Nous avions annoncé le procès de la journaliste, essayiste et chroniqueuse Natacha Polony, poursuivie pour négationnisme du génocide des Tutsi du Rwanda. La XVIIe chambre correctionnelle du Tribunal judiciaire de Paris a consacré deux audiences à cette affaire, mardi 1er et mercredi 2 mars 2022. Aujourd’hui, verbatim de la première journée d’audience.
Par Jean-François DUPAQUIER
A 46 ans, Natacha Polony est une commentatrice vedette des médias parisiens. Elle est connue pour peser ses mots. Pourquoi, résumant le génocide des Tutsis du Rwanda en 1994, son contexte et ses prolongements sanglants en République Démocratique du Congo [RDC, un pays à l’époque appelé Zaïre], a-t-elle, dans une formule lapidaire, parlé de « salauds face à d’autres salauds » ? Ces termes, inusités dans sa bouche, constituent-ils une négation du génocide des Tutsis ? S’agirait-il alors d’un délit au sens des récentes adaptations de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 au motif qu’ils sont constitutifs de contestation de l’existence de crime contre l’humanité, en l’espèce le génocide perpétré contre les Tutsis du Rwanda ?
Cette expression et les autres phrases prononcées par Natacha Polony ressortent-elles de la libre opinion, comme elle le soutient ? C’est tout l’enjeu de ces deux audiences qui ont attiré un public nombreux. La première, le 1er mars, démarre à 14h09.
L’enjeu des deux audiences
La Présidente reprend le déroulé de l’instruction.
L’association Ibuka France [« Souviens-toi »] et la Licra [1] ont porté plainte contre Natacha Polony pour les propos que nous avons déjà intégralement reproduits [2], tenus dans une émission de France Inter le 18 mars 2018. Depuis 2017, tous les dimanches à 13 heures, dans « Le Grand Face à Face », un débat oppose Natacha Polony au philosophe Raphaël Glucksmann [3]. Un long débat arbitré par Ali Baddou oppose les deux protagonistes sur un certain nombre de sujets d’actualité.
Pour le procès, Natacha Polony a fait citer trois témoins de contexte : Carla Del Ponte, ancienne procureure du Tribunal pénal international pour le Rwanda, dont l’audition est renvoyée au lendemain par vidéoconférence, Rony Brauman, écrivain, ancien président de Médecins sans Frontières, et Johan Swinnen, ancien ambassadeur de Belgique au Rwanda.
Au total, huit témoins à entendre
Parmi les plaignants, Ibuka France a fait citer l’historien et écrivain Stéphane Audoin-Rouzeau, ainsi que le journaliste et écrivain Patrick de Saint-Exupéry, La Communauté rwandaise de France (CRF) a fait citer l’écrivaine franco-rwandaise Scholastique Mukasonga, l’ancienne présidente de la CRF Espérance Brossard et le journaliste Serge Farnel, auteur d’ouvrages sur le génocide et le rôle de la France. Tous sont invités à quitter les lieux et à errer dans les couloirs ou les étages jusqu’à leur audition. [4]
Trois minutes d’extrait de l’émission
La Présidente fait diffuser dans la salle l’extrait en cause de l’émission du 18 mars 2018. Cet extrait dure exactement 3 minutes. Ensuite elle interroge l’accusée.
Natacha Polony déclare qu’il lui est douloureux de comparaître devant un tribunal. « C’est la première fois en vingt ans de journalisme que je me retrouve sur le banc des accusés. J’essaye de garder en permanence une forme de mesure, d’éviter la caricature, surtout sur des sujets aussi douloureux. Jamais je n’aurais nié le génocide rwandais dont je sais qu’il a été particulièrement atroce. ».
Natacha Polony : « Je ne nie en rien un génocide dont je sais qu’il a eu lieu »
Elle dit qu’elle sait ce qu’est le « génocide rwandais. […] Je ne nie en rien un génocide dont je sais qu’il a eu lieu. » Elle ajoute que Raphaël Glucksmann avait tenu à aborder le sujet « où il est sur des positions de considérer que la France a soutenu un régime génocidaire. Ce que j’essaye de dire dans l’émission, c’est qu’il va falloir regarder en face ce qu’il s’est passé et consulter les archives. Pourquoi j’utilise cette expression [« des salauds face à d’autres salauds »] ? Je cite en fait une tribune de Rony Brauman publiée par Marianne en 2012. Mon sujet était de répondre à Raphaël Glucksmann que la situation n’était pas extrêmement simple, un régime libérateur contre un régime génocidaire. Que la position de la France s’expliquait par la complexité de la situation…, cette faute commise par la France qui n’était pas un soutien spécifique à un génocide ».
Selon elle, Raphaël Glucksmann aurait voulu que la France soutienne le FPR en tant que libérateur, et les propos qu’elle rapporte viennent démontrer que la réalité est plus complexe. Selon Natacha Polony, le fait que le FPR ait commis des exactions avant, pendant et après le génocide permet de comprendre comment la France a pu être amenée à soutenir un régime qui devenait génocidaire. Elle dira par la suite que la France, une fois qu’elle comprend la nature génocidaire du gouvernement intérimaire, intervient dans un processus de paix sous mandat de l’ONU.
« Je me suis trouvée dans l’impossibilité de dérouler mon raisonnement »
« C’est lui [Raphaël Glucksmann] qui induit, dans la façon dont il me répond, mes propos. Je me suis retrouvée dans l’impossibilité de dérouler mon raisonnement. Les victimes du génocide sont bien des victimes. Je me suis expliquée la semaine suivante [5] parce qu’il y avait eu des appels, notamment une femme qui dit avoir subi le génocide, que sa famille a été victime… Je ne veux pas laisser croire que j’avais minimisé ce génocide… Les souffrances autour de cette question ne doivent pas interdire les débats de la notion de responsabilité, notamment de la France. Le rapport Duclert est venu clarifier les choses, à l’époque ce n’était pas le cas ».
