26 ans après le génocide des Tutsi, 10 ans après le « Rapport Mapping », les nouveaux visages du négationnisme, de la haine et de la violence. Afrikarabia ouvre ici une série d’articles sur les enjeux politiques actuels dans l’Afrique des Grands Lacs. L’aspiration des peuples à la bonne gouvernance, à la liberté et à la prospérité restent obérée par les calculs subalternes de politiciens prêts plonger leurs pays dans le chaos pour s’emparer du pouvoir. Comme s’ils n’avaient retenu aucune des leçons du passé, ils exploitent des idéologies de la haine, surfant sur l’amnésie et le déni.
Le Prix Nobel de la paix 2018 a engagé une campagne pour obtenir la création d’une cour pénale internationale qui identifierait et jugerait les auteurs de crimes commis pendant les deux guerres du Congo (entre 1996 et 1997, puis entre 1998 et 2002). Mais on trouve beaucoup de pêcheurs en eaux troubles parmi ceux qui relaient cette initiative. Notamment les « génocidaires » rwandais qui, après leur fuite au Zaïre, ont généralisé le viol comme crime de guerre dans toute la région. Et aussi les acteurs de l’engagement militaire français au Rwanda à partir de 1990, qui alimentent par tous les moyens une guerre sournoise contre Paul Kagame, le chef de l’Etat du Rwanda. Avec jusqu’aujourd’hui de lourdes conséquences en RDC.
Par Jean-François DUPAQUIER
Située dans un bâtiment de l’Assemblée nationale à Paris proche de la rue de l’Université, la salle Colbert est un élégant hémicycle d’environ 300 places qui accueille des conférences recommandées par des députés. Chaque parlementaire a le droit à une réservation par an. Ce lundi 2 décembre 2019, c’est au tour du député Vincent Bru, et il va donc prononcer l’allocution d’ouverture, comme c’est la règle. Le colloque est intitulé « Rapport Mapping RDC : un instrument pour la fin de l’impunité ». Il est placé sous le haut patronage de l’Institut francophone pour la justice et la démocratie ainsi que l’Observatoire Pharos pour le pluralisme des cultures et des religions.
L’Institut Francophone est une honorable institution qui était présidée par Louis Joinet – jusqu’à son décès en septembre dernier. Compétence, intelligence, courage, générosité, rigueur, travail acharné… dans le monde des défenseurs des droits de l’homme, Louis Joinet a été et reste une icône. De son côté, l’Observatoire Pharos du pluralisme des cultures et des religions est également une référence en matière de déontologie et de situations de crise. L’intervention annoncée du Dr Denis Mukwege achève de convaincre que le colloque sera sérieux et crédible. Vincent Bru, député (LREM) de la sixième circonscription des Pyrénées-Atlantiques, qui semble peu informé des questions relatives à l’Afrique centrale (il est professeur de droit public et administratif à l’université de Pau), a été bien inspiré de favoriser la réunion.
Thierry Michel et son équipe de cadreurs
Ce 2 décembre 2019, les grèves à la SNCF et à la RATP n’ont pas encore obéré les déplacements. 314 personnes se sont inscrites auprès des organisateurs. Presque toutes sont là. Il est facile de reconnaître des Français, juristes et membres d’ONG vouées à la défense des droits de l’homme, des activistes congolais. Des Rwandais aussi, parmi lesquels nous reconnaissons une majorité de négationnistes du génocide des Tutsi. Un fort contingent d’entre eux est venu de Belgique. Une poignée de représentants d’officines de renseignement et de désinformation affichent des airs discrets, mais n’en sont pas moins à la manœuvre – nous avons eu quelques difficultés à obtenir un badge…
Ce n’a pas été le cas de journalistes et « cadreurs » considérés comme amis. Au premier rang, l’équipe du réalisateur belge Thierry Michel. Outre des caméras, les smartphones sont de sortie. Quelques Congolais ont déployé trépieds et petites caméras connectées. C’est dorénavant la loi du genre : publier très vite sur les réseaux sociaux les extraits de vidéos qui « servent la cause ». On peut estimer que ce 2 décembre, des milliers d’internautes suivent pratiquement en direct les débats parisiens.
