L’écrivaine et éditorialiste souverainiste est convoquée mardi 1er et mercredi 2 mars devant le Tribunal de Grande Instance de Paris pour négationnisme du génocide des Tutsis du Rwanda. Ses propos avaient fait scandale sur les ondes de France Inter le 18 mars 2018.
Par Jean-François Dupaquier
« Malheureusement, on est typiquement dans le genre de cas où on avait, j’allais dire, des salauds face à d’autres salauds. » Ce dimanche 18 mars 2018 dans l’émission hebdomadaire de France Inter « Le duel Natacha Polony, Raphaël Glucksmann », le second a lancé une discussion sur le génocide des Tutsis du Rwanda et la responsabilité de Paris. L’ex lieutenant-colonel Guillaume Ancel vient de publier à ce sujet un livre à charge, « Rwanda, la fin du silence : témoignage d’un officier français » [1] De son côté, le quotidien Le Monde vient de remettre la question à l’ordre du jour. Raphaël Glucksmann insiste : « C’est un moment extrêmement important. Vous savez, moi, j’ai passé des années à enquêter sur le Rwanda. Et on sait aujourd’hui que la France a armé et soutenu les troupes qui allaient commettre un génocide, avant le génocide. Qu’elle a continué à les soutenir pendant le génocide. Et qu’elle a même continué à les soutenir et à les armer, après le génocide ».
Raphaël Glucksmann : « on sait aujourd’hui que la France a armé et soutenu les troupes qui allaient commettre un génocide »
Nous publions en annexe l’intégralité des propos échangés pendant trois minutes en direct sur France Inter. On sent Natacha Polony d’abord décontenancée sur un sujet qu’elle connaît mal. Et agacée de voir mettre en cause la politique de Paris au Rwanda, elle qui est habitée par le souverainisme et l’anti-américanisme. C’est alors qu’elle botte en touche sur le génocide des Tutsis du Rwanda : « …des salauds face à d’autres salauds ». Le propos est tellement brutal qu’Ali Baddou, le modérateur, met du temps à en réaliser l’énormité. Raphaël Glucksmann, lui, réagit vivement : « Quels salauds et quels autres salauds ? […] Il y avait un régime génocidaire, face à des victimes. »
« Pas de salauds dans ma famille, mais des personnes tuées parce qu’elles étaient tutsies »
Dans les jours qui suivent, la polémique enfle. Laurence Bloch, directrice de France Inter reçoit un flot de protestations. Une auditrice, Eugénie Gatari, d’origine rwandaise, lui écrit : « Ma grand-mère, mes tantes, mes oncles et cousins tués en 1994 au Rwanda, n’étaient pas des salauds. Non, il n’y a pas de salauds dans ma famille, mais des personnes tuées parce qu’elles étaient tutsies. » Laurence Bloch s’excuse, lui répond que Natacha Polony « a reconnu que sa formulation était plus que douteuse et qu’elle ne traduisait pas ce qu’elle voulait exprimer ». Natacha Polony se contentera de propos lénifiants dans la chronique suivante. Sa formulation « a été mal interprétée ». Le mot « excuses » ne lui viendra pas à la bouche. Sa chronique hebdomadaire sur France Inter se poursuit jusqu’aujourd’hui. S’y ajoute depuis septembre 2021 un billet dans le « 7/9 » du lundi matin à 7 h 20.
« Des salauds contre des salauds » ? Un formulation « mal interprétée »
Essayiste, polémiste, journaliste, chroniqueuse, Natacha Polony a bien d’autres ambitions que de s’expliquer. Elle deviendra bientôt directrice de la rédaction de Marianne, un hebdomadaire souverainiste qui va dès lors adopter un ton très polémique et vindicatif sur le génocide des Tutsis du Rwanda. Nous y reviendrons.
Plusieurs associations ont décidé de ne pas se contenter des explications de Natacha Polony sur France Inter. La Communauté rwandaise de France (CRF), IBUKA-France, le MRAP, la Ligue Internationale contre le Racisme et l’Antisémitisme (LICRA) ont porté l’affaire en justice. En juillet 2018, la LICRA et IBUKA déposaient une plainte avec constitution de partie civile pour contestation de crime contre l’humanité. Le juge d’instruction décidait en décembre 2020 de renvoyer Natacha Polony devant le Tribunal correctionnel de Paris. La pandémie et l’encombrement de la justice expliquent sans doute qu’un délai de près de quatre ans se soit écoulé entre les propos mis en cause et les deux après-midis d’audience prévues mardi et mercredi à partir de 13 h 30 au TGI de Paris, Porte de Clichy.