Natacha Polony ajoute : « Etre “qualifiée” de négationniste, c’est un sceau d’infamie, une accusation extrêmement grave. Il existe des négationnistes, il existe des génocidaires. Je ne suis pas dans la thèse que certains défendent, celle de la thèse d’un double génocide. Cette tribune de Rony Brauman va à l’encontre de cette thèse. Mais le FPR de Paul Kagame a commis des crimes avant, pendant et après le génocide. C’est cela que je dis et rien de plus. Mon erreur a été de ne pas expliquer ma position ».
« Etre “qualifiée” de négationniste, c’est un sceau d’infamie »
A une question de la Présidente, Natacha Polony dit qu’elle ne s’attendait pas à ce débat. « Raphaël Glucksmann est particulièrement agité sur le sujet, ça ne donnait pas un caractère apaisé au débat ». Elle indique que Raphaël Glucksmann lui a sans cesse coupé la parole, qu’il a empêché un débat apaisé, et que c’est de son fait s’il y a une confusion dans ses propos alors même qu’elle cite Rony Brauman, dont la tribune vise clairement les exactions du FPR.
Maître Rachel Lindon, avocate d’Ibuka France, l’interroge : « Dans vos propos du 18 mars, vous ne citez pas une seule fois le Front patriotique rwandais ».
Natacha Polony répond qu’elle parle du régime de Paul Kagame, de la dérive du régime mais qu’elle est coupée par Raphaël Glucksmann avant de pouvoir préciser qu’elle vise le régime rwandais. « Je parle du régime de Paul Kagame, évidemment ».
« Je parle du régime de Paul Kagame, évidemment »
Pour elle, le sujet portait davantage sur la responsabilité de la France. Elle avait face à elle un militant convaincu, Raphaël Glucksmann. Elle indique que c’est lui qui a insisté pour parler du Rwanda à la lumière des informations que venait de publier Le Monde faisant état du soutien de la France au gouvernement génocidaire dans les années 1990. Elle ne voulait pas aborder ce thème car le sujet du Rwanda méritait un débat plus long. Elle rappelle qu’elle souhaite également l’ouverture des archives.
Me Rachel Lindon : « A un autre moment de l’émission, vous avez dit « on ne définit pas les gens victimes ou bourreaux, c’est plus compliqué que ça. »
Natacha Polony : « Je pense qu’on comprend parfaitement quand on m’écoute que… je n’ai jamais confondu les génocidaires et les victimes, il a pu y avoir, éventuellement, de la part de gens qui sont touchés dans leur chair, une mauvaise interprétation… Il n’est jamais bon de blesser qui que ce soit, [mais] à aucun moment il ne peut y avoir d’interprétation qui conduirait à penser que je minimise ce génocide. Dans ma bouche, il n’y a aucune confusions, on est en train de parler des dirigeants et non de la population ».
« A aucun moment il ne peut y avoir d’interprétation qui conduirait à penser que je minimise ce génocide »
Natacha Polony indique que c’est après le témoignage d’une femme, qui se présente comme rescapée du génocide et qui l’interpelle directement, qu’elle choisit de répondre dans l’émission suivante du 25 mars 2018. Elle précise que, quand on écoute ses propos sans être pris par l’émotion, on comprend facilement qu’ils ne constituent en rien du négationnisme. En revanche, quand on est sous le coup de l’émotion, on ne peut le comprendre.
Elle reconnaît une faute, celle d’avoir été mauvaise dans son échange avec Raphaël Glucksmann et de l’avoir laissé lui couper la parole. « L’émission était un peu courte, en trois minutes on est dans l’impossibilité d’expliquer les exactions du FPR avant, pendant et après le génocide. Raphaël Glucksmann me coupe la parole ».
Me Lindon : « Raphaël Glucksmann demande tout simplement s’il est approprié de parler d’exactions des deux côtés »
La Présidente du tribunal lui demande si elle n’est pas habituée à être interrompue dans ce type d’émission. Natacha Polony répond par la négative.
Question de Me Lindon : « Même si vous êtes coupée par Raphaël Glucksmann, il demande tout simplement s’il est approprié de parler d’exactions des deux côtés, si cela est approprié pour parler de génocide ».
Natacha Polony répond qu’elle a le sens des mots et qu’elle ne peut parler d’exactions pour évoquer le génocide, dont elle ne nie pas l’existence. Elle a choisi le texte de Brauman précisément parce qu’il distingue bien le génocide des exactions. « Je ne parle pas d’exactions concernant le génocide, ce n’est pas la même chose que les crimes de masse de la part du FPR. »
Rachel Lindon la reprend sur l’expression « génocide rwandais » que Natacha Polony a employée plusieurs fois : « On ne dit pas génocide rwandais mais génocide des Tutsis du Rwanda ».
Rachel Lindon : « On ne dit pas « génocide rwandais »
Natacha Polony répète qu’elle a bien conscience qu’il existe différentes formes de négationnisme, mais que, d’après le ton qu’elle emploie, la nuance de ses propos, on comprend parfaitement sa position et le fait qu’elle reconnaît l’existence du génocide.
Elle ajoute que le FPR n’est pas le mouvement libérateur innocent qu’on prétend, et qu’on a besoin de comprendre cela pour expliquer que la France s’est fourvoyée.
Elle insiste par la suite en disant que ce que disent Raphaël Glucksmann et Le Monde ont ensuite été contredits par le rapport Duclert.
Me Lindon lui fait remarquer que, dans l’émission du 18 mars 2018, elle n’a pas cité sa source, la tribune de Rony Brauman.
Natacha Polony : « Dans la deuxième émission, je parle du génocide des Tutsis ». Elle ajoute un peu plus tard que Rony Brauman était sur place et qu’il est considéré comme une référence incontestable dans l’analyse du génocide et de son contexte.
