course à l’abîme ?
On imagine les accusations lorsque éclatera la guerre civile voulue par ce régime qui jusqu’à ce jour n’entre pas dans un processus sérieux de négociation et de compromis. Et la répression qui l’accompagnera inévitablement. Sera posée a responsabilité personnelle des membres du Conseil de sécurité de l’ONU et de tous ceux qui n’ont pas agi. Ils ne pourront pas dire comme en 1994 devant le génocide au Rwanda « nous ne savions pas », « nous ne pouvions pas prévoir », etc.. Ils savent, ils ont été prévenus, ils n’ont encore rien fait de tangible à part quelques incantations qui n’impressionnent pas le régime burundais.
Je suis fatigué de ces visites diplomatiques et de ces allers et retours ponctués de belles phrases en faveur du dialogue… que tout un peuple en souffrance attend désespéré. Dieu sait si tout ce peuple a demandé à ses dirigeants de rencontrer ses opposants et d’entamer un véritable dialogue politique, le compromis venant de forces qui s’affrontent et non d’un dialogue biaisé entre un pouvoir répressif et quelques faire valoir…Dieu sait si tous ont imploré les dirigeants du monde pour que des initiatives concrètes soient prises. Mais j’ai l’impression d’une surdité collective, à part les belles incantations, pour un dialogue qu’on ne voit pas depuis le printemps 2015…
Ces diplomates occidentaux répètent que l’Etat burundais est en train d’imploser, comme s’il s’agissait d’une éruption volcanique contre laquelle on ne pourrait rien… ?
Peut-on se résigner à cette dégradation ? Les membres de la communauté internationale sont encore dans l’incantation alors qu’on leur dit que c’est une question d’heures. Le feu est au bord de la maison Burundi. Ceux qui refusent de le voir auront une énorme responsabilité devant l’Histoire. Je le dis solennellement. Le cycle de la violence revient en force et j’ai le sentiment que ceux qui gèrent le conflit, ignorent la vitesse de propagation de celle-ci et les conditions dans lesquelles cette violence est décuplée dans la région. Sur base d’idéologies qui sont des impasses dans l’organisation de la vie sociale dans cette région et que l’on croyait avoir dépassées depuis les accords d’Arusha.
Depuis l’été, des cadres de la société civile, des personnalités politiques de l’opposition, des journalistes on a vu contraints de s’exiler. Pourquoi cette diaspora n’est-elle pas parvenue à se constituer en alternative politique, comme une sorte de « gouvernement en exil » ?
Il existe une force politique d’opposition de l’extérieur qui s’appelle le Conseil national pour le respect de l’accord d’Arusha et la restauration d’un Etat de droit au Burundi (CNARED), qui s’est considérablement renforcée à la fois en terme de maturité politique et en terme de légitimité internationale. Faut-il que cette force politique se constitue en « gouvernement en exil » ? Cette question d’opportunité politique peut se poser. A mon avis, cette question n’est peut-être pas pertinente dans un contexte où il n’y a pas de contrôle de territoire.
Ce qui se pose, c’et une problématique de dialogue politique.
Sous quelle forme ?
Sans dialogue politique, le risque de conflit armé est patent. Mais ce dialogue devait avoir lieu il y a des mois déjà. Depuis octobre 2014, avec quelques uns, nous avons pris des initiatives, soutenu les efforts de chacun mais force est de reconnaître que, faute de contrainte, on n’avance pas. Nous juristes, savons que la norme n’est pas un vœu pieux mais qu’elle doit être sanctionnée par la contrainte. Certains aux Nations Unies font semblant de ne pas comprendre qu’ils ne peuvent pas prôner le dialogue s’ils ne peuvent user de contrainte pour l’amener en cas de mauvaise volonté des protagonistes.
Où est la contrainte aujourd’hui ?
Faute d’un encadrement contraignant, il n’y aura pas de dialogue et ce sera l’affrontement et ce que les intellectuels en charentaises appellent des « dégâts collatéraux »… En fait, c’est tout un peuple qu’on assassine symboliquement alors que ce peuple aspire à vivre en paix.
Le Burundi semble entre les mains de fous qui courent droit dans le mur. Pourtant, ce groupe doit tenter de maîtriser un agenda politique ?
C’est une immense déception pour quiconque s’intéresse à la place du politique au Burundi. Il n’existe d’avenir politique au Burundi comme ailleurs que dans un rapport de forces qui construit un compromis durable entre les acteurs de la politique. Chaque fois qu’on refuse un compromis durable, on s’oriente vers le choix des armes.
Mon sentiment est que ceux qui conduisent la politique au Burundi ont délibérément fait le choix d’une issue armée. Ils devraient être les premiers à aller rencontrer leurs opposants. Pas des opposants fantoches, mais de vrais opposants.
Ce choix, le pouvoir burundais ne le fait pas. Il est dans une logique de violence et de répression. Combien de temps cela peut-il durer ?