Natacha Polony devant le Tribunal correctionnel de Paris
Le procès à venir présente plusieurs enjeux.
D’abord, la solidité des dispositions légales sanctionnant le déni du génocide des Tutsis face à des négationnistes particulièrement astucieux.
Si la « loi Gayssot » a mis un coup d’arrêt au négationnisme de la Shoah, il n’en va pas de même des dispositifs sanctionnant la négation du génocide des Arméniens de Turquie ou celle des Tutsis du Rwanda. Les négationnistes d’aujourd’hui ont beaucoup appris de leurs aînés et de leurs « erreurs tactiques ». Les négateurs ne récusent pas le génocide des Tutsis. Ils se content de l’évoquer en peu de mots comme « quelque chose de tellement connu qu’on ne va pas revenir dessus ». Et ensuite ils pérorent interminablement sur un prétendu « génocide des Hutus » qui aurait été aussi atroce, voire davantage. Un « génocide des Hutus » qui aurait causé infiniment plus de victimes, etc.
Un « génocide des Hutus » qui aurait causé infiniment plus de victimes ?
Un certain nombre de négationnistes, atteints d’américanophobie compulsive, vont jusqu’à prétendre, comme le Canadien Robin Philpot, […] que toute l’histoire du génocide des Tutsis du Rwanda est le produit d’un complot américain pour s’emparer de l’Afrique centrale au détriment de la France, afin d’opprimer et d’exploiter les Hutus. D’autres y ajoutent des variantes empruntées à la propagande du génocide contre les femmes tutsies. Ainsi l’étrange polémiste Charles Onana, invité du dernier colloque négationniste d’Hubert Védrine au Sénat, qui relaye la thèse que le président rwandais Paul Kagame serait à la tête d’un réseau de prostituées tutsies lui rendant compte quotidiennement d’informations recueillies sur l’oreiller. [6]
Les délires de Charles Onana
La polémistes canadienne Judi Rever[7] prétend, en s’appuyant sur des témoins anonymes, que les Tutsis du Rwanda ont été assassinés par des Tutsis déguisés en miliciens Interahamwe. L’obscur polémiste Roland Hureaux n’a pas hésité à expliquer dans Marianne (13 février 2008), qu’« Obama, un blanc déguisé en noir » (sic), était apparenté aux Tutsis par son père kenyan. Dans le même numéro de Marianne, Roland Hureaux identifiait le président de la République Démocratique du Congo : « Kabila est, dit-on, à moitié tutsi ». Le conspirationnisme appliqué aux Tutsis est sans limites.
Ces agités qui voient des Tutsis partout ont généralement échappé à des poursuites judiciaires. Certains, comme Charles Onana et Judi Rever, malgré leurs assertions que nous qualifierons par litote de hautement fantaisistes, ont été invités à la conférence négationniste organisée par Alain-Francis Guyon, le factotum d’Hubert Védrine, au Sénat le 9 mars 2020.
La « solution radicale » d’Hubert Védrine
L’ancien secrétaire général de l’Elysée Hubert Védrine, familier des plateaux de télévision, avait affirmé dès 1996 l’incompatibilité des deux protagonistes du génocide : « Hutus et Tutsis : à chacun son pays. […] Quelle que soit la nature de l’antagonisme entre Hutus et Tutsis – les spécialistes en débattent –, la cohabitation et le partage du pouvoir entre ces deux communautés continueront de se heurter aux dérangeantes données de base : il y a au Rwanda et au Burundi 85 % de Hutus et 15 % de Tutsis. Toute élection donne donc arithmétiquement le pouvoir aux Hutus. […] Pourquoi ne pas oser une solution radicale : un pays pour les Tutsis et un autre pour les Hutus ? [8]
Si l’on en croit Hubert Védrine, la démocratie en Afrique consiste à donner l’intégralité du pouvoir au groupe numériquement dominant.