« Il y a un journaliste de Marianne, Alain Léauthier, que j’ai laissé totalement libre de traiter ce sujet »
Me Rachel Lindon insiste : « Dans Marianne, l’hebdomadaire dont vous êtes devenue la directrice, vous avez publié beaucoup d’articles polémiques sur le Rwanda ».
Natacha Polony : « J’ai publié beaucoup d’articles sur l’actualité internationale et naturellement sur le Rwanda. Il y a un journaliste de Marianne, Alain Léauthier, que j’ai laissé totalement libre de traiter ce sujet. Donc Léauthier a publié des articles sur cette question ».
Elle ajoute qu’elle connaît toutes les formes de rhétorique utilisée pas les négationnistes. « A aucun moment il n’y a eu de ma part une intention de minimiser, de minorer, de banaliser le génocide. Je ne suis pas de ceux qui se gargarisent du tragique de l’Histoire ».
Elle dit quelques minutes plus tard : « II y a des gens qui, parfois, ont tendance à simplifier. Comment la France a pu se laisser aveugler ? Pour Raphaël Glucksmann, il y avait un mouvement libérateur, le FPR, et un mouvement génocidaire. Or le FPR n’était pas un mouvement libérateur et innocent. Concernant la France, comment expliquer que des gens qui étaient sur place n’aient rien vu venir ? ».
Natacha Polony : « Comment la France a pu se laisser aveugler ? »
Me Richard Gisagara, avocat de la CRF, lui demande pourquoi elle se plaint « des excès de Raphaël Glucksmann » et prétend que celui-ci l’aurait empêchée d’approfondir sa pensée. Natacha Polony répond qu’il lui restait très peu de temps, et qu’elle a insisté sur la nécessité d’ouvrir les archives françaises classifiées.
Me Gisagara lit une lettre de Laurence Bloch, directrice de France Inter, qui se reconnaissait « troublée » par les déclarations de Natacha Polony à l’antenne.
Natacha Polony : « Je n’ai jamais voulu blesser qui que ce soit. A aucun moment je n’ai tenu des propos qui pouvaient laisser penser que je niais ou minimisais le génocide ».
L’avocat du MRAP, Me Jean-Louis Lagarde, lui fait remarquer qu’elle a participé à des émissions de Laurent Ruquier « On n’est pas couché » : « N’est-ce pas la règle de l’émission de couper la parole à tout moment aux intervenants ? Vous êtes donc habituée à ce genre de débat ».
Natacha Polony : « A France Inter, c’est très différent. C’est une émission qui ménage la possibilité de conduire un raisonnement. Raphaël Glucksmann a tenu à ce que nous abordions ce sujet-là. Oui, je prépare les sujets en amont. J’avais en tête le texte de Rony Brauman, sachant que le sujet était sur le rôle de la France. Je connais les positions de Raphaël Glucksmann sur le sujet, sa vision du rôle de la France dans le génocide ».
Me Jean-Louis Lagarde : « Vous êtes habituée à ce genre de débat »
Question de Me Lagarde : « Vous ne répondez pas à la question de Raphaël Glucksmann. Vous parlez d’autre chose ».
Natacha Polony : « Je me garde de parler de ce que je ne connais pas. Je n’ai pas les moyens d’investigation. Nous sommes en position de commentateurs de l’actualité ».
Me Lagarde : « Mais Raphaël Glucksmann parle de la France, et vous répondez “Il y a des salauds face à des salauds” ! ».
Natacha Polony : « J’ai conscience que je n’avais pas pu exprimer mon point de vue ».
La procureure lui demande si tout de même, par curiosité, elle a lu le livre de Guillaume Ancel, également cité parmi les références de Raphaël Glucksmann au début de l’émission. Elle répond par la négative.
Au fil des questions, Natacha Polony livre, par bribes, les recettes techniques du débat avec Raphaël Glucksmann. L’émission phare du week-end de France Inter était en général enregistrée le vendredi ou le samedi [pour tenir compte de l’actualité la plus fraîche] « dans les conditions du direct » et rarement prononcée en direct. Mais ce fut le cas le 18 mars 2018.
Un « making off » de l’émission de France Inter
Dans tous les scénarios, les deux débatteurs échangent auparavant sur les sujets qu’ils souhaitent se partager, chacun ayant ses thèmes de prédilection [on comprend que pour rendre l’émission plus vivante, chaque sujet ne doit pas dépasser trois minutes. Et que face à celui ou celle qui « lance » le sujet, l’autre s’est renseigné pour lui donner une réplique pertinente. C’est dans ce cadre que Natacha Polony a trouvé comme seule information la tribune signée de Rony Brauman, parue six ans auparavant dans Marianne.]
Natacha Polony est ensuite interrogée par les avocats de la défense, avec des questions plus faciles.
Me Jean-Yves Dupeux : « Pour revenir sur le fait que le régime de Kigali est devenu dictatorial, ce n’est pas remettre en cause le génocide que de dire cela ? ».
Natacha Polony : « Il me semble important de dénoncer un régime de dictature, celui de Paul Kagame. Mais c’est bien le FPR qui a fait cesser le génocide contre les Tutsis. Il faut aussi parler des crimes commis après le génocide. Il me paraît important de le dire. Un génocide n’empêche pas de parler de faits historiques ».
Natacha Polony : « Il me semble important de dénoncer un régime de dictature »
Me Jean-Yves Dupeux : « Dans cette émission, Raphaël Glucksmann est un véritable moulin à paroles, on comprend bien que vous êtes frustrée de ne pouvoir développer votre pensée. Dans la seconde émission, vous exposez comment vous auriez souhaité le faire, est-ce que je me trompe ».
Natacha Polony : « Effectivement, dans la seconde émission j’ai l’opportunité de construire un raisonnement. Il peut sembler inconcevable que les décideurs français n’aient pas compris que se dessinait un génocide. Le syndrome de Fachoda expliquerait la position pro-gouvernementale de la France face à l’incursion d’une force soutenue par les Anglo-saxons. On a refusé de voir qu’il y avait autour du régime toute une idéologie. C’est en ce sens que le rapport Duclert parle de “fautes” ».
