Dans son dernier ouvrage, « La traversée », Patrick de Saint-Exupéry nous livre un incroyable carnet de voyage à travers la forêt congolaise entre Kigali et Kinshasa. Le journaliste souhaite tordre le cou à la théorie du « double génocide » qui se serait déroulé en République démocratique du Congo (ex-Zaïre). L’universitaire Filip Reyntjens pointe une enquête lacunaire qui minimise notamment le Rapport Mapping des Nations Unies de 2010 qui documente les massacres de réfugiés Hutu au Congo.
Les massacres de réfugiés hutu au Zaïre/RDC en 1996-1997 par l’Armée patriotique rwandaise (APR) ont été et restent un objet de fortes polémiques universitaires, médiatiques et politiques, récemment redevenues d’actualité suite à des appels au Congo et à l’international pour la mise en place de mécanismes judiciaires qui devraient se saisir de ce dossier. Le livre de Patrick de Saint-Exupéry se présente comme une contribution nouvelle et, d’après de nombreux commentaires dans les médias français, en quelque sorte « décisive » sur cette question.
La traversée est un récit de voyage ou plutôt d’expédition « au cœur des ténèbres » bien écrit et agréable à lire qui fait (re)découvrir l’état lamentable dans lequel se trouve la République démocratique du Congo. En revanche, le livre ne produit pas ce qu’il annonce : vérifier les accusations selon lesquelles l’APR aurait massacré un grand nombre de réfugiés hutu au Congo. Ces accusations ont été formulées par de nombreux rapports et surtout par celui du Projet Mapping réalisé par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme et publié en 2010 (1). Afin de vérifier la réalité des massacres sur les lieux où ils auraient été commis, Saint-Exupéry veut suivre le parcours de ces réfugiés qui les mène de l’est à l’ouest de cet immense pays.
En réalité, la traversée ne commence qu’à la page 163, à la moitié du livre, lorsque l’auteur quitte Goma pour Walikale. Il relate au total 17 conversations avec des personnes quasiment toutes rencontrées par hasard. Les massacres sont abordés dans seules sept de ces rencontres. Quasiment aucune de ces personnes n’est témoin oculaire et les « témoignages » sont d’une généralité déconcertante. La question des tueries couvre au total moins de dix pages sur l’ensemble du livre.
Saint-Exupéry se rend d’abord par hélicoptère à Walikale-centre, où il rencontre un seul témoin, le curé, qui ne fait pas état de massacres de réfugiés. Le Rapport Mapping ne mentionne qu’un incident ayant causé la mort d’« un nombre indéterminé de réfugiés dans Walikale-centre » (Rapport Mapping, page 106). Cependant la plupart des massacres se sont produits ailleurs dans le territoire de Walikale, grand comme le Rwanda, où Saint-Exupéry ne s’est pas rendu, ce qui est compréhensible vu l’état des infrastructures routières. De Walikale il se déplace à moto vers Lubutu, passant par le pont d’Osso et Tingi-Tingi, lieux emblématiques en ce qui concerne les tueries dont furent victimes les réfugiés, où il ne semble pourtant pas s’arrêter. Il rencontre deux témoins à Lubutu. L’un d’eux évoque brièvement les événements de Tingi-Tingi. Le récit est décousu, l’auteur l’interrompt (page 190) et le reprend sur base de sources existantes, y compris le Rapport Mapping (pages 193-196). On n’apprend rien sur ce qui s’est passé à Lubutu.
Saint-Exupéry arrive ensuite à Kisangani, où il n’y a pas eu de massacres puisque les réfugiés n’ont pu atteindre la ville. Il y rencontre une personne, un expatrié franco-italien propriétaire d’un hôtel-restaurant, qui ne lui dit rien d’utile pour son projet. Il ne pose à personne des questions au sujet du déploiement, en avril 1997, d’unités de « recherche et destruction » (« Search and Destroy ») par l’armée rwandaise à partir de Kisangani et leur traversée du fleuve. Puisque les rapports font état de grands massacres au sud de Kisangani, sur la ligne du rail vers Ubundu, l’auteur prend le train. Alors que des tueries ont eu lieu notamment à Biaro et Kasese, il ne s’y arrête pas, et il n’apprend rien à leur sujet à bord du train. A Ubundu, il rencontre un enseignant et quelques « notables ». Le premier a vu beaucoup de soldats rwandais, mais n’a pas été témoin de massacres. Les notables évoquent des « massacres dans la forêt », mais Saint-Exupéry évacue la piste : « Tout était flou, indistinct, furtif » (page 260). Au retour vers Kisangani par la route, il longe à nouveau les lieux des massacres mais ne s’y arrête pas.