Sur ce point, en 1994, certains extrémistes hutus avaient leur « solution radicale ».
Pourquoi Natacha Polony dans ces réseaux nauséabonds ?
Les multiples ruses des négationnistes du génocide des Tutsis et de leurs soutiens du Rwanda semblent jusqu’ici à l’abri de poursuites. Les négateurs pensent avoir trouvé un bouclier judiciaire imparable en ne niant pas le génocide des Tutsis, tout en le dénaturant jusqu’à en présenter une histoire falsifiée au point d’en retourner la responsabilité sur le Front Patriotique Rwandais (FPR). On verra si les propos provocateurs de Natacha Polony sont condamnés par la XVIIème Chambre du Tribunal de Paris. Ce serait une première dans un domaine où il n’y a pas encore de jurisprudence.
Autre enjeu du procès : comprendre comment et pourquoi Natacha Polony, chroniqueuse multicartes qui n’avait jusqu’alors jamais évoqué le génocide des Tutsis du Rwanda, entre dans l’arène avec des propos si grossiers (si mal vécus par les rescapés), et les relaie ensuite à longueur d’année dans son hebdomadaire Marianne ?
Six mois après son intervention à France Inter, elle a été promue directrice de Marianne[9], l’hebdomadaire souverainiste qui se faisait autrefois le chantre du négationnisme du génocide des Tutsis.
Celui que Nathalie Polony remplace, Renaud Dély, a dirigé Marianne de mai 2016 à septembre 2018. Au cours de son mandat, il n’avait toléré aucune polémique sur le Rwanda, malgré les pressions de l’écrivain Pierre Péan et du journaliste-maison Alain Léauthier.
Marianne avant Polony, Marianne après…
Le scandale de France Inter va-t-il rendre Natacha Polony aussi prudente que son prédécesseur ? Bien au contraire. Marianne fait bientôt la promotion de l’écrivaine négationniste canadienne Judi Rever et relaye l’affirmation selon laquelle, sur la colline de Bisesero, les Tutsis ont été exterminés par d’autres Tutsis.[10]
Selon Alain Léauthier qui paraphrase Judi Rever, « Kagamé et ses chefs militaires mirent au point une stratégie d’« intoxication » qui passera à la postérité. Au cours de leurs actions, les soldats tutsis de Kagamé se dissimulaient sous l’uniforme de la milice hutue pour s’en prendre aux civils. La terreur engendrée par le carnage provoqua autant d’horreur que de dégoût sur place et à l’étranger, donnant au FPR le capital politique nécessaire à la réalisation de ses ambitions nationales et internationales. » [11]
Dans le même numéro, Marianne assurait la promotion d’un autre auteur négationniste au parcours assez mystérieux, successivement Camerounais, Italien et Français, Auguste-Charles Onana dit Charles Onana. Ce dernier faisait l’objet de poursuites pénales pour contestation de crimes contre l’humanité après avoir déclaré quelques semaines plus tôt sur LCI : « Entre 1990 et 1994, il n’y a pas eu de génocide contre les Tutsis ».
Plainte pénale contre Charles Onana
La rédaction de Marianne est plus subtile et sait esquiver les poursuites. Dans un autre numéro (n° 1227 du 18 au 24 septembre 2020), elle consacrait un nouveau dossier au livre de Judi Rever qu’elle présentait comme une victime de campagnes calomnieuses, tout en évitant d’entrer dans le détail de ses thèses conspirationnistes et négationnistes.
La ligne éditoriale de Marianne sur le Rwanda s’inscrit en droite ligne des propos de Natacha Polony sur France Inter en 2018 présentant le génocide des Tutsis de 1994 comme « des salauds face à d’autres salauds ».
Qui oserait écrire qu’à Auschwitz, les gardiens SS étaient des Juifs infiltrés chargés de « victimiser » leurs coreligionnaires ? Que la Shoah, c’était « des salauds contre des salauds » ? Comme l’avait rappelé Ali Baddou sur France Inter dans l’émission du 25 mars 2018 : « Pour en finir avec toute ambiguïté, il suffit de penser à 1942 et de remplacer « Tutsi » par « Juif » pour comprendre ce qui s’est passé en 1994 au Rwanda. », il suffit de remplacer le mot « Tutsi » par « Juif », et personne ne peut plus dire n’importe quoi.
