Après le rapport d’une commission d’historiens, établie par Emmanuel Macron, qui concluait à des « responsabilités lourdes et accablantes » de la France dans la survenue du génocide des Tutsi en 1994, Kigali dévoile son propre rapport confié à des juristes américains. Ils aboutissent à des conclusions similaires : « L’Etat français porte une lourde responsabilité pour avoir rendu possible un génocide prévisible ». Une convergence d’analyses qui devrait permettre de refonder les relations – longtemps exécrables – entre Kigali et Paris.
Par Jean-François DUPAQUIER
« Pendant de nombreuses années, l’État français a soutenu le régime corrompu et meurtrier du président rwandais Juvénal Habyarimana. Des responsables français ont armé, conseillé, formé, équipé et protégé le régime rwandais, ne tenant pas compte de la volonté du régime du président Habyarimana de déshumaniser les Tutsi au Rwanda, et à terme, d’assurer leur destruction et leur mort. Ces responsables ont agi de la sorte afin de servir les intérêts de l’État français, en particulier pour renforcer et étendre le pouvoir et l’influence de l’État français en Afrique. Ils ont agi ainsi malgré des preuves constantes et grandissantes qu’un génocide était prévisible. »
Ces trois phrases ouvrant les conclusions du rapport commandé par Kigali à un groupe de juriste américains en constituent un bon résumé. Leur constat est similaire à celui du rapport commandé en 2019 par Emmanuel Macron à une commission d’historiens (et à un juriste). Présidée par Vincent Duclert, cette commission a remis un document de plus de 1200 pages le 2 avril dernier. Pour les Américains, le curseur s’est limité à quelque 600 pages, mais d’un poids typographique comparable car écrites en petits caractères. Des deux côtés, on a sculpté du monumental…
Des deux côtés, on a sculpté du monumental
Côté Paris, on parle des responsabilités « accablantes » de la France dans le soutien à la dictature raciste qui préparait le génocide des Tutsis au Rwanda. Côté Kigali, on insiste sur le fait que le génocide était « prévisible » car programmé. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de « solder », par un travail de vérité, le contentieux du rôle de Paris au Rwanda à partir de l’intervention militaire de 1990. Cette convergence ne doit cependant pas faire négliger un agenda différent. Le président français veut refermer « en même temps » – selon son expression emblématiques – plusieurs blessures mémorielles, dont celle de la guerre d’Algérie, soixante ans après sa cessation. Vis-à-vis du Rwanda, les fautes de Paris ont commencé voici trente-et-un ans. Cependant, elles ne se sont pas achevées avec le génocide des Tutsi du Rwanda et l’assassinat des opposants hutu, qui ont fait environ un million de morts en cent jours. Car après le génocide, la volonté de Paris de nuire au Front patriotique rwandais, dont la victoire avait mis fin à la tragédie, s’est manifestée de bien des manières entre la fin crépusculaire du second mandat de François Mitterrand, les deux mandats de Jacques Chirac et celui de François Hollande.
Un agenda différent, des résultats semblables
C’est dans l’histoire de cette relation diplomatique en dents-de-scie que s’inscrit le rapport commandé par Kigali au cabinet américain Cunningham & Muse [devenu entretemps Levy, Firestone & Muse]. Le président Kagame observait le refus de Paris de livrer au Rwanda les génocidaires réfugiés en France ainsi que le développement de la thèse négationniste du « double génocide » à l’initiative d’officines proches du Parti socialiste français. Et surtout les interminables manipulations de « l’enquête Bruguière » pour faire porter au Front patriotique la responsabilité de l’attentat du 6 avril 1994. Après le départ à la retraite en 2015 de l’ambassadeur de France au Rwanda Michel Flesch, le Quai d’Orsay fut averti que plus aucun postulant ne serait agréé tant que les accusations de Jean-Louis Bruguière contre des proches de Paul Kagame ne seraient pas définitivement abandonnées.
Des relations en dents-de-scie
Côté autorités rwandaises, l’heure était donc à la colère. Sous couvert de créer une base de données sur l’implication de Paris dans le génocide, le grand cabinet d’avocats des Washington [comportant d’anciens collaborateurs de Bill Clinton à la Maison Blanche], reçut pour mission d’explorer l’opportunité d’une plainte pénale internationale de l’Etat rwandais contre l’Etat français.