Natacha Polony dit que Paul Kagame s’est appuyé sur l’horreur du génocide pour installer son régime. Un régime dictatorial qui a même accusé de terrorisme « quelqu’un qui a sauvé des Tutsis » [l’accusée a sans doute oublié le nom de Paul Rusesabagina, le « héros » du film « Hôtel Rwanda », condamné pour terrorisme et actuellement en détention au Rwanda].
« Paul Kagame s’est a ppuyé sur l’horreur du génocide pour installer son régime »
Après une courte pause, l’audience reprend avec l’audition de Patrick de Saint-Exupéry, premier témoin.
Il se présente rapidement et rappelle qu’il s’est rendu au Rwanda à plusieurs reprises comme grand reporter au Figaro, pour la première fois en octobre 1990, puis pendant et après le génocide. Il a été appelé comme témoin de contexte devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) dans le procès de Clément Kayishema, ancien préfet de Kibuye. [6] Il s’est rendu souvent au Rwanda et dans la région depuis lors.
Patrick de Saint-Exupéry revient sur les propos de Natacha Polony qu’il qualifie de choquants, de « propos de comptoir ». Il considère qu’on n’a pas le droit d’avoir des propos aussi légers sur des sujets aussi graves.
Patrick de Saint-Exupéry : « Ce sont des propos de comptoir »
Il considère que les propos de Natacha Polony ne constituent pas du négationnisme, mais plutôt du « confusionnisme », car ces propos sur « des salauds face à d’autres salauds » mènent à l’incompréhension. Le journaliste précise : « Le confusionnisme est la base intellectuelle de ce qui va permettre par la suite le négationnisme ». Il ajoute : « Dire que Raphaël Glucksmann présente les choses comme « des gentils contre les méchants » est une autre façon de caricaturer les choses. Dans le débat, j’entends parfois des propos réducteurs. Je suis affligé d’entendre des mots aussi dédaigneux ».
A une question de la Présidente, Patrick de Saint-Exupéry explique qu’il est revenu au Rwanda en mai 1994 et qu’il est resté plusieurs semaines. « Je me suis attaché à essayer de comprendre. Le propre d’un génocide c’est l’extermination. Tout se perd là-dedans, hommes, femmes, enfants. Quand le génocide se termine, il y a toujours des rescapés. Mais au lendemain d’un génocide les seuls qui peuvent parler sont ceux qui ont commis le génocide car les rescapés ne le peuvent pas. Leurs récits sont parcellaires. Par définition ces rescapés étaient cachés dans les marais, parfois dans des latrines. Ils n’ont pas vu grand-chose. Ils sont aussi inaudibles. Ils sont comme morts. Il a fallu des années pour mettre des mots sur ce qu’ils ont vécu, pour que leur parole se reconstruise ».
Patrick de Saint-Exupéry : « Personne n’a envie de comprendre la réalité d’un génocide »
Patrick de Saint-Exupéry ajoute : « En France il a fallu aussi des années pour comprendre la radicalité d’un génocide au Rwanda. Personne n’a envie de comprendre la réalité d’un génocide. Un génocide ce n’est pas de la folie, c’est tout perdre sauf la raison. Un génocide est raisonné, c’est une mécanique qui se met en marche, une mécanique inexorable. Je suis triste d’entendre des propos comme ceux de Mme Polony et d’autres. Un génocide, ce n’est pas une addition de massacres. Un des marqueurs du génocide, c’est le silence. Le deuxième marqueur, c’est le déni, l’idée qu’un génocide est impossible. C’est une idée qui plaît au public : employer le registre de la négation, du confusionnisme d’abord. Je regrette que des commentateurs n’éprouvent pas le besoin d’aller voir, d’entendre la parole des gens ».
Me Rachel Lindon demande à Patrick Saint-Exupéry ce qui a justifié l’écriture de son récent ouvrage La Traversée [7] où il démonte la théorie du « double génocide » [s’attirant notamment la critique de Rony Brauman].
Patrick Saint-Exupéry : « Je voulais comprendre de quelle réalité partait la théorie du « génocide des Hutus » lors de leur fuite au Congo en 1996-1998. C’est l’émergence de deux histoires disjointes qu’on a opposées, entre l’histoire du génocide des Tutsis au Rwanda, qui est un génocide indiscutable, et des massacres de Hutus au Congo. Cette théorie qui prenait de l’ampleur m’a poussé à me rendre au Congo pour vérifier. Il faut mettre les mots appropriés contre les assertions de ceux qui veulent équilibrer les plateaux de la balance. Le génocide des Hutus, ça ne veut rien dire. Ils n’ont pas été victimes d’une volonté d’effacement absolu. Rien à voir entre un génocide et des massacres. Les bombardements de Dresde par l’aviation alliée, c’était un massacre. Il faut qu’on rende leur valeur aux mots, c’est une obligation intellectuelle, c’est extrêmement important ».
« Le génocide des Hutus, ça ne veut rien dire. Ils n’ont pas été victimes d’une volonté d’effacement absolu »
Patrick de Saint-Exupéry insiste qu’il n’a trouvé aucune trace d’un prétendu génocide des Hutus au Congo. Des exactions oui, mais pas de génocide. Et un génocide ce n’est pas une addition de massacres.
Interrogé par Me Richard Gisagara sur le génocide des Tutsis, il rappelle qu’au Rwanda il y avait en même temps une guerre civile. « Je ne connais pas de guerre propre, de guerre sans crimes. Ce n’est pas possible. La guerre est sale. Bien sûr que du côté du FPR il y a eu du sang, bien sûr qu’il y a eu des règlements de comptes. J’ai couvert un certain nombre de guerres. Le problème ce n’est pas de définir un bon et un méchant ou de parler “de salauds contre des salauds”. C’est rendre compte de la guerre avec un minimum de respect pour les uns et les autres ».
