A la veille de l’indépendance des Seychelles, à peu près personne ne connaissait Mario Ricci, un obscur immigrant italien en délicatesse avec la justice en Europe. Pourtant, il devint en peu d’années le vice-président officieux du pays et transforma une sinistre dictature marxiste en paradis fiscal d’opérette très profitable. Récit d’un parcours hors du commun.
A la veille du coup d’Etat de France-Albert René, Mario Ricci n’est rien. Peu doué pour les langues étrangères, celui qui se présente comme « homme d’affaires italien » a vainement tenté de tisser des liens avec le « président play-boy ». Peine perdue. James Mancham « charmeur, bon vivant et poète de surcroît » comme le décrit à l’époque le Guide Bleu Hachette, ne présente aucun atome crochu avec l’aventurier du bizness. La lecture du recueil présidentiel, Réflexions et échos des Seychelles dresse le portrait en creux d’un épicurien, d’un esthète, mais pas vraiment d’un homme d’Etat… Comment s’intéresserait-il à Mario Ricci, un obscur immigrant Introverti, ne parlant pas l’anglais, baragouinant à peine le français et pas le créole ?
Ricci est né en 1929 dans le village de Barga, en Toscane. Il vient de célébrer ses 46 ans avant son arrivée aux Seychelles, un an avant l’indépendance de l’archipel. Il n’a guère eu le choix de la destination. Longtemps, il a vécu d’expédients dans sa patrie. En 1958, à 28 ans, il est condamné à un an de prison par le tribunal de Florence pour banqueroute. Sa peine purgée, il s’installe dans la Suisse romande, et « monte des affaires ». Avec toujours peu de succès. En 1970, la cour de justice de Mendrisio le condamne à sept mois de prison assortis de cinq ans d’interdiction de séjour pour détention de faux billets.
Condamné en Italie… et expulsé de Somalie
Expulsé à sa libération, Ricci s’envole en 1972 ou 1973 vers la Somalie, comme bien d’autres aventuriers italiens, espérant profiter des liens tissés à l’époque des conquêtes coloniales de Mussolini. Mario Ricci est un bel homme sec au verbe haut Sa principale conquête s’appelle Mariangela Carbognin, une jeune femme issue de l’union d’un Italien et d’une éthiopienne. Elle a été secrétaire de l’ambassadeur d’Italie à Mogadiscio. Elle sera aussi sa collaboratrice. Pour le business, ça va plutôt mal. Mario Ricci n’a jamais raconté son épisode somalien. Selon le député français François d’Aubert qui lui a consacré une quinzaine de pages de son livre « l’Argent sale »[i] les autorités somaliennes « lui reprochent plusieurs affaires véreuses. Il est prié de quitter le pays vers 1975 et, cherchant une base de repli, il débarque aux Seychelles (…). Plus tard, les autorités somaliennes prétendront qu’elles avaient été mal informées sur son compte par le KGB. »
L’homme de l’ombre
Ceux qui ont vu Ricci à ses débuts à Victoria disent qu’il semblait tirer le diable par la queue. Mais l’homme a de la ressource : une façon particulière d’intriguer et de séduire. Il économise ses effets, les réservant à ceux qui peuvent servir ses desseins. D’autres se parent des plumes du coq. Lui s’enveloppe de mystère. D’ordinaire sa femme Mariangella (en diminutif, Angela), traduit pour lui. De son handicap en langues, l’Italien a fait un atout : il soupire, joue l’important, porte sur ses interlocuteurs un regard qui se veut aigü, affecte détenir de lourds secret. A l’époque du « président play-boy », ça ne marchait guère. N’aimant ni les soirées, ni figurer sur des photos, Ricci était incapable de s’agglutiner aux bambocheurs qui entouraient Mancham. L’ombre des cocotiers et des palmiers lui sied bien mieux que ce soleil azuré et ce sable granitique scintillant qui donnent aux Seychelles la réputation facile de « paradis terrestre ».