Le viol collectif, une arme de guerre généralisée
Cet intérêt est suscité par l’intervention annoncée du Dr Denis Mukwege, rendu célèbre par le livre que lui a consacré en 2012 notre excellente consoeur Colette Braeckman, « L’homme qui répare les femmes ». Cet ouvrage a attiré l’attention sur Mukwege, qui a décroché ensuite divers prix prestigieux, principalement le prix Nobel de la paix, qui lui a été décerné à Oslo en 2018. Il est à présent une star. Dans la salle Colbert, on attend fébrilement son arrivée.
Qui ignore encore le travail et le courage du Dr Mukwege ? En 1996, lors de la première guerre du Congo, son hôpital de Lemera fut brutalement détruit par un groupe rebelle. Absent, Mukwege échappa à la mort mais les malades et infirmiers furent assassinés. Il s’exila en Europe avant de retourner en RDC pour fonder l’hôpital de Panzi (Bukavu). Il voit alors affluer une foule de femmes victimes de viols et de mutilations génitales. A l’est de la République démocratique du Congo, le viol collectif vient d’être généralisé comme arme de guerre. On estime à environ un demi-million le nombre total de femmes et de filles violées au Kivu. Gynécologue, Denis Mukwege se spécialise alors dans la prise en charge de ces femmes, leur apportant une aide médicale, psychique, économique et juridique.
Le rapport « Mapping », nouveau cheval de bataille du Dr Mukwege
Sa dénonciation publique de cette nouvelle barbarie conféra à Mukwege une renommée internationale. Couvert de gloire, il aurait pu consacrer à ce combat le reste de sa vie de lanceur d’alerte, de conférencier et de thérapeute. Car cette « guerre sur le corps des femmes », comme l’appelle le médecin pour dénoncer le viol en tant qu’arme, continue encore aujourd’hui et s’étend aux enfants, voire aux nourrissons », rappelle le journaliste Pierre Lepidi. Mais Mukwege est hanté par Lemera : « A l’occasion des vingt ans du massacre, j’étais retourné sur place, à l’hôpital où j’ai commencé ma profession de gynécologue obstétricien, et où trente de mes patients et membres de mon personnel soignant ont été sauvagement assassinés le 6 octobre 1996. (…). Vingt ans plus tard, j’étais de retour à l’hôpital de Lemera avec Sonia Rolley, journaliste à RFI. Nous cherchions à nous entretenir avec des survivants, des témoins de ce crime de guerre. Aucune plaque commémorative n’a été érigée, pas même une simple croix pour signaler la fosse commune où les restes humains de mes patients et de mes collègues reposent.»
Le 10 décembre 2018 à Oslo (Norvège), lors de son discours pour la remise du prix Nobel, Denis Mukwege commença son allocution par le récit de l’horreur du 6 octobre 1996 à Lemera et dénonçait : « Dans l’est de la RDC, sévissent encore plus de soixante-dix groupes armés ». Mais un seul de ces groupes focalise son attention : « Les troupes de l’AFDL, qui se présentaient comme des « libérateurs », dirigés par Laurent Désiré Kabila et soutenues par le Rwanda, commencèrent leur marche à travers le pays pour chasser les Hutus et mettre fin à l’ère du Maréchal Mobutu ».
Le général Lafourcade, nouvel ami du prix Nobel
L’orateur presse la communauté internationale de sévir en évoquant le rapport « Mapping », un documentant produit par l’agence des Nations Unies pour les droits de l’homme sur une longue série d’atrocités commises en RDC entre mars 1993 et juin 2003. Ce rapport inventorie plus de six-cents incidents violents survenus sur le territoire entre mars 1993 et juin 2003.