Patrick Saint-Exupéry est ensuite interrogé par Me Jean-Yves Dupeux qui va tenter de l’amener à évoquer les massacres qu’il a pu documenter au Congo, en insistant pour qu’il précise si ces massacres ont été commis par le FPR. Il lui demande ce qu’il pense des différents rapports faisant état d’exactions du FPR avant, pendant et après le génocide. Notamment le Rapport Mapping : « Vous pouvez parler de ce rapport ? »
Patrick de Saint-Exupéry : « Le rapport Mapping, ce n’est pas le sujet ici. »
La présidente : « Répondez à la question de l’avocat. »
Patrick Saint-Exupéry répond en revenant sur le fait que les camps de réfugiés du Congo constituaient des laboratoires de la haine, car ils étaient peuplés de génocidaires en fuite, armés, qui souhaitaient uniquement retourner au Rwanda « finir le travail ».
Saint-Exupéry : « Le rapport Mapping, ce n’est pas le sujet ici. »
« Ceux qui ont fui dans la forêt étaient encadrés par ceux qui avaient organisé le génocide au Rwanda. Il y avait aussi une foule de femmes et d’enfants qui n’étaient coupables de rien. Il faut rappeler que parmi ces camps de “déplacés” il y avait des camps de militaires réarmés qui fuyaient également. Ils ont été poursuivis, et dans un certain nombre de cas, massacrés. C’était une guerre qui se poursuivait avec des massacres, avec des crimes. Il faut se souvenir que dans les camps de “réfugiés” on continuait à s’entretuer. Des Hutus tuaient des Hutus soupçonnés de vouloir revenir au Rwanda ou accusés de “mollesse” vis-à-vis des Tutsis ».
Me Jean-Yves Dupeux lui demande si les propos de Natacha Polony peuvent laisser entendre qu’il y a eu deux génocides. Patrick Saint-Exupéry lui répond brièvement que ce n’est pas le cas. Il insiste toutefois sur le confusionnisme. Dans les rapports que vient de citer l’avocat et qui accusent le FPR, il y a notamment le « Rapport Mapping ». « Certains éléments de ce rapport sont vrais, d’autres sont faux ». Il ajoute que cet avis n’est pas une nouveauté : il figure dans son livre.
Me Florence Bourg, deuxième avocat de la défense, lui demande s’il ne nie pas l’existence de crimes de masse commis par le FPR.
Patrick Saint-Exupéry s’étonne du terme qu’elle vient d’employer : « Que désigne le terme de “crimes de masse” ? Et un massacre, ça commence à combien ? Cent morts, mille morts, dix mille morts, cinquante-mille morts ? Ce qui me fascine, c’est la puissance des représentations. Les crimes de masse ne correspondent à aucune réalité scientifique ».
« Que désigne le terme de “crimes de masse” ? »
Me Florence Bourg pose une dernière question : « Selon vous, faire état de crimes du FPR reviendrait à nier le génocide ? ».
Patrick Saint-Exupéry : « Ce n’est pas du tout la question. Il faut se représenter ce que fut le génocide des Tutsis. Le ciel était bleu, les collines étaient vertes, le pays était magnifique. Un génocide, en Europe, ce sont des représentations de ciel gris, de camps entourés de barbelés et de miradors ».
Le témoin suivant est l’écrivaine Scholastique Mukasonga, citée par la Communauté rwandaise de France. Elle pose ses notes sur le pupitre et commence à les lire : « Je suis une survivante du génocide commis contre les Tutsis du Rwanda car si j’avais été au Rwanda en 1994 je ne pouvais pas échapper à la machette des tueurs qui ont exterminé ma famille. Des mots graves ont été prononcés au sujet du génocide des Tutsis. Le mot « salauds ». Nous les survivants sommes confrontés à des propos négationnistes qui minimisent nos blessures. Les mots ont le pouvoir de réparer et d’apaiser, mais ils peuvent aussi avoir le pouvoir de rouvrir des blessures profondes. Les propos négationnistes font de nous des victimes perpétuelles.»
Scholastique Mukasonga : « Les propos négationnistes font de nous des victimes perpétuelles.»
Scholastique Mukasonga poursuit en racontant sa vie de réfugiée au Rwanda depuis l’âge de trois ans.
Elle livre un argumentaire sur la mémoire et sur le caractère préparatoire du génocide. Elle évoque l’histoire de sa famille. De sa déportation au Bugesera dans les années 1960 et ses souvenirs de jeunesse dans cet environnement hostile. Elle parle du fait qu’elle se considère comme la mémoire de Nyamata et de tous les Tutsis qui sont morts là-bas. L’écriture lui sert à réhabiliter leur honneur et effacer les insultes qu’ils subissaient. Elle n’a pas supporté le fait d’entendre qu’il s’agissait de « salauds ».
Scholastique Mukasonga est invitée par la Présidente à ne pas lire ses notes mais à s’exprimer plus brièvement sur l’accusation portée contre Natacha Polony.
« Ce que j’essaie de vous faire comprendre, c’est que quand on dit “salauds contre salauds”, c’est la théorie du double génocide. Ce n’était pas des salauds, mais des hommes et des femmes qui tentaient de sauver la vie de leurs enfants ».
L’écrivaine termine son témoignage en montrant à la cour et aux avocats une photo de sa famille nombreuse prise lors d’un mariage et en précisant qu’il n’y avait que deux survivant.
Il n’y a pas de question de la défense ni du procureur.
Stéphane Audoin-Rouzeau : « Le négationnisme est consubstantiel au génocide »
La parole est à Stéphane Audoin-Rouzeau.
L’historien revient sur la définition du négationnisme et ses composantes. Il explique comment on est passé du concept de « révisionnisme » à celui de « négationnisme », qui s’est imposé « en raison de sa réussite conceptuelle ». Il rappelle la chronologie de ce débat à la fin des années 1980. Le négationnisme est consubstantiel au génocide. Dès le génocide des Arméniens en 1915-1916, il y a volonté de dissimulation. Dès 1945 dans les milieux d’extrême droite, on entretient un discours négationniste sur la Shoah. Ce discours est très favorisé aujourd’hui par les réseaux sociaux où la provocation et la théorie du complot se donnent libre cours.