A Auschwitz aussi, « des salauds contre des salauds » ?
Marianne a publié dix articles provocateurs sur le Rwanda après la prise de fonction de Natacha Polony en tant que directrice de la rédaction. [12] Quel est le sens de cette frénésie ? « Les audiences du procès auront ce premier mérite de mettre en lumière le traitement honteux du génocide des Tutsis par Marianne. »
Natacha Polony risque gros avec ce procès qui va durer deux après-midis devant la XVIIème Chambre du Tribunal correctionnel de Paris. Elle a confié sa défense à une grosse pointure du Barreau de Paris, Me Jean-Yves Dupeux, assisté de Me Florence Bourg. Ces deux avocats sont des familiers des dossiers concernant le génocide des Tutsis du Rwanda. Ils ont déjà obtenu l’acquittement de Pierre Péan, poursuivi pour avoir déclaré que les Tutsi avaient « la culture du mensonge », et un non-lieu pour le père Wenceslas Munyeshyaka, mis en examen pour complicité de génocide et viols.
Les associations ayant engagé les poursuites contre Natacha Polony ont notamment pour avocats Me Rachel Lindon et Me Richard Gisagara.
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ANNEXE 1
Natacha Polony, à propos du génocide perpétré contre les
Tutsi au Rwanda en 1994 : « Malheureusement, on est
typiquement dans le genre de cas où on avait, j’allais dire, des salauds face à d’autres salauds »
France Inter, dimanche 18 mars 2018 à 13 h 20.
Emission « Le duel Natacha Polony, Raphaël Glucksmann »
Lien : https://www.franceinter.fr/emissions/le-duel-natacha-polony-
raphael-glucksmann/le-duel-natacha-polony-raphael-glucksmann-18-mars-2018
NB. – Les principaux bégaiements ont été supprimés.
[10’ 42’’]
Ali Baddou : Et avant d’accueillir Jean-Pierre Le Goff, un sujet sur lequel vous vouliez revenir, Raphaël Glucksmann. En l’occurrence, c’était cette semaine, la révélation de documents confidentiels par le journal Le Monde et qui pointent la responsabilité de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda.
[10’ 55’’]
Raphaël Glucksmann : Oui, et aussi la publication d’un livre, celui d’un ancien capitaine de l’armée, Guillaume Ancel. Et son témoignage fait suite au témoignage de plusieurs militaires français, dont Rémy Duval ou le héros…, la légende du GIGN, Monsieur Prugnaud [Prungnaud] – qui ne sont pas des gauchistes militants ou des intellos droits-de-l’hommiste –, et qui, tous, disent la même chose. Ils nous disent quoi : que la France a aidé des troupes génocidaires, alors même que le génocide a eu lieu. En leur donnant des armes – et là, c’est Ancel qui nous révèle ça –, et même en leur virant, en leur versant directement leur salaire. Donc, des gens qui venaient de tuer 800 000 Tutsi, eh bien, étaient payés [sourire incrédule] par l’Etat français ! Et donc, on se retrouve dans cette situation qui est que nous sommes face au plus grand scandale de la Vème République. Et aussi à son secret le mieux gardé. Et donc, le secret commence à être érodé grâce au témoignage de ces militaires. C’est un moment extrêmement important. Vous savez, moi, j’ai passé des années à enquêter sur le Rwanda. Et on sait aujourd’hui que la France a armé et a soutenu des troupes qui allaient commettre un génocide, avant le génocide. Qu’elle a continué à les soutenir pendant le génocide. Et qu’elle a même continué, à les soutenir et à les armer, après le génocide. Et donc, là, on est face à un vrai scandale d’Etat. Et l’Etat français a toujours été…, n’a toujours pas été capable de faire la lumière sur son passé. Les archives ne sont toujours pas totalement déclassifiées. Et il n’y a toujours pas eu de véritable discours sur ce que la France a fait au Rwanda.
[12’ 27’’]
Ali Baddou : Natacha Polony.