« Chacun de ces incidents suggère la possibilité que de graves violations des droits de l’homme ou du droit international humanitaire aient été commises, peut-on lire sur le site du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme. Chacun des incidents répertoriés s’appuie sur au moins deux sources indépendantes identifiées dans le rapport. » Et le médecin de s’insurger : « Au moment même où je vous parle, un rapport est en train de moisir dans le tiroir d’un bureau à New York Il a été rédigé à l’issue d’une enquête professionnelle et rigoureuse sur les crimes de guerre et les violations des droits humains perpétrés au Congo. Cette enquête nomme explicitement des victimes, des lieux, des dates, mais élude les tueurs. Qu’attend le monde pour que ce rapport soit pris en compte ? Ayons le courage de révéler les noms des auteurs des crimes contre l’humanité pour éviter qu’ils continuent d’endeuiller cette région. »
« Sa reconnaissance pour l’opération Turquoise »
Au retour d’Oslo, la route du Dr Mukwege croise celle du général Lafourcade, ancien patron de l’opération Turquoise et aujourd’hui de l’association France Turquoise, composée d’anciens hauts gradés de l’opération « militaro-humanitaire » organisée entre juin et août 1994 sur l’insistance de François Mitterrand et d’Hubert Védrine. Depuis les accusations de complicité de génocide lancées par le Rwanda contre Paris, France Turquoise mène une guerre qui vise l’Etat rwandais. Une offensive médiatique, par le biais de journalistes en osmose avec l’armée, par le biais de livres et de colloques, mais aussi une offensive « indirecte » par des conseils à des chefs rebelles en lutte contre Kagame. Relire
http://afrikarabia.com/wordpress/paris-kigali-les-pretoires-de-la-guerre-secrete/
Contacté en mars 2020 par Laurent Larcher journaliste de La Croix, « le général Lafourcade reconnaitra effectivement avoir rencontré le docteur Mukwege, il y a un an et demi, à Paris, à son retour de la remise du prix Nobel de la Paix. « Il a voulu nous rencontrer pour qu’on l’aide à monter un colloque sur les crimes commis en RDC, un sujet qu’il venait d’aborder dans son discours de réception du Prix Nobel. Il nous a exprimé sa reconnaissance pour l’opération Turquoise. Ce que nous avons fait, avec son soutien, comme en témoigne la lettre qu’il nous a envoyée […] »
Une population massivement déplacée sous protection française…
« Reconnaissance » ? La colère du Dr Mukwege est sincère, sa « reconnaissance » pour Turquoise, inattendue. Personne n’a été mieux que lui le témoin de visu des massacres et des crimes sexuels commis en RDC. A commencer par la terrible déstabilisation entrainée par l’opération Turquoise permettant aux forces génocidaires d’emmener dans leurs bagages une grande partie de leur peuple durant l’été 1994 : « Les Hutu arrivaient depuis Kamanyola, les postes frontières de Ruzizi I, de Ruzizi II. Soldats, véhicules militaires, personnalités officielles, bétail, villageois, intellectuels et paysans, c’était tout un pays qui migrait, qui débarquait chez nous avec armes et bagages. Ce qui me stupéfiait, c’est que les militaires ne traversaient pas en cachette, ne donnaient pas l’impression de fuir. Au contraire, il s débarquaient en bon ordre, encadrés par leurs officiers, et ils avaient gardé leurs armes et leurs uniformes… »
Le Dr Mukwege a bien vu que les militaires français de Turquoise n’avaient pas désarmé les Forces armées rwandaises – comme c’était leur mandat et comme certains d’entre eux l’ont prétendu. Ils n’ont sans doute privé de leur armement artisanal que des petits groupes d’Interahamwe et des individus isolés, dont les tas de machettes à la frontière du Zaïre ont fait de bonnes photos pour la presse internationale. La société génocidaire s’est simplement déportée au Zaïre.