Stéphane Audoin-Rouzeau prend pour exemple la théorie de la polémiste canadienne Judi Rever qui va jusqu’à accuser les Tutsis du FPR d’avoir infiltré les milices Interahamwe pour tuer les Tutsis du Rwanda afin de se « victimiser » et de discréditer les Hutus [auteur et théorie soutenues dans l’hebdomadaire Marianne].
Pour Stéphane Audoin-Rouzeau, Marianne a une ligne particulière sur le génocide des Tutsis. C’est l’accusation en miroir : accuser les autres de préparer un massacre pour rendre plus facile le passage à l’acte. Induire une légitime défense en quelque sorte en « éliminant le premier ».
« Le négationnisme accompagne fatalement les génocides. Dans le cas du génocide des Tutsis du Rwanda, le négationnisme a pris une forme très spécifique. D’une part, il avance une sorte d’autodéfense contre les massacres perpétrés par le FPR, d’autre part il a pu se cristalliser dans les camps de réfugiés et ensuite essaimer dans la diaspora hutue.
Stéphane Audouin-Rouzeau distingue deux niveaux de négationnisme : ceux qui nient frontalement le génocide des Tutsis, comme le colonel Théoneste Bagosora face à ses juges à Arusha.
Ceux qui avancent le concept de double génocide ne nient pas le génocide contre les Tutsis mais affirment que le FPR, à la fois lors de son avancée au Rwanda en 1994, puis après la prise en main du pays, a exterminé les Hutus. Et qu’il a recommencé au Congo en poursuivant les réfugiés qui fuyaient pour ne pas retourner au Rwanda.
« La mention DES génocides permet de renvoyer tout le monde dans le même sac »
« La mention DES génocides, avancée par François Mitterrand au sommet franco-africain de Biarritz en novembre 1994, permet de renvoyer tout le monde dans le même sac, victimes et bourreaux. Hubert Védrine, dans ses interventions dans les médias, s’approche de cette notion. Et plus encore Pierre Péan qui dans son livre Noires fureurs, blancs menteurs estime sans le moindre fondement que 280 000 Tutsis ont été tués lors du génocide de 1994, mais que celui-ci a fait un million de morts dans la catégorie hutue ».
Faisant allusion aux propos de Natacha Polony sur France Inter le 18 mars 2018, Stéphane Audoin-Rouzeau pointe une phrase qui signale le discours négationniste. Il souligne que la négationniste Judi Rever a eu les honneurs de l’hebdomadaire Marianne depuis qu’il est dirigé par Natacha Polony. Il parle à propos de Judi Rever « de mythomanie et de paranoïa ».
Le syndrome de la victime parfaite
L’historien évoque le syndrome de la victime parfaite [celle qui a totalement disparu]. Ce n’est pas le cas au Rwanda et cela facilite les propos négationnistes car, pour une fois, le groupe-cible a fini par prendre le pouvoir. La victoire militaire prive les Tutsis de ce statut de « victime parfaite », ce qui fournit aux négationnistes une argumentation supplémentaire. Ces derniers masquent le fait qu’au Kivu, les rebelles congolais, le FPR et leurs alliés, « ont été confrontés à un proto-Etat génocidaire, représentant un péril mortel pour le nouvel Etat rwandais, péril qu’il ne pouvait tolérer ».
Stéphane Audoin-Rouzeau termine son intervention en qualifiant la violence au Congo de « violence politique car elle n’est pas une violence d’extermination. Elle n’est pas de type ethnique. Alors que le génocide, c’est une violence qui cherche une élimination totale, exhaustive, du groupe cible. En parlant de “salauds face à d’autres salauds”, il y a une forme d’escroquerie à mettre ces violences sur le même plan. Pour moi, tout ce qui tend à minorer les souffrances des victimes est abject.
« En parlant de “salauds face à d’autres salauds”, il y a une forme d’escroquerie »
Jean-Yves Dupeux, avocat de Natacha Polony pose la même question qu’à Patrick de Saint-Exupéry : « On a toujours le sentiment que, dès qu’on critique le FPR, on est accusé de véhiculer la théorie du double génocide ? Faire état de crimes du FPR revient-il à nier le génocide ? Et que pensez-vous du Rapport Mapping ?
Stéphane Audoin-Rouzeau : Vous me permettrez de ne pas répondre à cette dernière question. Ce n’est pas le sujet du débat soulevé ici.
La présidente du tribunal : « Répondez à la question de l’avocat ».
Stéphane Audoin-Rouzeau rappelle la fin de son propos : il y a un fossé entre violence politique et violence génocide. En tant qu’historien, il ne voit aucune interdiction à parler de certains faits, il envisage les choses dans leur globalité.
« Je remarque au contraire qu’à chaque fois, la mise en accusation du FPR s’accompagne d’une minimisation du génocide des Tutsis du Rwanda, d’une relativisation du génocide. »
Il ajoute : « L’utilisation du terme « salauds » fait tomber dans une simplification, pour le moins inutile, au pire dangereuse ».
Stéphane Audoin-Rouzeau considère qu’il y a une ambiguïté profonde dans les propos de Natacha Polony. Elle laisse penser qu’il n’y a pas de distinction entre bourreaux et victimes. Or, un génocide implique cette distinction.
« Un génocide implique la distinction entre bourreaux et victimes »
Me Jean-Yves Dupeux : « Les victimes n’ont pas disparu des propos de Natacha Polony ! ».
Stéphane Audoin-Rouzeau : « Elle répond très mal à Raphaël Glucksmann. Elle donne à penser à une sorte d’équivalence entre bourreaux et victimes. Dans un génocide, effectivement, il y a des bourreaux et des victimes ».