[12’ 28’’]
Natacha Polony : Je pense en effet qu’il est nécessaire de…, d’ouvrir les archives, de les déclassifier, qu’il est nécessaire d’essayer de regarder en face ce qu’il s’est passé à ce moment-là. Et qui n’a rien, finalement, d’une distinction entre des méchants et des gentils. Malheureusement, on est typiquement dans le genre de cas où on avait, j’allais dire, des salauds face à d’autres salauds et, hélas…
[12’ 49’’]
Raphaël Glucksmann : Qui ?
[12’ 50’’]
Natacha Polony : La France a sans doute participé à cela et qu’elle a…
[12’ 52’’]
Raphaël Glucksmann : Quels salauds et quels autres salauds ?
[12’ 53’’]
Natacha Polony : C’est-à-dire que… Je pense que…, il n’y avait pas d’un côté les gentils et de l’autre les méchants dans cette histoire. Et la dérive du…
[12’ 59’’]
Raphaël Glucksmann : Non, mais il y a eu un génocide !
[13’ 00’’]
Natacha Polony : Oui, bien sûr, il y a eu un génocide !
[13’ 01’’]
Raphaël Glucksmann : Dans un génocide, il y a des bourreaux et des victimes !
[13’ 03’’]
Natacha Polony : Bien sûr !
[13’ 04’’]
Raphaël Glucksmann : Il faut arrêter de maintenir tout le temps ce gri… Je dirais, ce n’est pas… Il n’y avait pas des salauds face à des salauds ! Il y avait un régime génocidaire face à des victimes.
[13’ 06’’]
Natacha Polony : Non, mais…
[13’ 07’’]
Raphaël Glucksmann : Il y avait un régime génocidaire, face à des victimes.
[13’ 08’’]
Natacha Polony : Et aujourd’hui, nous sommes face à un régime qui est un régime qui est devenu totalement dictatorial et qui accomplit, là aussi, des exactions vis-à-vis des journalistes, vis-à-vis de…, vis-à-vis de l’ensemble des oppositions.
[13’ 19’’]
Raphaël Glucksmann : Oui.
[13’ 20’’]
Natacha Polony : Et, hélas, nous sommes dans cette situation-là qui est consternante et effarante. Et il ne s’agit pas… Ça n’est absolument pas remettre en cause le génocide que de dire qu’il y a ce fait là. Et que, malheureusement, la France a participé en… – sans doute, et c’est cela qu’il faut prouver –, en donnant des armes…, en choisissant un camp là où il ne fallait pas choisir…
[13’ 43’’]
Raphaël Glucksmann : Mais, il ne fallait…
[13’ 44’’]
Natacha Polony : Mais aider à empêcher les massacres.
[13’ 46’’]
Raphaël Glucksmann : Eh bien, aider à empêcher les massacres, cela aurait supposé, eh bien, de choisir de s’opposer à ceux que nous avons soutenus. Parce que ce ne sont pas des salauds face à des salauds. Jamais on ne dirait…, en 19…, alors que, pourtant, les troupes russes, les exactions des troupes russes soviétiques libérant l’Europe à Berlin sont absolument énormes – bien plus grandes que celles du FPR, parce qu’il est question d’eux au Rwanda –, jamais on ne dirait : « Ce sont des salauds face à des salauds ». Non, ce ne sont pas des salauds face à des salauds. Il y a un régime tout à fait détestable aujourd’hui au Rwanda, il n’est pas génocidaire. Et, en 1994, il y a des gens qui commettent un génocide et des gens qui sont victimes du génocide. Et la France, malheureusement – et c’est notre honte et c’est là-dessus que nous devons faire la lumière –, la France a choisi d’être du côté de ceux qui commettaient le génocide. Ça ne veut pas dire que la France a voulu le génocide. Mais ça veut dire qu’à aucun moment, le fait qu’il y ait génocide n’a entraîné de remise en cause de la politique française. C’est pas des salauds face à des salauds. C’est des bourreaux face à des victimes et on a choisi le camp des bourreaux.
[13’ 36’’]
Natacha Polony : On ne définit pas les gens par bourreaux et victimes, ce n’est pas comme ça.
[13’ 38’’]
Raphaël Glucksmann : Si ! En l’occurrence dans un génocide, on les définit par bourreaux et victimes !
[Fin à 13’ 41’’].
