Les récents témoignages de trois membres du commando de tueurs et les arrestations de Christian Ngoy Kenga Kenga, Jacques Mugabo et Doudou Ilunga, ont relancé le procès devant le tribunal militaire de Kinshasa. Mais les versions divergent sur les rôles de chacun, sur fond de règlement comptes.
La vérité finira-t-elle pour éclater dans l’affaire Chebeya-Bazana ? Si la chronologie du double assassinat du militant des droits de l’homme et de son chauffeur, le 1er juin 2010, est connu depuis les révélations de Paul Mwilambwe en 2012 et confirmées par les policiers Hergil Ilunga et Alain Kayeye, un autre aspect de l’affaire se joue maintenant devant le tribunal : celui des responsabilités de chacun des acteurs et leur niveau d’implication dans la planification des assassinats. Avec le témoignage de Jacques Mugabo, l’un des derniers membres du commando arrêté, les versions sont quelque peu différentes, notamment sur le rôle du colonel Daniel Mukalay, qui purge une peine de 15 ans de prison. Seul haut gradé interpellé, et principal condamné après le double meurtre, Daniel Mukalay a toujours nié être au courant du projet d’élimination de Floribert Chebeya. L’officier estime n’être que le bouc-émissaire de l’affaire.
Que savait Mukalay ?
Lors des premières audiences mi-octobre, Jacques Mugabo a affirmé que « la personne qui avait appelé Chebeya, c’est le colonel Daniel Mukalay. Ils se connaissaient. Lorsque nous sommes arrivés à l’Inspection générale de la police un peu plus tard, nous avons trouvé dans le bureau à l’étage Daniel Mukalay, Paul Mwilambwe et Christian Ngoy Kenga Kenga. Ils nous ont remis Chebeya ». Le récit des deux meurtres qui suit correspond ensuite aux témoignages de Paul Mwilambwe, Hergil Ilunga et Alain Kayeye. Jacques Mugabo a reconnu avoir participé à la mise à mort de Chebeya et Bazana. Mais pour le policier, c’est Mukalay qui avait ordre de faire venir Chebeya à l’Inspection générale pour y rencontrer le patron de la police, John Numbi. Les membres du commando se retrouvent même au domicile du colonel Mukalay après les assassinats, pour y recevoir de la bière et 50 dollars.
« Désorienter la Cour des vrais commanditaires »
L’avocat de Daniel Mukalay, Stéphane Kezza, contacté par Afrikarabia, conteste le témoignage de Jacques Mugabo, « qui devrait parler davantage de lui que des autres ». Selon lui, « Daniel Mukalay n’a pas organisé le rendez-vous, il l’a facilité. Mon client avait rencontré Floribert Chebeya dans le cadre d’une libération massive de prisonniers et de « désengorgement » des prisons. Chebeya avait été incarcéré par l’ANR pour ses activités militantes. Mais il ne le connaissait pas directement. Concernant l’affaire, c’est Floribert Chebeya qui l’aurait rencontré dans une banque et aurait sollicité un rendez-vous avec John Numbi, sachant que Daniel Mukalay avait la possibilité de l’introduire auprès du numéro un de la police ». Une version différente de celle de Jacques Mugabo, que maître Stéphane Kezza explique : « Mugabo cherche à désorienter systématiquement la Cour des vrais commanditaires pour essayer de faire une fixation sur le colonel Mukalay. Il fait savoir pourquoi. Ses aveux offrent en même temps à la Cour l’opportunité de pousser plus loin son instruction ». En ligne de mire, on comprend que l’avocat vise John Numbi, le chef de la police, avec qui Chebeya avait rendez-vous le jour sa mort.
« Certains ont reçu des promotions »
Interrogé comme simple renseignant après l’assassinat de Chebeya et Bazana, Numbi a toujours nié avoir donné rendez-vous au militant des droits de l’homme au siège de la police. Pourtant, la version de l’avocat de Daniel Mukalay, mais aussi les témoignages de Paul Mwilambwe, Hergil Ilunga et Alain Kayeye, pointent tous la responsabilité de John Numbi. « Qui a organisé l’exfiltration des 6 exécutants, qui a affrété l’avion, vers quelle destination, dans quelle résidence ont-ils été accueillis ? » interroge Stéphane Kezza. « Comment expliquer également que les exécutants ont été exfiltrés, certains ont même reçu des promotions en grade ? Si Mukalay était dans le coup, il serait récompensé comme eux ».
Qui a donné les ordres ?
Pour la justice militaire, la question est maintenant de savoir, qui était au courant du projet d’élimination de Floribert Chebeya et jusqu’où remonte la chaîne de responsabilités ? Car, s’il y a bien un élément dont nous avons la certitude aujourd’hui, c’est que l’assassinat du célèbre militant des droits de l’homme a bien été planifié. Les exécutants ont tous reconnu, avec un certain courage, leur participation à l’élimination de Chebeya et Bazana, reste à savoir qui a donné les ordres jusqu’aux exécutants ? Hergil Ilunga, Alain Kayeye disent avoir reçu l’ordre de Christian Ngoy Kenga Kenga par téléphone. Jacques Mugabo affirme que Christian Ngoy était au courant, mais également Daniel Mukalay, les deux supérieurs hiérarchiques présents au siège de la police. Christian Ngoy Kenga Kenga, au coeur de l’organisation des meurtres, a refusé pour le moment de s’exprimer.
Les exécutants affirment ensuite s’être rendu sur la concession du général Djadjidja pour enterrer le corps de Fidèle Bazana. La tombe était déjà creusée, preuve de la préméditation de l’opération. Des corps ont d’ailleurs été retrouvés sur les terrains du général et devraient être prochainement identifiés. Tout ce beau monde se retrouve ensuite au domicile du colonel Mukalay et de John Numbi avant d’être exfiltrés vers Lubumbashi et la ferme de John Numbi, toujours selon le témoignage des policiers.
L’ordre venait de bien plus haut
La justice possède de nombreux éléments pour tenter de déterminer les responsabilités de chacun dans le dossier Chebeya. Paul Mwilambwe, actuellement en exil en Belgique, est prêt à rentrer à Kinshasa pour témoigner devant la Cour. Tout comme les policiers Ilunga et Kayeye, Mwilambwe affirme que le donneur d’ordre était bien John Numbi. Mais pour l’ancien major de la police, témoin oculaire du double assassinat, John Numbi répondait à un ordre venu de bien plus haut. Paul Mwilambwe affirme savoir que l’ordre provenait de Joseph Kabila. Il sera donc intéressant d’écouter son témoignage devant la justice. La Cour militaire a donc l’essentiel des protagonistes sous la main pour faire davantage la lumière sur l’affaire et remonter la chaîne des responsabilités. Au coeur des divergences de versions : ceux qui semblent vouloir « protéger » Numbi et « charger » Mukalay ; et ceux qui accusent au contraire le patron de la police d’avoir été à la manoeuvre dans toute l’affaire. La venue de Paul Mwilambwe à la barre et les investigations autour de la propriété du général Djadjidja pourraient faire rapidement progresser le dossier, tout comme les prochaines audiences programmées.
Christophe Rigaud – Afrikarabia