L’atmosphère est bizarre, mais Ricci aussi
5 juin 1977. Le coup d’Etat de France-Albert René ébrèche sérieusement l’image idyllique de l’archipel. Plus d’un siècle après Cernisevschi, inspirateur de Lénine[ii] celui qu’on appelle « l’avocat des pauvres », ou plus familièrement « Ti France » s’est mis en tête de promouvoir « l’homme nouveau » dans son pays. Rien de bien gai. Du jour au lendemain, les Seychellois doivent s’adapter à l’état d’urgence, au couvre-feu, au ballet des camions militaires remplis de soldats. La communauté des expatriés tremble. Les fêtards de la bande à Mancham et d’autres suspects occidentaux sont expulsés sans ménagement. Une certaine paranoïa s’installe. La minuscule « armée populaire de sécurité » – qui dans dix jours sera encadrée d’experts militaires tanzaniens – traque les « ennemis de la Révolution ». Bientôt des gardes du corps et experts en renseignement d’Allemagne de l’Est prendront leurs quartiers dans cet éternel été équatorial.
L’atmosphère est bizarre : des cargaisons de touristes insouciants croisent des fournées de prisonniers conduits à la torture.Les noces de France-Albert René avec Madame Communisme sont quelque peu laborieuses. Il effectue ses premiers voyages « fraternels » vers la Chine et la Corée du Nord[iii]. Devenu parti unique, le Seychelles People’s Progressive Front (SPPF) régit tous les aspects de la vie sociale. Les médias, de plus en plus contrôlés, apprennent à égrener une litanie de « complots » imaginaires, prélude à autant de rafles et saisies « d’armes et de munitions en quantité considérable cachées dans différents lieux du pays ».
Il observe avec philosophie la radicalisation du régime
France-Albert René se prend pour Robespierre. David Fischer, ambassadeur des Etats-Unis, lui demandera un jour à brûle pourpoint : «Qui diable êtes-vous? Vous êtes un juriste formé en Grande Bretagne et un banquier, et d’autre part, vous prétendez être un marxiste. »[iv]
Il me regarda, et dit : « Pour me comprendre, vous devez saisir que je suis rouge à l’extérieur et vert à l’intérieur. » Et l’ambassadeur de résumer : « Un homme extraordinairement vénal avec un horrible bilan des droits de l’homme qui, fondamentalement, était un opportuniste. » Dans ce méli-mélo d’exaltation et de verbiage, personne n’a vu Giovanni Mario Ricci s’installer dans l’intimité d’Albert René et surtout de sa troisième épouse.
François d’Aubert a bien exprimé le fait que « Ricci observe la radicalisation du régime avec philosophie. Contrairement à la colonie italienne qui panique, il ne semble pas affecté par les événements et les projets de nationalisation du nouveau président. »
Rumeurs de trafic de drogue
La Corée du Nord installe aux Seychelles son unique contingent de militaires déployés à l’étranger. L’Albanie n’est pas la dernière à prodiguer ses conseils. Progressiste, à France-Albert René ? Au même moment le régime raciste d’Afrique du Sud se sert des banques seychelloises pour gérer l’argent de ses opérations secrètes. Apparemment, un joli coup de l’Italien.