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ANNEXE 2
Natacha Polony : « Ce que je voulais dire, pour autant, c’est que ce n’est pas parce qu’ils ont mis fin au génocide que Paul Kagame et ses troupes sont des saints, et qu’ils sont des gens bien »
France Inter, dimanche 25 mars 2018 à 13 h 20.
Emission « Le duel Natacha Polony, Raphaël Glucksmann »
Lien : https://www.franceinter.fr/emissions/le-face-a-face-polony-glucksmann
NB. – Les principaux bégaiements ont été supprimés.
[L’extrait d’un courrier envoyé à France Inter par une femme ayant perdu plusieurs membres de sa famille lors du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda en 1994 est lu par le journaliste Ali Baddou ; cette partie ne figure pas dans le replay de l’émission. De même que le minutage de la séquence n’est pas précisé]
[Voici le contenu du courrier lu à l’antenne : « Chère Madame Polony, Ma grand-mère, mes tantes, mes oncles et cousins tués en 1994 au Rwanda n’étaient pas des salauds ; vos propos sur France Inter ce dernier dimanche m’ont choquée et attristée. Qu’une “intellectuelle” s’abaisse jusqu’au caniveau du négationnisme m’a posé des questions sur sa place dans un média comme France Inter. Peut-être manquez-vous d’informations ? Alors je dirais que c’est un bel exemple de paresse intellectuelle car de nombreux ouvrages ont été publiés sur le génocide des Tutsi du Rwanda. Non, il n’y a pas de salauds dans ma famille mais des personnes tuées parce qu’elles étaient Tutsi. Dans quelques jours, le 7 avril, la Communauté Rwandaise de France va commémorer cette tragédie. Je vous invite à présenter des excuses publiques et à honorer la mémoire de toutes ces victimes qui ont péri à cause d’un racisme que vous semblez reprendre à votre compte »]
Natacha Polony : Donc, je vais préciser ma pensée. J’aurais dû le faire tout de suite, nous sommes passés à un autre sujet. Et on ne peut pas passer à un autre sujet quand on débat de… ce genre de chose. Donc, je vais expliquer ce que j’ai dit. Il y a eu un génocide – je l’ai dit plusieurs fois la semaine dernière – et je le répète, il y a eu un génocide absolument monstrueux. Un des grands génocides du XXème siècle : 800 000 personnes sont mortes en… 100 jours, ce qui est effarant ! Et la famille de cette dame en fait partie et c’est pour ça que je veux m’expliquer, vis-à-vis d’elle. Donc, il y a bien eu… Il y a bien des victimes et des bourreaux dans un génocide. Nous sommes bien d’accord et je n’ai jamais prétendu le contraire. Et, je pense qu’il faut expliquer comment cette logique génocidaire s’est mise en place, à travers le…, la propagande du…, de la Radio des Mille Collines, à travers le travail du Hutu Power, bien sûr ! Je parlais d’autres choses. Et je… En fait, je citais – et j’aurais dû le préciser – une phrase qui est de Rony Brauman, que nous recevions il y a deux semaines, et qui écrivait à propos du Rwanda : « De tout temps, les conteurs comme leurs publics ont préféré les histoires où les bons combattent les méchants plutôt que celles où des salauds en affrontent d’autres ». Ce qui est aussi une phrase qui a été dite par Carla Del Ponte, ancien Procureur du Tribunal pénal international sur le Rwanda, et qui ne désigne absolument pas les victimes. Mais qui parle du rôle du FPR face au régime de Juvénal Habyarimana et face, ensuite, au Hutu Power. Le FPR – et c’est Médecins Sans Frontières qui l’a… dit, et qui l’a expliqué, parce qu’ils étaient sur place – a commis des crimes de masse entre 1990 et 1994, en a commis d’autres après. Et…, encore une fois, ça n’a rien à voir avec un génocide et ça n’est pas à mettre sur le même plan. Il y a une différence entre une logique génocidaire et des massacres de masse, des crimes de guerre. Voilà, ce n’est pas pareil !
Ali Baddou : D’autant que c’est Paul Kagame, et le FPR, qui ont mis fin au génocide.
