Parents et amis du « financier du génocide » présumé appellent à manifester ce mercredi au Palais de justice de Paris au moment où la chambre de l’instruction de la Cour d’appel doit rendre son arrêt sur l’extradition. Son avocat a écrit au procureur du Mécanisme pour qu’il se dessaisisse du dossier au profit de la France.

Par Jean-François DUPAQUIER
La Cour d’appel de Paris doit se prononcer ce mercredi sur la validité du mandat d’arrêt délivré par le Mécanisme des tribunaux pénaux internationaux visant Félicien Kabuga, arrêté le 16 mai à Asnières–sur-Seine après vingt-six ans de cavale. A la veille de cette échéance, la famille du prévenu fait flèche de tout bois en diffusant sur la toile une pétition proclamant son innocence. De son côté Me Laurent Bayon revendique qu’il soit jugé en France en raison de sa santé.
Venir en nombre pour occuper très tôt les salles d’audience de l’ancien Palais de Justice de Paris. Ne pas laisser de place aux rescapés, et le moins possible aux journalistes : c’est en substance le message de la famille Kabuga sur les réseaux sociaux, qui démontre la nervosité des enfants, petits enfants et alliés à l’approche d’une décision cruciale.
L’ancien président de Radio télévision libre des Mille collines (RTLM), qui diffusa des appels aux meurtres des Tutsi, conteste l’intégralité des sept chefs d’inculpations pour génocide et crimes contre l’humanité qui le visent. De son côté, Me Laurent Boyon, son avocat, a écrit à Serge Brammertz, procureur du Mécanisme pour les tribunaux pénaux internationaux (MTPI), la structure chargée d’achever les travaux du Tribunal international pour le Rwanda (TPIR), pour lui demander de renoncer à sa demande d’extradition afin que Félicien Kabuga soit jugé en France.
Dans sa lettre, l’avocat met en avant plusieurs arguments pour appuyer sa demande: l’état de santé et l’âge de son client, qui a 84 ans selon la justice et 87 ans selon ses dires, un supposé manque d’impartialité de la justice internationale à son égard ou encore un meilleur système de santé en France comparé à la Tanzanie où il est envisagé que Félicien Kabuga soit transféré.
Juger Kabuga en France ?
« Si vous décidiez de faire valoir la primauté de votre juridiction sur les juridictions françaises, mettant ainsi en péril la vie de Félicien Kabuga, nous prendrions le risque de renoncer à la vérité, à tout jamais», écrit Me Bayon à Serge Brammertz. L’avocat demande au procureur de lancer une requête demandant aux juges du MTPI de se dessaisir au profit de la justice française. Une demande qui semble un peu confuse. L’avocat évoque l’enquête judiciaire en cours à Paris visant BNP Paribas, accusée par plusieurs ONG d’avoir financé en 1994 un achat d’armes au profit de la milice hutu. Une enquête que les magistrats français font avancer à un rythme de tortue, vingt-six ans après les faits. Et qui ne semble pas mettre en cause directement Félicien Kabuga. Tout ceci ne pourrait que ralentir l’instruction.
Une revendication dilatoire ?
Pourtant, selon Laurent Bayon, il serait préférable que les deux enquêtes soient menées par les mêmes juridictions « eu égard à la similitude des faits poursuivis ». Or il n’y a aucune chance que le Mécanisme se saisisse de l’enquête visant BNP Paribas…
Il est aussi difficile d’adhérer à l’affirmation péremptoire de l’innocence de Félicien Kabuga au regard des incriminations de génocide, notamment en raison de son rôle de dirigeant de la RTLM. Dans leur jugement en première instance du « procès des médias » où furent condamnés Ferdinand Nahimana et Jean-Bosco Barayagwiza, les juges du TPIR écrivent que « entre janvier et juillet 1994, Ferdinand Nahimana, Jean-Bosco Barayagwiza et Félicien Kabuga exerçaient une autorité et un contrôle sur les journalistes de la radio, ses annonceurs et ses autres employés tels que Georges Ruggiu, Valérie Bemeriki, Gaspard Gahigi et d’autres. »
« Une autorité et un contrôle sur les journalistes de la radio »
Félicien Kabuga ignorait-il les messages que diffusait la RTLM ? Le TPIR a entendu un témoin « GO » qui, avant le génocide avait été chargé par le ministre de l’information Faustin Rucogoza de rendre compte des émissions de « Radio Machette ». Selon ce témoin protégé, « il était manifeste que la RTLM avait continué à semer la discorde et à inciter la population rwandaise à la violence. Le témoin a dit avoir saisi toutes les occasions pour exprimer ses inquiétudes à ses supérieurs et les informer de ce qu’il entendait à la radio. » Il a raconté la réunion organisée par le ministre de l’information avec les responsables de la RTLM le 10 février 1994 pour les admonester. La RTLM était représentée par Félicien Kabuga, Ferdinand Nahimana, Jean-Bosco Barayagwiza et Phocas Habimana.