L’entrée d’Emmanuel Macron à l’Elysée, puis la création d’une « Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994) », couramment appelée commission Duclert, du nom de son président, a changé la donne. En l’annonçant le 5 avril 2019, juste avant la 25e Commémoration, l’Elysée a donné un signal bien reçu à Kigali. Une course de vitesse était désormais engagée entre la commission Duclert et le cabinet Levy, Firestone & Muse pour produire des « rapports de vérité », susceptibles d’apaiser les blessures collectives du passé et de construire une relation diplomatique apaisée.
Vincent Duclert a présenté au président rwandais son rapport pointant l’aveuglement accablant, voire le racialisme néocolonial de François Mitterrand servilement cuisiné par ses « hommes de l’Elysée ». Et aussi leur mépris des règles du fonctionnement républicain qui auraient pu empêcher leurs dérives et la catastrophe finale. L’analyse française de la Commission Duclert est fondée sur l’accès aux archives classées « secret défense » jusque là quasiment inaccessibles aux chercheurs.
Le racialisme néocolonial de François Mitterrand
L’analyse des avocats américains et de leur équipe d’assistants repose, elle, sur une compilation aussi exhaustive que possible (du moins côté français) de tous les documents produits depuis 1990 relativement au génocide des Tutsi du Rwanda et à l’assassinat des opposants politiques hutu. Ils y ont ajouté des archives rwandaises, des témoignages oraux, des extraits de jugements du Tribunal pénal international et de cours d’assises français, et même des souvenirs de Paul Kagame. Le résultat est une monumentale chronologie qui frappe d’obsolescence tous les travaux antérieurs, à commencer par ceux de la Mission d’information parlementaire française de 1998 dite « Mission Quilès ».
D’autre part, le cabinet Levy, Firestone & Muse déborde la période analysée par la commission Duclert en documentant le harcèlement des nouvelles autorités rwandaises par Paris après le génocide : réarmement de l’armée génocidaire au Zaïre, mission de conseils par de hauts gradés français à leurs homologues rwandais, encouragement à reprendre le pouvoir par les armes, véto français à des subventions de la Commission européenne, etc.
Le harcèlement des nouvelles autorités rwandaises par Paris après le génocide
Après la publication du rapport français, Vincent Duclert avait rapidement écarté la notion juridique de « culpabilité », susceptible d’entraîner des poursuites judiciaires contre tel ou tel ancien co-responsable de la politique délirante de l’Elysée au Rwanda. Ce n’est qu’un point de vue d’historien, que la « jurisprudence Papon » pourrait démentir.
Sur ce point, à défaut d’accusations, on s‘attendait à ce que les avocats américains produisent une analyse juridique appropriée. Ce n’est pas le cas. Du côté de Kigali comme du côté de Paris, on a sorti le calumet de la paix et glissé les questions résiduelles sous le tapis.
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Des témoins rwandais d’exactions de militaires français
Plusieurs témoignages d’exactions commises par des militaires français au Rwanda ont été publiés par la Commission Mucyo [du nom du ministre Jean-de-Dieu Mucyo] créée en 2004 par le gouvernement rwandais pour enquêter sur le rôle de la France dans la préparation et la mise en œuvre du génocide de 1994 au Rwanda. Le « Rapport Mucyo » comportait des faiblesses et des erreurs, cependant le cabinet américain a retenu certains témoignages recoupés, et les a complétés.
Emmanuel Nshogozabahizi
« En 1992, j’étais dans un minibus en provenance de Kigali avec mon cousin Mudenge Jean-Baptiste qui travaillait à la brasserie Kicukiro. Quand nous sommes arrivés à Mukamira, vers 19 heures, les Français ont arrêté le minibus et nous ont demandé nos cartes d’identité. Voyant que mon cousin était tutsi, ils l’ont fait sortir et l’ont gardé. Depuis, je ne l’ai plus revu. Pourtant, j’ai immédiatement commencé à le chercher, et mon le statut d’Interahamwe m’a permis d’aller partout, ce qui signifie que s’il était resté en vie, je l’aurais certainement retrouvé, mais je n’ai jamais su quel était son sort. »
Pierre Damien Habumuremyi
[Ce témoignage ne provient pas du rapport de la Commission Mucyo. Pierre Damien Habumuremyi fut Premier ministre du Rwanda de 2011 à 2014.]