Natacha Polony : Voilà, qui ont mis fin… Ils ont mis fin au génocide ! Ce que je voulais dire, pour autant, c’est que ce n’est pas parce qu’ils ont mis fin au génocide que Paul Kagame et ses troupes sont des saints, et qu’ils sont des gens bien. Voilà ce que j’ai voulu dire. Je suis profondément attristé que ça ait pu être mal interprété. Je précise, d’ailleurs, que le rôle de la France là-dedans doit être explicité jusqu’au bout, et comme je l’ai dit la semaine dernière, il faut ouvrir les archives dans leur totalité. Voilà, mais je précise ma pensée. Et, bien entendu, j’ai une pensée profonde pour toutes les victimes et pour les familles des victimes qui, en effet, ont pu être blessées par ce que j’ai dit.
Ali Baddou : C’était important de vous entendre Natacha. Pour ma part, c’est vrai que je ne suis pas intervenu la semaine dernière. Mais qu’il me soit permis d’évoquer un souvenir personnel : c’était celui d’un voyage au Rwanda, à l’occasion de la commémoration du quinzième anniversaire du génocide, et c’est un moment qui a marqué ma vie, qui a changé ma vision du monde. Comme pour vous, Raphaël, à l’occasion d’un autre voyage, et nous avons eu l’occasion d’en parler. Pour en finir avec toute ambiguïté, il suffit de penser à 1942 et de remplacer « Tutsi » par « Juif » pour comprendre ce qui s’est passé en 1994 au Rwanda.
Raphaël Glucksmann : Mais c’est… J’entends complètement l’émotion de Natacha Polony et le fait qu’elle n’est pas négationniste. C’était ça qu’il fallait dire. Et oui, ça a changé mon existence. Vous savez, ça fait 20 ans que je suis bouleversé par cette histoire et j’ai travaillé dessus pendant de longues années. Et il y a un problème, en France, dans la manière dont on évoque, et la guerre, et le génocide. Vous avez fait l’effort intellectuel de dire : « remplacez le mot “Tutsi” par “Juif” ». J’aimerais que les commentateurs et les gens qui parlent du génocide au Rwanda fassent cet effort, qu’ils fassent autant attention à leurs mots quand il s’agit du génocide des Tutsi que quand il s’agit de la Shoah. Et enfin, et c’est mon désaccord, et alors là, c’est un désaccord sur…, et notamment avec Rony Brauman, parce qu’il était question de lui. Le FPR était, et quand bien même c’est un régime non démocratique…
Ali Baddou : Le Front patriotique rwandais.
Raphaël Glucksmann : Le Front patriotique rwandais était la seule force qui s’opposait, sur le terrain, au génocide. Et par conséquent, c’est l’équivalent… Et vous savez, les Soviétiques, quand ils libèrent Berlin, ou les alliés, quand ils bombardent Tokyo, font des crimes. Et…, en même temps, il ne viendrait à l’idée de personne de dire que la Deuxième Guerre mondiale est une affaire…, d’égalité dans le crime. Et donc, ce n’est pas ce que vous avez dit aujourd’hui, mais c’est ce qu’on entend souvent. Et moi…, ce qui m’importe…, c’est de toujours comprendre qu’on parle de…, d’un génocide, d’une extermination ! Et qu’il n’y en a eu que trois, en fait, au XXème siècle, selon l’ONU. Et que, donc, on doit avoir la même religiosité, la même sacralité quand on aborde ce sujet que quand on aborde la Shoah. Et c’est un appel, une requête, une supplication à l’ensemble des médias parce que ce n’est pas la première fois que ça arrive. C’est…, vraiment extrêmement important, non seulement pour les rescapés, mais d’autant plus pour les médias français parce que la France a cette histoire au Rwanda. Et que donc, on doit faire encore plus attention à ce qu’on dit.
Ali Baddou : Natacha.
Natacha Polony : Juste pour préciser que, en effet, il…, on ne peut pas, et je l’ai dit tout à l’heure, mettre sur le même plan un génocide et des massacres, même de masse, parce que la logique n’est pas la même. Et, d’ailleurs, c’est ce que dit Rony Brauman dans le texte que j’ai cité et qu’on peut lire…, qu’on peut trouver…, il était publié dans Marianne. Et je pense que c’est…, il ne faut…, il ne faut pas mettre sur le même plan. Mais il faut, en revanche, regarder l’histoire pour continuer à penser ce qui se passe dans ce pays, à le penser…, à penser ce qui se passe aujourd’hui. Et ça n’empêche pas de regarder la spécificité d’un génocide.