Félicien Kabuga apparaissait comme le directeur général de la RTLM, Nahimana avait été présenté comme le directeur de la radio et Barayagwiza comme l’un de ses membres fondateurs. Phocas Habimana avait également été présenté comme l’un des membres fondateurs. Le ministre craignait que la RTLM diffuse une version mensongère de la réunion et il avait convoqué un « cadreur » de l’Office rwandais d’information pour filmer la discussion. Cette vidéo est l’un des éléments d’accusation les plus accablants contre Félicien Kabuga et ses adjoints.
Une discussion filmée avec les responsables de la RTLM
Comme l’a documenté le TPIR, « la séquence commence par le résumé du conflit entre la RTLM et le ministre de l’information décrit par le reporter de la manière suivante : “C’est chaud-chaud, pour certains d’ailleurs ça chauffe du coup leur tête, la radio RTLM fait l’objet d’adoration, mais en même temps, elle est dans le collimateur ces derniers jours, pendant que bon nombre (de gens) continuent à demander que ses émissions leur parviennent, d’autres la dénoncent en poussant des clameurs, prétendant qu’elle crée la tension particulièrement entre les Hutus et les Tutsis”. Lors de la précédente réunion avec les responsables de la RTLM, le ministre de l’Information leur a fait savoir ce qu’il pensait de cette radio. Il a dit ceci : “ Votre radio pratique la désinformation au sein de la population et par ailleurs ses émissions sont de nature à provoquer l’affrontement ethnique.” Il a encore dit : “Qu’elle cesse de faire croire aux Rwandais que les problèmes actuels du Rwanda ont pour auteurs les Tutsis parce que c’est faux. ” Il a ajouté : “Qu’elle cesse de traîner dans la boue et de harceler les gens.” Si la RTLM ne prend pas garde donc, elle s’exposera à de graves mesures (sanctions) ».
Une menace de sanctions contre la RTLM
Sur la cassette, on voit le ministre de l’information, Faustin Rucogoza, qui critique sévèrement la RTLM en disant qu’il n’y a pas de place au Rwanda pour une presse qui dresse une ethnie ou une région contre une autre. Le ministre énonce les quatre principes suivants applicables aux journalistes :
1. Premier principe : éviter de diffamer quelqu’un.
2. Deuxième principe : se garder d’accuser quelqu’un sans preuve.
3. Troisième principe : diffuser une information sans la déformer.
4. Quatrième principe : ne pas diffuser des mensonges.
Le ministre déclare ensuite : « Il a souvent été constaté que ces principes, les journalistes de la RTLM ne les respectent pas, et c’est du reste ce sujet qui sera débattu dans cette réunion. […] Ce qui est regrettable, c’est de constater que la RTLM affiche qu’elle est une formation politique, qu’elle est la voix du MRND et de la CDR et que c’est la voix des Hutus. »
« Ne pas diffuser des mensonges »
Faustin Rucogoza ajoute qu’il s’agit là d’une violation de la convention conclue entre la RTLM et le gouvernement et déclare que si ces problèmes ne sont pas résolus, des mesures seront prises en vertu de la convention. L’émission se poursuit par la réponse faite par Félicien Kabuga aux commentaires du Ministre, défendant la RTLM en disant qu’elle apporte des faits qui se sont réellement produits de manière à éclairer la population. » Ce que tous les participants savent être un mensonge de plus.
Devant Félicien Kabuga, Ferdinand Nahimana explique qu’il ne voulait entendre personne affirmer que la RTLM divisait les Rwandais et qu’il continuerait à donner la possibilité à tous de témoigner sur les ondes de la RTLM à propos de la ruse des Tutsis et des complices hutus et a ajouté que les Accords d’Arusha étaient un piège destiné à neutraliser les progrès accomplis en 1959. Il a déclaré que le ministre n’avait toujours pas compris qu’ils étaient tombés dans un piège. Le ministre de l’Information s’est dit attristé par l’attitude de la RTLM qui n’avait pas montré la moindre intention de changer de cap. Il leur a fait savoir que la RTLM devait cesser de s’opposer aux Accords d’Arusha parce qu’ils étaient bénéfiques pour le pays et que la majorité des gens en étaient partisans. Faustin Rucogoza les a appelés à arrêter de diffuser de mauvaises émissions et à ne plus diffuser de chansons porteuses de messages de haine.
« Ne plus diffuser de chansons porteuses de messages de haine »
Félicien Kabuga se sentait tout puissant, intouchable. Il a mis au défi le ministre de prendre des mesures contre la RTLM. Comme le relève le TPIR, « Ferdinand Nahimana, Jean-Bosco Barayagwiza et Félicien Kabuga avaient connaissance du contenu des émissions de la RTLM. » De ce fait, Nahimana et Barayagwiza ont été lourdement condamné, tandis que Kabuga, en fuite, échappait aux poursuites.
Ce dernier est présenté aujourd’hui par son avocat et sa famille aux juges parisiens comme un vieillard impotent ne sachant pas de quoi on l’accuse… Un moyen de défense comparable à celui de Maurice Papon, jugé à 88 ans.
En novembre 2018 a été jugé en Allemagne un ancien garde du camp nazi de Stutthof, pour complicité de centaines de meurtres. Johann Rehbogen, 94 ans, qui comparaissait en fauteuil roulant, a exprimé sa « honte » d’avoir été SS. Un sursaut de dignité qu’on aimerait entendre de la bouche de Félicien Kabuga. Et, pourquoi pas, de sa famille…