Au lieu de continuer à suivre la route des rescapés des massacres de Biaro et Kasese qui se dirigent vers Mbandaka via Ikela, Boende, Ingendi et Wendji, fuite pendant laquelle plusieurs massacres ont été perpétrés, Saint-Exupéry effectue le trajet Kisangani-Mbandaka par bateau. A part une brève conversation à bord avec un étudiant sur la notion de génocide, on n’apprend rien qui intéresse le projet de l’auteur, même si le récit des jours passés sur le bateau est fascinant. A Mbandaka, l’auteur évoque les massacres avec deux personnes. Cela donne en tout une quinzaine de lignes dans le livre (pages 291 et 300). Pris ensemble, ses interlocuteurs évoquent quelques centaines de morts parmi les réfugiés. Après avoir mentionné deux massacres, le second dit que « plus tard, il y a eu un troisième massacre sur le port mais celui-là je ne l’ai pas vu » (page 300). Saint-Exupéry n’y revient pas et ne semble pas s’être rendu au port pour vérifier les dires du Rapport Mapping, qui est pourtant accablant pour l’armée rwandaise (Rapport Mapping, page 122). Mbandaka est la fin du périple de l’auteur.
Nous avons vu que Saint-Exupéry a interrogé sept personnes sur le thème des massacres de réfugiés hutu et que ce thème couvre dans son ensemble moins de dix pages du livre. Même s’il ne donne pas de dates précises, sa traversée semble avoir duré environ un mois au cours de l’été 2019. Quant à eux, les travaux qui ont mené au Rapport Mapping et que l’auteur entend vérifier voire corriger, ils ont pris plus d’un an et ont mobilisé cinq équipes d’enquête mobiles de trois personnes chacune. Plus de 200 représentants d’ONG furent interviewés, plus d’un millier de témoins entendus et plus de 1500 documents étudiés. Le rapport compte 581 pages. Bien évidemment, le mandat du Rapport Mapping était beaucoup plus vaste que celui que Saint-Exupéry s’est assigné, mais cela n’empêche que la différence entre les deux démarches est énorme. En outre, des dizaines d’autres sources – des rapports de l’ONU et d’ONG nationales et internationales, des articles de presse d’investigation, des livres de témoignages, des travaux académiques ‒ s’accordent toutes sur le constat que les réfugiés hutu ont été massacrés à large échelle par l’APR, quelle que soit la qualification juridique donnée à ces crimes (2). Tout cela, Saint-Exupéry le balaie d’un revers de main. En réalité cependant, le livre ne nous apprend rien sur les épisodes précis où l’APR est soupçonnée de massacres de réfugiés, ni sur leur échelle, ni si et à quel degré ces crimes ont été systématiques. Il suggère simplement que ces crimes n’ont pas eu lieu mais ne le démontre pas. Même s’il reconnaît que des réfugiés ont été tués, « c’était une guerre, les réfugiés étaient armés (…) En combattant, ils avaient renoncé au statut de réfugié » (page 261). Il passe ainsi au compte des pertes et profits les dizaines de milliers de civils sans armes – hommes, femmes, enfants, vieillards ‒ victimes d’une atroce violence.
Contrairement au Rapport Mapping, qui décrit en détail ses prémisses méthodologiques (Rapport Mapping, pages 36-41), Saint-Exupéry n’en dit rien. De quand à quand sa traversée s’est-elle déroulée ? Comment a-t-il sélectionné et identifié ses témoins ? Sur quelle base a-t-il choisi les incidents auxquels il s’est intéressé ? Comment et par qui son projet a-t-il été financé ? Autant de questions qui ne reçoivent pas de réponse dans le livre. Ni d’ailleurs une autre, importante : pourquoi avoir réalisé cette quête durant l’été 2019 ? Le Rapport Mapping, publié en 2010, n’avait pas été suivi d’effets et semblait avoir été enterré, jusqu’à ce que le Dr. Denis Mukwege le réinstalle dans le débat national congolais et dans le débat international, lors de son discours de réception du Prix Nobel de la Paix le 10 décembre 2018. Il a depuis lors saisi d’autres occasions pour plaider en faveur d’un traitement judiciaire des crimes décrits dans le rapport, et l’idée de la mise en place d’une justice transitionnelle gagne en force aux niveaux congolais et international. Cette perspective inquiète fortement Kigali qui entretient une campagne tant contre le Rapport Mapping que contre le Dr. Mukwege. Au vu de la thèse que le livre expose, La traversée semble s’inscrire dans cette campagne.
Ce qui est inquiétant n’est pas tant le parti-pris d’un journaliste connu pour ses sympathies envers le régime rwandais, mais la quasi-unanimité avec laquelle son récit a été accueilli favorablement et pratiquement sans questions critiques par les médias français. En effet, le Rwanda est également un thème franco-français. Ce n’est sans doute pas un hasard que le rôle de la France dans la région ainsi que des règlements de comptes hexagonaux occupent plus de pages dans le livre que le sort des réfugiés hutu et les crimes perpétrés par l’armée rwandaise. Bien que bénéficiant d’une couverture médiatique large et complaisante, ce livre n’apporte que peu de choses à la connaissance factuelle des événements qu’il prétend couvrir, ni à leur compréhension.
Filip Reyntjens – Institut de politique du développement – Université d’Anvers
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Patrick de Saint-Exupéry, La traversée. Une odyssée au cœur de l’Afrique, Paris, Les arènes, 2021, 318 pages
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1) Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, République démocratique du Congo, 1993-2003. Rapport du Projet Mapping concernant les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la République démocratique du Congo, août 2010, 581 pages.
2) Pour une liste de sources d’époque, voir https://filipreyntjens.jimdofree.com/app/download/17728582896/9780521111287apx_p287-290.pdf?t=1615306201.