Ali Baddou : Merci à tous les deux. Et c’était important également, donc, d’y revenir avec tous les deux.
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[1]1 Rwanda, la fin du silence : témoignage d’un officier français, Les Belles Lettres, coll. « Mémoires de Guerre », 2018, 224 p. (ISBN 978-2-251-44804-6, présentation en ligne [archive]) (préface de Stéphane Audoin-Rouzeau)
[2] La loi n° 90-615 du 13 juillet 1990, dite Loi Gayssot (du nom du député communiste Jean-Claude Gayssot qui en fut l’initiateur), tend à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe. Elle crée le délit de « négationnisme » qui consiste à contester les crimes contre l’humanité commis pendant la Seconde Guerre mondiale, et qui a fait l’objet de vives polémiques.
[3] Robin Philpot, « Ça ne s’est pas passé comme ça à Kigali ».
[4] Plusieurs hauts-gradés français ayant opéré au Rwanda professent les mêmes théories complotistes et souverainistes.
[6] Lire : http://afrikarabia.com/wordpress/11-9-mars-2020-au-senat-le-cluster-raciste-et-negationniste-du-genocide-des-tutsi-du-rwanda/
Voir aussi le livre de Charles Onana, « Ces tueurs tutsis… »
[7] Judy Rever, In praise of Blood,
[8] Hubert Védrine, « Hutu et Tutsi, à chacun son pays », Le Point, 1996. Voir aussi : http://afrikarabia.com/wordpress/10-militaires-et-essayistes-des-enrages-chez-france-turquoise/
[9] https://www.marianne.net/medias/natacha-polony-devient-directrice-de-la-redaction-de-marianne
[10] « Judi Rever au miroir de Bisesero » https://survie.org/billets-d-afrique/2020/298-juin-2020/article/negationnisme-judi-rever-au-miroir-de-bisesero Voir aussi : http://afrikarabia.com/wordpress/10-militaires-et-essayistes-des-enrages-chez-france-turquoise/
[9] https://www.marianne.net/medias/natacha-polony-devient-directrice-de-la-redaction-de-marianne
[10] « Judi Rever au miroir de Bisesero » https://survie.org/billets-d-afrique/2020/298-juin-2020/article/negationnisme-judi-rever-au-miroir-de-bisesero
[11] https://www.marianne.net/monde/rwanda-revelations-sur-les-massacres-de-bisesero
[12] 06/10/2020 :
https://www.marianne.net/societe/police-et-justice/la-traque-est-mon-metier-eric-emeraux-le-gendarme-qui-tutoie-les-criminels-de-guerre
18/09/2020 :
https://www.marianne.net/monde/l-eloge-du-sang-le-livre-de-judi-rever-qui-montre-toute-l-horreur-du-genocide-au-rwanda
18/09/2020 :
https://www.marianne.net/monde/rwanda-le-colloque-qu-ils-voulaient-interdire
18/09/2020 :
https://www.marianne.net/monde/genocide-au-rwanda-comment-paul-kagame-peut-compter-sur-la-presse-francaise
21/12/2019 :
https://www.marianne.net/monde/rwanda-revelations-sur-les-massacres-de-bisesero
05/04/2019 :
https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/attentat-contre-habyarimana-et-genocide-rwandais-deconstruction-d-une
16/10/2018 :
https://www.marianne.net/monde/non-lieu-requis-pour-l-entourage-de-kagame-ces-preuves-que-le-parquet-rejetees
13/10/2018 :
https://www.marianne.net/monde/rwanda-noel-en-avance-pour-paul-kagame-qui-gagne-la-francophonie-et-decroche-presque-son-non
28/09/2018 :
https://www.marianne.net/monde/exclusif-rwanda-le-document-top-secret-qui-accuse-le-regime-de-kagame
27/09/2018 :
https://www.marianne.net/monde/exclusif-rwanda-la-verite-sur-les-massacres-de-l-armee-patriotique-de-kagame