Quatrième témoin, Rony Brauman s’avance. Il décline son identité. A 71 ans, il est médecin, directeur d’études à la Fondation Médecins sans Frontières (MSF).
Rony Brauman : « Il me semble avoir entendu l’émission, le 18 mars 2018. Les propos de Natacha Polony ne m’ont pas choqué. Ils me semblaient marqués du sceau de l’évidence. Je ne comprends pas ce procès. Je suis intrigué et même choqué par la plainte déposée contre elle. Je dois ajouter que je suis choqué par l’extrême complaisance, la mansuétude vis-à-vis d’un dictateur aux mains couvertes de sang. Kagame est un des pires dictateurs de l’Afrique contemporaine avec Nguesso, Hissène Habré. Mais dans la communauté internationale, personne ne souhaite s’afficher contre Paul Kagame ».
Rony Brauman : « Les propos de Natacha Polony ne m’ont pas choqué »
Rony Brauman poursuit : « Le chiffre de ses victimes se compte en centaines de milliers, au moins 250 000… A la dernière élection présidentielle, il a obtenu 98,8 % des voix, il est indéracinable jusqu’en 2034. Il est l’image même du dictateur violent, intraitable, qui traque ses opposants jusqu’à l’étranger ».
Rony Brauman accuse le FPR d’avoir utilisé les ONG, pendant et après le génocide, pour identifier les sites de réfugiés hutus à attaquer. Il dit que les convois humanitaires « devaient prendre à leur bord des officiers de liaison », lesquels étaient en fait « des espions » à la solde du nouveau gouvernement, à des fins de représailles : « À notre insu, nous dirigions des tueurs vers leurs proies ». Pour lui, il s’agissait effectivement de « salauds, ce qui ne veut pas dire que les actes [des uns et des autres] sont équivalents et interchangeables ». [8]
« Il s’agissait effectivement de salauds »
Rony Brauman parle « d’une attaque totalement folle contre Natacha Polony ». Pour lui, les propos tenus à France Inter « ne constituent en aucun cas une négation ou une minimisation du génocide ».
Interrogé par Me Rachel Lindon, Rony Brauman dit : « Natacha Polony a parlé de façon claire, sans ambiguïté. Je me suis reconnu dans ses propos. Je n’y vois aucune contestation de la réalité du génocide. Le terme de “salauds” s’applique aux chefs de guerre, pas aux victimes du génocide. On parle bien de Kagame qui est un salaud ».
Sur une question de Me Dupeux, Rony Brauman revient sur son itinéraire qui l’a conduit jusqu’à la présidence de MSF, qu’il abandonne le 1er mai 1994, en plein génocide. Il revient sur les mouvements de population consécutifs au génocide. « Chaque avancée du FPR provoquait des déplacements de population, jusqu’à concerner 1 200 000 personnes sur une population totale de 6 millions. Le FPR s’installait sur le terrain, chassait ces gens pour installer une population jugée plus docile à son égard. Ces déplacés vivaient dans des conditions indignes, d’où la haine qui s’est installée chez eux ».
Brauman : « Certains ont parlé de millions de morts. Ça en dit long sur la pureté du nouveau régime rwandais »
Pour Rony Brauman, le génocide a d’abord été un choc affectif : environ 180 employés tutsis de MSF ont été tués par les miliciens ou la Garde présidentielle. « J’ai exprimé cette frustration en écrivant un livre à l’été 1994, en septembre, Rwanda, un génocide en direct. [9] Ensuite au Kivu en 1996-1997, on a assisté à un des épisodes humains les plus terribles. Des civils ont été traqués par les militaires rwandais et autres. Ils ont commis des massacres. Certains ont parlé de millions de morts. Ça en dit long sur la pureté du nouveau régime rwandais. J’ai ensuite travaillé sur la stratégie de terreur et d’impunité de ce régime ».
Me Rachel Lindon : « Vous mettez sur le même plan le génocide et les crimes du FPR ? Peut-on parler de “salauds face à d’autres des salauds” ? ».
Rony Brauman : « Oui, ce sont objectivement des salauds. Ça ne veut pas dire que les actes reprochés soient équivalents. Ce qui est reproché à Kagame, ce sont des crimes de masse, peut-être des crimes contre l’humanité, mais qui ne relèvent pas d’un génocide.
Quand j’ai lu le livre de Patrick de Saint-Exupéry, grand reporter, j’ai eu le cœur soulevé par l’horreur de ce qu’il taisait : environ 200 000 victimes – selon différentes sources – de cruauté, de viols de masse, les assassinats de masse. Ces crimes ont fait l’objet d’investigations remarquables sous le nom de “rapport Mapping”, quinze mois d’enquête par environ trente investigateurs chevronnés, un travail d’un grand professionnalisme au-delà de toute réserve ».
« Ces crimes ont fait l’objet d’investigations remarquables sous le nom de “rapport Mapping” »
Rony Brauman s’exprime à présent d’une voix haletante : « Dans le livre de Saint-Exupéry qui dénonce la thèse du double génocide, thèse qui circule peu, au delà de cet épouvantail, Patrick de Saint-Exupéry profane la mémoire et la dignité de dizaines de milliers de victimes avec une incroyable désinvolture. La contestation de crimes contre l’humanité, c’est dans ce livre qu’elle réside.
Dénoncer cette manœuvre, c’est une sorte de thérapie pour moi. J’ai eu le cœur soulevé, non par l’horreur de ce qu’il racontait, mais par l’horreur de ce qu’il taisait. Je sais bien que ce n’est pas lui qui est devant ce tribunal, mais c’est lui qui est coupable de contestation de crime contre l’humanité. A MSF nous avons quasi-unanimement qualifié Patrick de Saint-Exupéry de faussaire, mais la bonne qualification serait celle de négationniste ».
Me Rachel Lindon : « “Salauds face à d’autres salauds”, ça ne vous semble pas une banalisation du génocide ? ».