Pour Maxime Ferrari, alors considéré comme le numéro deux du régime, Ricci n’est d’abord qu’un nom dans la liste d’étrangers plus ou moins bizarres venus aux Seychelles dans l’espoir de se construire une nouvelle vie. « Après le coup d’Etat j’ai été désigné ministre de l’Agriculture tandis que René était à la fois Président de la République, ministre du Plan et du Développement. Un an plus tard, en 1978, il m’a nommé au Plan et au Développement et il a pris ma place à l’Agriculture – un échange. J’ai trouvé sur mon bureau un dossier : un certain Giovanni Mario Ricci, résident de nationalité italienne, voulait acheter un terrain à Praslin. A cette époque, les étrangers ne pouvaient pas acquérir du foncier aux Seychelles sans une dérogation spéciale accordée en conseil des ministres. L’administration avait fait son travail : dans le dossier on trouvait même le casier judiciaire du demandeur, qui faisait état d’une condamnation pour escroquerie en Italie. Quand j’ai appelé Albert René pour m’en inquiéter, il ne m’a répondu « ce n’est pas le même Ricci. Ils se sont trompés. »
« Plus tard, j’ai vu que le casier judiciaire avait disparu du dossier. Je pense que c’est Albert René lui-même qui l’avait enlevé. Et la vente a été validée. Il m’a été rapporté par la suite que Ricci avait acheté une plantation de thé à Mahé. On disait que les exportations de thé vers l’Europe dissimulaient de la drogue. Il ne s’agissait que de rumeurs. La police s’est gardée d’enquêter. »[v]
« Ce qui est bien avec les communistes, c’est qu’ils coûtent beaucoup moins cher à soudoyer »
Maxime Ferrari était curieux de rencontrer ce mystérieux ami du président, qui ne se montrait pas en ville : « Un homme de taille moyenne, cheveux coupé court, longue barbe sel et poivre, des yeux noirs et perçants qui pouvaient faire peur. Ce qui m’a aussi marqué, c’est qu’il était incapable de s’exprimer en anglais, alors qu’il résidait aux Seychelles depuis pas mal d’années. J’ai vite compris que Albert René était acheté par Ricci. Ce dernier avait acquis comme par hasard un bungalow très proche de la maison du président en bord de mer, au lieudit « Anse Polite ». Ricci voyait le président en aparté très souvent. Devant les montagnes de dollars que lui promettait l’Italien, le président a vite pris du recul par rapport à ses prétendues « convictions socialistes ».
Ricci le dit un jour sans ambages à Maxime Ferrari : « Ce qui est bien avec les communistes, c’est qu’ils coûtent beaucoup moins cher à soudoyer que les capitalistes ». Il est au sommet de sa puissance et ne cache plus son entregent.
Le noyau dur du groupe Ricci
Le chef de l’État seychellois lui aussi se croit tout permis. Son « Parti uni du peuple des Seychelles » pourra seul présenter des candidats aux élections législatives. Des opposants disparaissent. On ne retient que l’instauration d’un régime totalitaire à parti unique, alors qu’il s’agit d’un totalitarisme capitalistique. Au début des années 1980 le financier Ricci gagne le surnom de « vice président des Seychelles ». Il a créé à Victoria une cascade de sociétés dont les ramifications passent par le Panama, le Luxembourg, le Liechtenstein, le Salvador… Un empire économique qu’il est impossible d’évaluer et dont les protagonistes semblent nombreux. Il a modestement appelé son groupe financier GMR, acronyme de son nom complet (Giovanni Mario Ricci). Grisé par ses succès, il oublie un moment son habituel goût de l’ombre et édite une luxueuse brochure à la gloire de son empire. Sa femme apparaît comme « Superviseur administratif et directeur des relations publiques ». Dans le staff des dirigeants, il y a aussi son frère, Joseph, et Riccardo, le frère d’Angela. Ainsi que Ettore Ricci, fils d’un premier mariage. Toute la tribu est mobilisée pour composer le « noyau dur » du groupe.
La naissance du paradis fiscal seychellois
François d’Aubert résume : « L’organigramme du Giovanni Mario Ricci Group est aussi impressionnant que celui des galaxies Parretti et Fiorini [nous y reviendrons]. On le dirait construit sur le même modèle de toile d’araignée. Il comprend officiellement près de 70 sociétés et dans la réalité sans doute une bonne centaine, avec une prédilection pour les sièges sociaux dans les paradis fiscaux de Panama, Gibraltar, Vaduz,au Lichtenstein, Zug en Suisse et naturellement les Seychelles. Mais le GMR Group a aussi une importante branche sud-africaine et des sociétés en Italie, en Espagne, en Grande Bretagne, en France… ».