A votre avis existe-t-il une similitude avec la situation qui prévalait au Rwanda dans les mois qui précédèrent le génocide ? On voyait un pouvoir parallèle s’installer dans un refus du compromis politique, dans une perspective de guerre et d’extermination… ?
Je suis aujourd’hui convaincu qu’on trouve encore des hommes et des femmes au sein du parti au pouvoir, le CNDD/FDD, qui voudraient trouver une solution politique. Le problème de ce dossier, c’est qu’on en est arrivé à un tel degré de crimes contre l’humanité et de pratiques illégales, que certains n’ont comme solution que la fuite en avant. Un certain nombre de personnes ont acquis la conviction que la fuite en avant est leur seule porte de sortie. Car il n’y a évidemment aucun avenir politique pour les auteurs de crimes contre l’humanité. Leur avenir est judiciaire… Ils doivent rendre compte à la justice.
Au Rwanda pendant le génocide c’était aussi la solution des extrémises. Ils disaient à la RTLM que s’ils gagnaient la guerre contre le FPR, ils ne seraient jamais jugés pour l’extermination des Tutsi ?
Au Burundi, ces gens espèrent sans doute maintenir le contrôle d’un appareil d’Etat et d’un territoire. Ils doivent pourtant savoir une chose : les crimes contre l’humanité qui ont été commis sont d’une telle ampleur, d’une telle gravité, que nous ne lâcherons jamais prise. Je suis le conseil d’une trentaine de familles de victimes d’exécutions extrajudiciaires, de crimes imprescriptibles. Ils ne sont qu’une trentaine à agir à visage découvert, mais des dizaines d‘autres familles sont demanderesses d’une intervention, et finiront par s’engager dans une plainte à visage découvert ou en cachant leur identité dans un premier temps.
Ces familles iront-elles jusqu’au bout ?
Vous pouvez imaginer que ces familles iront jusqu’au bout. Les limites du totalitarisme d’Etat, c’est le pouvoir de résistance des familles. On le verra au Burundi comme ailleurs. Les groupes familiaux exigeront la justice pour leur papa, pour leur frère, pour leur mère… C’est la résistance de l’espace privé contre la folie publique. Voyez la dimension symbolique des cérémonies d’enterrement au Burundi où les familles se sont retrouvées par centaines, par milliers. Chaque larme, chaque prière, chaque discours, hurlait un besoin de justice. Le pouvoir l’a bien compris. Ce n’est pas étonnant si les corps disparaissent, si les êtres humains sont jetés dans des fosses sans sépulture….et sans cérémonie d’enterrement. La justice qui paraissait impossible des « Folles de Mai » en Argentine a fini par l’emporter. Elle va s’imposer également au Burundi.
La Belgique vient de demander une enquête internationale sur les récents crimes massifs au Burundi. Est-ce une réaction pertinente ?
Je souhaite qu’on mène au plus vite des enquêtes. Ce n’est plus un sujet de débat, ce n’est pas une question à discuter….car les heures comptent. Si on veut donner une toute petite chance à une solution non violente, il faut que les convocations soient parties pour la réunion de négociation avant la fin de la semaine qui vient, et que l’enquête sur les crimes contre l’humanité soit imposée de force et commence.
Vous l’espérez vraiment ?
Je suis prêt à accompagner les enquêteurs des Nations unies ou du bureau du Procureur à Bujumbura comme avocat des familles, pour les aider dans la tenue de leurs enquêtes. Vous savez ma position à ce sujet. A quoi cela sert-il de réclamer l’Etat de Droit si les juristes à peau blanche n’affrontent pas avec leur frères noirs mis sous pression et chantage, les auteurs de crimes sur terrain. Dire qu’on va sur place, qu’on plaide, qu’on enquête, cela c’est un signe de courage en politique judiciaire. Ici encore un peuple attend. La vie est aussi faite de courage en matière de justice.
Pour vous-même, c’est le moment d’agir ?
En tous cas, de mon côté et du côté de mes mandants, nous sommes prêts à agir. Nous voulons dire à ces tueurs : « Non vous ne passerez pas. Nous vous amènerons menottés devant des juges impartiaux et vous rendrez des comptes pour vos crimes au terme d’enquêtes contradictoires et d’un procès équitable. VOUS NE NOUS FAITES PAS PEUR MEME SI VOUS NOUS MENACEZ. »
Le minimum minimorum que la communauté internationale peut faire c’est amener une équipe d’enquêteurs, des véhicules blindés, un groupe de procureur, une sécurité de base. Si cela se fait, alors, le mot justice retrouvera tout son sens., toute sa dignité. Le reste, c’est de la lâcheté abritée sous les effets de brouillard. Cette lâcheté je la méprise car je sais les dégâts qu’elle cause dans ce pays. De grâce, par respect pour ces victimes, un signe courageux.
Propos recueillis par Jean-François DUPAQUIER
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