… avec pour alternative l’exil ou la mort
Que des millions de Hutu aient été poussés à quitter leur pays sous le coup d’une propagande de haine prétendant que leur alternative était l’exil ou la mort, est une évidence. Tout le monde le reconnait. Même Matthieu Ngirumpatse, le président de l’ancien parti unique du Rwanda, le MRND (condamné à la perpétuité par le TPIR…), l’avoue du bout des lèvres :
« La première surprise de la communauté internationale fût de voir presque toute la population rwandaise […] s’enfuir devant le FPR à mesure que ce dernier gagnait du terrain et traverser la frontière lorsque la populations s’aperçut que l’Occident voulait offrir le pouvoir au FPR. Dans I ‘esprit des Hutu, la victoire du FPR signifie la fin de la Révolution, l’esclavage pour certains et la mort pour beaucoup. […] Oublier la révolution de 1959 ou mourir. »
« Une population prise en otage »
Comme Denis Mukwege, bien des observateurs ont dénoncé la reconstitution des force génocidaires dans des camps situés parfois à quelques dizaines de mètre seulement de la frontière du Rwanda. En août 1997, l’ancien Premier ministre Michel Rocard rappelait dans un remarquable rapport les conséquences de « Turquoise » :
« Loin de faire oublier les complaisances de la France à l’égard du régime d’Habyarimana, l’opération Turquoise dont nos militaires sont si fiers, est un des motifs de méfiance et de ressentiment des nouvelles autorités rwandaises à l’égard de notre pays, car elle a créé une complicité de fait entre notre pays et les responsables du génocide. Rappelons qu’initialement prévue pour bloquer l’avancée des troupes du FPR et aider l’armée rwandaise, elle a dû se limiter à une opération humanitaire. Mais même ceux qui l’avaient demandée pour mettre fin au carnage, et qui, comme Médecins sans frontière ne peuvent être accusés de laxisme à l’égard du génocide, n’avaient pu prévoir que l’armée française ne mettrait pas fin aux massacres en s’interposant entre les belligérants, mais qu’elle en retarderait la fin, puisqu’ils n’étaient pas le fait du FPR mais des FAR. C’est en effet l’avancée du FPR qui a mis fin au génocide et non les hommes de Turquoise. Ce qu’ont permis, en revanche, les hommes de Turquoise, c’est la fuite des responsables du génocide qui ont trouvé dans les camps du Congo-Zaïre un refuge dont ils ont fait des bases arrière pour des actions de propagande et de coups de main contre le gouvernement de Kigali. Pas plus qu’ils n’ont pu empêcher que ne fuie à l’étranger une population prise en otage. »
Turquoise, « une des causes des malheurs des Congolais »
Denis Mukwege confirme cette analyse sur les conséquences de l’opération Turquoise : « Ces Hutu, quoique réfugiés, avaient gardé toute leur organisation. C’était clair : leur structure sociale, leurs communes, leurs quartiers étaient intacts. Ils étaient accompagnés des autorités auxquelles ils demeuraient soumis. Chaque camp était conçu comme un pays en miniature, avec des quartiers qui portaient des noms de villes et de communes du Rwanda. Si l’on voulait intervenir dans les camps, il fallait absolument passer par des responsables, des hommes qui n’étaient pas désignés par le HCR mais qui étaient venus du Rwanda et encadraient les civils De toute évidence, ces gens étaient soumis à un pouvoir qui échappait à tout contrôle. Constatant une organisation aussi poussée, j’ai commencé à m’inquiéter. Les soldats de l’ancienne armée gouvernementale rwandaise ne prenaient même pas la peine de cacher leurs armes, d’ôter leurs uniformes : je ne trouvais pas cela normal… »
A cette époque, Denis Mukwege ne pense peut-être pas à remercier Paris de l’opération Turquoise comme l’affirme aujourd’hui le général Lafourcade. Si elle permet sur le moment de sauver quelques dizaines de milliers de vie de Rwandais, elle aura des effets dévastateurs sur le Zaïre (devenu RDC, République démocratique du Congo) :