Rony Brauman : « A mon avis, pas un instant. Le génocide des Tutsis est un fait indiscutable, dont l’ampleur est connue. Mais l’extrême mansuétude à l’égard de ce dictateur, Kagame, c’est une question que je me pose. Une question qui me taraude. Je n’ai pas trouvé d’explication valable, si ce n’est quelque chose qui relève de “l’effet-génocide”, une sorte de soleil noir ».
La Présidente du tribunal : « “Salaud”, c’est bien un terme que vous avez employé ? ».
Rony Brauman : « Oralement, c’est très possible. Sans pouvoir vous citer les circonstances ».
« “Salaud”, c’est bien un terme que vous avez employé ? ».
Me Dupeux sort une photocopie de la tribune de Marianne datée de 2012, signée par le témoin : « Rwanda, les idiots utiles de Kagame ». Rony Brauman y jette un coup d’œil et fait une réponse partiellement audible. En résumé, il dit ne pas se rappeler de ce texte.
Me Gisagara revient sur la tribune de Rony Brauman qui s’inscrit dans un commentaire de l’instruction judiciaire du juge Bruguière. Il lui demande s’il n’a pas peur d’induire la cour en erreur comme il l’a fait concernant l’attentat du 6 avril 1994, et dans l’article très élogieux qu’il signe aussi sur le livre Lieutenant Abdul Ruzibiza, Rwanda l’histoire secrète. Un livre qui s’est avéré une imposture.
Rony Brauman : « Non, je maintiens ce que j’ai écrit ».
Le témoignage d’Espérance Brossard
Espérance Brossard, ancienne présidente de la CRF, intervient ensuite.
« Les mots de Natacha Polony m’ont fait très mal. Le FPR a mis fin au génocide, sauvant énormément de personnes y compris ma propre sœur ». Elle ajoute qu’au Rwanda les mots avaient tué, notamment sur la RTLM.
Espérance Brossard dit que thèse « du FPR qui tue » a été employée dès les années 1990, justement par les planificateurs du génocidaire, comme une propagande en miroir pour mobiliser les assassins.
Elle revient sur l’évolution de concept de négationnisme : tout d’abord la négation pure et simple [pas de génocide], ensuite la théorie du double génocide, et enfin la minimisation avec mise en équivalence avec les exactions du FPR.
« Natacha Polony est analyste politique, elle aurait dû savoir qu’elle ne pouvait faire ce genre de raccourcis ».
Espérance Brossard n’imaginait pas qu’elle devrait se battre face à de tels propos plus de vingt ans après la commission du génocide.
Serge Farnel : la stratégie de Natacha Polony est bien construite
Le dernier témoin de contexte des plaignants est Serge Farnel.
Il a repris toutes les tribunes et tous les articles de Marianne pour montrer l’idéologie qui inspire l’hebdomadaire dans son analyse du le génocide : les négationnistes Pierre Péan, Charles Onana, Judi Rever.
Serge Farnel explique que Natacha Polony ne nie pas le génocide mais qu’elle en nie les mécanismes, tout comme Hubert Védrine, Dominique de Villepin et Judi Rever.
Il est tard. La Présidente lui demande de raccourcir sa déclaration.
Serge Farnel va au bout de sa démonstration en insistant qu’on ne peut pas analyser les propos de France Inter sans prendre connaissance des articles de Marianne et de sa ligne éditoriale, exemples à l’appui depuis que Natacha Polony en a pris la direction. Pour lui, il s’agit d’une stratégie bien construite et il tient à ce que le tribunal en tienne compte.
Les avocats de la défense protestent : ce n’est pas le procès de Marianne mais celui de Natacha Polony.
Pas de question de la défense.
L’audition de Johann Swinnen et celle de Carla Del Ponte sont renvoyées au lendemain, tout comme le réquisitoire et les plaidoiries. Nous y reviendrons dans un second verbatim.
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[1] La Licra a été déboutée de sa plainte au motif qu’elle n’avait pas déposé à temps la consignation. Le MRAP et la CRF se sont par la suite associées à la plainte d’Ibuka France et sont représentées par leurs avocats. Il y a donc au total trois parties civiles plaignantes.
[2] Relire le verbatim de la première émission « Les enjeux du procès de Natacha Polony » : http://afrikarabia.com/wordpress/genocide-des-tutsis-du-rwanda-les-enjeux-du-proces-de-natacha-polony/
[3] Raphaël Glucksmann a abandonné sa place dans l’émission de France Inter quelques mois plus tard lorsqu’il fonda le parti politique « Place Publique » et fut élu député européen en 2019. « Le Grand Face-à-Face de France Inter » met dorénavant en scène Natacha Polony et Gilles Finkelstein, directeur de la Fondation Jean-Jaurès [le samedi à partir de 12 heures].
[4] Dans ce tribunal presque neuf, il n’a pas été prévu de salle des témoins, au moins dans cette aile du 4e étage. Les témoins sont donc invités à errer dans les couloirs et les étages. Un temps précieux est perdu lorsqu’on va « à la pêche » d’un témoin appelé à la barre. Curieux…
[5] Relire le verbatim de la seconde émission dans « Les enjeux du procès de Natacha Polony » : http://afrikarabia.com/wordpress/genocide-des-tutsis-du-rwanda-les-enjeux-du-proces-de-natacha-polony/
[6] Clément Kayishema a été condamné à la détention à perpétuité en 1999. Il est décédé pendant qu’il purgeait sa peine.
[7] Patrick de Saint-Exupéry « La Traversée. Une odyssée au cœur de l’Afrique », Ed. Les Arènes, Paris, 2021.
[8] Cité sur le site de Dalloz, « Procès pour contestation de génocide au Rwanda », par Antoine Bloch : https://www.dalloz-actualite.fr/flash/proces-pour-contestation-du-genocide-au-rwanda-il-faut-laisser-morts-reposer-tranquillement#.YiKGgRnjIVF
[9] Rony Brauman, « Devant le mal. Rwanda, un génocide en direct », éd. Arléa, Paris, 1994.