Habumuremyi a raconté son voyage de retour au Rwanda en décembre 1990 pour les vacances de Lumbumbashi, au Zaïre, où il étudiait en tant qu’étudiant à l’université. À la ville frontalière nord-est de Gisenyi, il s’est approché d’un poste de contrôle « tenu par cinq officiers français et deux soldats rwandais, tous armés jusqu’aux dents ».Habumuremyi n’avait pas sa carte d’identité rwandaise, seulement un passeport qui n’indiquait pas son appartenance ethnique, alors les soldats frustrés lui ont dit de revenir le lendemain. Le lendemain, Habumuremyi a été autorisé à entrer dans le pays et est monté à bord d’un bus pour parcourir les 80 derniers kilomètres pour rentrer chez lui, mais son bus a de nouveau été arrêté à un poste de contrôle à l’extérieur de Ruhengeri tenu par quatre « soldats français armés au combat ». Les soldats français ont ordonné tous les passagers de débarquer et ont procédé «à l’effroyable exercice d’identification et de tri des passagers selon des critères ethniques, comme indiqué sur les cartes d’identité nationales, les Tutsis étant ciblés.» Alors qu’Habumuremyi se souvenait de ces rencontres en détail, il a noté que l’expérience des autres Tutsis était bien pire [NDLR : lui-même est hutu] parce que « ils ont été soit emprisonnés, torturés ou les deux, et même tués.»
Le Général Rwarakabije
« Je me souviens avoir tenu entre les mains un rapport du commandant du camp sur le dépistage et les arrestations effectués à ce barrage routier par des militaires français. C’était en 1993, au moment de la prise de Ruhengeri. Le rapport soulignait que si quelqu’un était un Hutu, ils le laissaient passer, et quand c’était un Tutsi, ils le gardaient, le maltraitaient et l’insultaient en des termes humiliants : « Vous stupide Tutsi, cafard ! »
Bernard Kayumba
(Bernard est né le 4 septembre 1969 dans l’ancienne préfecture de Kibuye).
« La première fois que j’ai eu une rencontre avec les Français qui m’a été personnellement préjudiciable, c’était en 1993. C’était après l’attaque du FPR, des Inkotanyi du 8 mars 1993 à la périphérie de la capitale. À l’époque, j’étais étudiant au grand séminaire de Kabgayi. J’avais quitté mon école, je suis monté à bord d’un véhicule de transport en commun pour rendre visite à des amis de la famille à Kigali.
Quand je suis arrivé à Nyabarongo, il y avait un barrage routier tenu par des militaires français et des gendarmes rwandais. Le taxi a été arrêté. Un soldat français m’a demandé « Tutsi / Hutu? » Je suis resté silencieux. Il m’a demandé à nouveau et je lui ai donné ma carte d’étudiant qui n’avait pas mon appartenance ethnique. Il a refusé de le prendre et a demandé ma carte d’identité nationale. Je lui ai donné et il a soulevé ma photo sur la carte d’identité pour lire mon appartenance ethnique et a dit « Tutsi ». Il a ajouté qu’il savait que j’étais Tutsi parce que les Tutsis étaient grands avec de petits nez et m’a ordonné de m’écarter avant de laisser le véhicule continuer jusqu’à Kigali sans moi.
Au bord de la route où j’ai été forcé de m’asseoir, j’ai trouvé environ six autres Tutsis. Ils avaient également été sortis des véhicules. Nous avons entendu des rumeurs selon lesquelles les soldats attendaient que notre nombre augmente avant de nous transporter dans des camions militaires pour être tués. Par chance, un véhicule de la Croix-Rouge est arrivé et ses occupants nous ont sauvés. Ils ont demandé pourquoi nous étions assis au bord de la route. Un gendarme rwandais a dit que nous n’avions pas de carte d’identité. Nous l’avons entendu dire cela et nous l’avons contredit. Un homme blanc qui travaillait pour la Croix-Rouge est venu et a regardé nos cartes d’identité. Il a dit aux soldats qui tenaient le barrage routier qu’ils lui avaient menti et que nous avions des papiers d’identité.
L’homme de la Croix-Rouge a demandé aux soldats de nous libérer. J’ai trouvé un véhicule qui rentrait à Gitarama et je suis monté à bord en présence du personnel de la Croix-Rouge. Je n’ai aucun doute que si le véhicule de la Croix-Rouge n’était pas arrivé à ce moment-là, de mauvaises choses se seraient produites.
J’ai été très blessé par les actions du soldat français. Comment un soldat étranger pourrait-il me refuser mes droits dans mon propre pays? C’était très humiliant qu’un soldat français, un étranger dans mon pays, puisse me faire sortir de force du taxi dans lequel je voyageais à cause de mon appartenance ethnique. Toute ma vie, j’avais été harcelé par des compatriotes rwandais parce que j’étais tutsi. Je ne pouvais pas comprendre pourquoi un étranger estimait qu’il devait me faire subir la même humiliation. Les Français s’identifiaient davantage à nos bourreaux qu’à leurs victimes. »
[Libre traduction Afrikarabia]
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