« On sentait que, parallèlement à l’autorité du HCR, les camps étaient régis par une organisation parallèle. Même affaiblie cette organisation a perduré par la suite : ceux qui sont devenus les rebelles des FDLR ont continué à garder leur autorité sur les civils. Cette emprise s’exerçait sous le regard et sous la responsabilité du HCR, mais cette dernière ne tenta jamais la moindre pression. Nul ne déclara « si vous ne mettez pas fin aux activités militaires dans les camps, la communauté internationale cessera de vous nourrir, les approvisionnements prendront fin ». Personne n’a voulu tenir compte du fait que les structures d’autorité, qui avaient fonctionné durant le génocide, s’étaient perpétré dans les camps. Ceux qui avaient commis le génocide au Rwanda n’ont jamais été désarmés, ils utilisaient même leurs véhicules, ouvertement. Durant deux ans, la situation a continué à pourrir. J’y vois l’une des causes du malheur des Congolais. »
Même Wikipedia pris en otage par les messagers de haine
Il est vrai que dans leur volonté de « finir le travail » contre les Tutsi, les organisateurs du génocide réfugiés au Congo prennent cette fois pour cible les Banyamulenge (littéralement « ceux qui viennent de la commune de Mulenge, une zone de hauts plateaux du Sud-Kivu). Il s’agit d’un groupe d’éleveurs Tutsi originaires du Rwanda, arrivés entre le XVIIIe et le XIXe siècle, et qui parlent la langue rwandaise ancienne, un peu comme les Canadiens venus de métropole parlent la langue française avec des formulations et un accent d’un autre temps.
La haine des génocidaires rwandais envers les Banyamulenge n’a cessé depuis leur coexistence forcée ‘“grâce” à l’opération Turquoise, jusqu’à laisser cette trace dans Wikipedia en avril 2020 qui avait échappé aux modérateurs du site au moment où nous écrivons ces lignes (en respectant son orthographe approximative) : « Les Banyamulenge […] sont à la base du génocide congolais avec pour soutient principal le régime sanguinaire du génocidaire kagame , et aussi les infiltrés rwandais du tutsis power se trouvant aux commandes de la république démocratique du Congo , ils ont pour principale mission la balkanisation de la partie-Est et de la rattachée au Rwanda , d’où ils tuent en masse les congolais pour les remplacer par des autochtones rwandais qu’ils feront passer pour des congolais et dans les années à venir ils demanderont une balkanisation et tout cela se fait sous l’indifférence totale de la communauté internationale parceque celle ci jouie du sol extrêmement riche de ce grand pays. »
Une haine à l’origine des deux guerres du Congo
Un texte qui donne encore plus de sens à cette remarque de Denis Mukwege, qui a vu monter la haine des réfugiés hutu contre le groupe social des Banyamulenge :
« Au fil des mois, le malaise s’était aggravé au sein de la communauté des Banyamulenge, souvent confrontés à la méfiance, à la jalousie de la population des plaines, ils considéraient les camps des réfugiés hutu comme des bastions de la haine ethnique. Leur installation avait aiguisé les tensions dans la région : les voleurs de bétail quittaient les camps pour s’attaquer aux troupeaux des moyens plateaux. Quand à la population locale, elle était gagnée par la propagande ethnique et mettait régulièrement en cause la nationalité congolaise des Banyamulenge. »
En 2012, interrogé par Colette Braeckman pour leur livre « L’Homme qui répare les femmes », Denis Mukwege avait une vue lucide de la montée de la haine « ethnique » qui, après avoir dévasté le Rwanda, fut à l’origine de deux guerres catastrophiques au Congo. Il est incontestablement un grand témoin et un héros. Mais, comblé d’honneurs depuis son prix Nobel de la paix, adulé, n’est-il pas tombé dans le piège de courtisans voulant le mobiliser dans leur guerre contre Paul Kagame et leur volonté de mettre un terme à la présidence de Tsishekedi en RDC ?
Les curieux participants au colloque
Ce lundi 2 décembre 2019, j’observe les participants du colloque salle Colbert à l’Assemblée nationale à Paris. Ils sont déçus car on vient de leur annoncer que le Dr Mukwege a dû rentrer d’urgence en RDC, sa mère étant décédée durant le week-end.
Ils devront se contenter de la lecture du discours préparé par le prix Nobel. Il est facile de reconnaître les quelques Rwandais et un certain nombre des Congolais qui espéraient applaudir le prix Nobel : Martin Fayulu, privé de sa victoire aux élections présidentielles congolaises – truquées un an plus tôt par la clique de Kabila – et qui cherche à créer le chaos pour précipiter un retour aux urnes ; ses « followers » qui rêvent ouvertement de déclencher une guerre contre le Rwanda ; Joseph Matata, accusateur obsessionnel des « syndicats de délateurs » et divers personnages répétant depuis des années que les Tutsi du Rwanda se sont « auto-suicidés » ou que « Kagame a sacrifié les Tutsi » ; quelques-uns des pires négationnistes du génocide des Tutsi du Rwanda, dont un fort contingent venu de Belgique et notamment une partie de l’équipe du site négationniste belgo-rwandais Jambonews, et au moins un leader des FDLR, ce groupe armé qui a généralisé le viol et les mutilations sexuelles des femmes du Kivu.
Ils sont d’autant plus faciles à identifier que la jeune stagiaire chargée de la gestion des badges ne connaît visiblement pas le procédé des « copies cachées »… Est-ce vraiment ce qu’escomptaient l’Institut francophone pour la justice et la démocratie, ainsi que l’Observatoire Pharos pour le pluralisme des cultures et des religions ?
Mettre fin à l’ère Mobutu était un souhait général
Comment Denis Mukwege pouvait-il souhaiter les applaudissements d’une assemblée aussi douteuse ? Malgré sa stature et devant son émotion sincère, ne peut-on relever une certaine confusion de l’homme comblé d’honneurs ?
Ce qui s’est passé au camp militaire de Luberizi, à côté de Lemera, et à l’hôpital, est un crime de guerre indiscutable au premier jour de la première guerre du Congo. « C’était un carnage, a raconté Mukwege. Rien n’a été épargné : ni les trente-deux malades, ni le personnel de l’hôpital. Les opérés ont été achevés dans leur lit, le matériel a été détruit. J’ai perdu les médecins, les infirmiers. […] Il n’y a jamais eu d’enquête, ce massacre n’a ému personne. Il s’agissait cependant du premier des « hauts faits » de l’AFDL, c’était le début de la barbarie. »
Les troupes de l’AFDL, ainsi que Kigali et Kampala, avaient pour objectif de « mettre fin à l’ère du Maréchal Mobutu », en commençant par rapatrier de force les Hutus des camps pour mettre fin à l’insécurité à l’Ouest du Rwanda. Les Force armées rwandaises et les miliciens Interahamwe réfugiés au Zaïre venaient d’être réarmés par Paris. Remises en ordre de marche, les troupes génocidaires avaient programmé d’attaquer le Rwanda en janvier 1997 pour reprendre le pouvoir et vraisemblablement « finir » l’extermination des Tutsis. Prévenues de ce plan, les autorités rwandaises et ougandaises ont décidé, avec Joseph Désiré Kabila, de les attaquer préventivement et de forcer les réfugiés hutus au retour. C’est dans ce contexte que s’inscrit le crime de guerre de Lemera, commis par des Congolais de Kabila, renforcés de militaires appartenant à la Force de défense du peuple ougandais (NRA) et des militaires issus de l’Armée patriotique rwandaise (APR). Les événements de Lemera ne s’inscrivaient en rien dans une supposée « chasse aux Hutus », mais plutôt dans un « échec du processus de démocratisation » et une « crise régionale », selon les termes du Rapport Mapping.
Par ailleurs, « mettre fin à l’ère du Maréchal Mobutu » était un souhait général, aussi bien des Congolais que des chancelleries étrangères, – à l’exception de Paris. Navanethem Pillay, Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, emploie des formules prudents pour évoquer les responsabilités des uns et des autres dans les violences de masse : « Dans certains cas, des victimes sont devenues auteurs de crimes et certains responsables de crimes ont été eux-mêmes victimes de graves violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire dans un cycle de violence qui n’est pas encore terminé. » Le rapport « Mapping », objet mal identifié de la conférence du 2 décembre 2019 à l’Assemblée nationale française, est un document sérieux et nuancé, qui mérite mieux que les caricatures et les manipulations politiciennes dont il fait jusqu’aujourd’hui l’objet. Y compris par l’association France Turquoise. Nous y reviendrons dans un article ultérieur.
Prochain article : RDC/Rwanda : dans le piège de la diabolisation
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i Colette Braeckman, L’homme qui répare les femmes. Violences sexuelles au Congo. Le combat du docteur Mukwege, Ed. André Versaille, Bruxelles, 2012.
ii On oublie souvent de préciser que Denis Mukwege était colauréat avec l’Irakienne Nadia Murad, membre de la minorité Yézidi, devenue esclave sexuelle, victime de nombreux viols ou autres agressions par les membres de l’Etat Islamique. puis lanceuse d’alerte.
iii https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/12/12/les-cinq-phrases-a-retenir-du-discours-de-denis-mukwege-prix-nobel-de-la-paix-2018_5396536_3212.html
iv Le 6 octobre 1996, son hôpital de Lemera, à 110 km au sud de Bukavu, a été choisi comme base de départ de la rébellion des Banyamulenge et de la conquête du Zaïre par Laurent-Désiré Kabila et ses promoteurs.
v Dans la novlangue onusienne, un massacre de masse est euphémisé en « incidents violents ». L’expression « violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire », a été imposée par le Secrétaire général pour définir le premier objectif du Projet Mapping (Méthodologie, § 98).
vi Laurent Larcher, Un étrange et problématique colloque sur l’Afrique des Grands Lacs au Sénat, La Croix, 8/3/2020.
Accessible sur :
https://www.la-croix.com/Monde/Afrique/etrange-problematique-colloque-lAfrique-Grands-Lacs-Senat-2020-03-08-1201082734
vii Colette Braeckman, L’Homme qui répare les femmes. Violences sexuelles au Congo. Le combat du docteur Mukwege, Ed. André Versaille, GRIP, Belgique, 2012, p. 32.
viii Mathieu NGIRUMPATSE, La Tragédie rwandaise. L’autre face de l’histoire, texte ronéoté, rédigé en exil, sans date (vraisemblablement à l’automne 1996), p. 180.
ix Voir l’intégralité de ce rapport sur le site :
http://francegenocidetutsi.org/RocardRwanda28aout1997.pdf
x Ibidem, p. 36.
xi Ibidem, p. 37.
xii https://fr.wikipedia.org/wiki/Banyamulenge. La dernière actualisation du site datait du 26 mars 2020.
xiii Ibid., p. 41.
xiv Ibid., p. 48.
xv Le gouvernement français espérait imposer par les armes un agenda de « réconciliation » entre les génocidaires et leur vainqueur, le Front patriotique rwandais.
xvi Lire Jean-François Dupaquier, Rwanda, l’agenda du génocide. Les confidences de Richard Mugenzi, ex-espion rwandais, Ed. Karthala, Paris, 2010.
xvii Rapport Mapping, version française, préface. On peut consulter l’intégralité du rapport en français sur :
https://www.ohchr.org/Documents/Countries/CD/DRC_MAPPING_REPORT_FINAL_FR.pdf
Merci Mr Dupaquier