Un réseau de recyclage d’argent
Gourou économique et sécuritaire du président France Albert René, Mario Ricci l’a convaincu de fonder, entre lui même, Ricci et l’Etat, un centre financier offshore, la Setco : Seychelles Trust Company Ltd. Le trust est nanti de droits exclusifs à intégrer des sociétés offshore dans le réseau financier de l’archipel. Le 4 septembre 1978, un an seulement après son coup d’Etat « socialiste », le président René signe le « Non Resident Bodies Corporate Decree », organisation du paradis fiscal qui offre des avantages extraordinaires. Pour 1 000 USD, on peut y créer un siège social. Et l’entretenir pour 1 400 dollars par an, sans avoir à publier aucun compte ni bilan, ni déclaration de bénéfices. Curieusement, la Setco n’attire pas les foules. En réalité, la Compagnie est destinée à peu près exclusivement aux activités de Ricci et de René. « Ricci s’est toujours défendu d’avoir mis en place un réseau de recyclage d’argent de la mafia », énonce prudemment François d’Aubert. Pour le Consortium international de journalistes d’investigation, « René et Ricci ont créé ce qui était, en substance, le premier paradis fiscal socialiste du monde. »
Ricci versus Raspoutine
Les Russes ont des raisons de se méfier d’un marxiste d’opérette dorénavant assoiffé d’argent. Les Seychellois aussi. Mais bercés de propagande, ils n’ont pas conscience que leur pays est tombé aux mains d’un tzar équatorial déguisé en « Rouge » et de son Raspoutine, à la réussite aussi fulgurante que celle du directeur de conscience de la dernière impératrice de Russie.
Le Russe Grigori Efimovitch Novykh, dit Raspoutine (« le dépravé ») était un simple « moujik » un aventurier se disant moine et guérisseur, se targuant d’illuminations mystiques. Sans doute adhérent d’une des nombreuses sectes qui fleurissaient dans l’empire russe à l’aube du XXe siècle, il avait réussi à approcher la cour du Tzar Nicolas II et surtout fascina l’impératrice Alexandra Feodorovna, une femme devenue dépressive à voir lentement mourir le grand-duc héritier, atteint d’hémophilie. Raspoutine ne parvient jamais à guérir l’enfant, mais exerça un magister moral sur l’impératrice et par son entremise, sur le Tzar au point de discréditer le régime dans son ensemble. A ses basques, une bande d’escrocs et de débauchés profitait de l’aubaine. Haï de la cour et du peuple, Raspoutine fut assassiné à Petrograd en décembre 1916 par un groupe d’aristocrates.
Il fait tout pour apparaître comme un mafieux mais poursuit en justice ceux qui l’écrivent
Raspoutine était doté d’un grand pouvoir de séduction, notamment auprès des femmes. Ricci également. Il semble que son ascension ait été favorisée par « Géva » (Geneviève), la troisième et ultime épouse de René. Il a l’intelligence d’associer les deux fils du premier lit de Géva, David et Glenny Savy dans plusieurs de ses sociétés.
Arrêtons-nous encore un instant sur le Raspoutine des Seychelles. Giovanni Mario Ricci – on oubliera vite son premier prénom – a reconstitué un premier pactole à partir de sa petite « plantation de thé » singulièrement performante. Avec ses airs de conspirateur qui évoquent irrésistiblement la série hollywoodienne « Le Parrain », l’homme possède une sortie de génie de l’insinuation et de sa propre mise en scène. Il poursuit en diffamation tous ceux qui le décrivent en mafieux, mais fait tout pour apparaître comme un ambassadeur de la Mafia, venu blanchir aux Seychelles le trésor de l’organisation criminelle italo-américaine. Il fait courir les rumeurs selon lesquelles il serait capable d’agiter de puissants réseaux de l’ombre partout dans le monde.
Les affaires Pazienza
L’attaque avortée des mercenaires sud-africains le 25 novembre 1981 a définitivement installé Albert René dans une paranoïa sécuritaire. Même pour parcourir quelques centaines de mètres, Il ne circule plus qu’en voiture blindée dans un long convoi ouvert par une automitrailleuse. Un déplacement du président paralyse la circulation une demi-journée. Ricci s’offre à l’aider à se protéger et à faire surveiller ses ennemis à l’étranger, y compris à ses propres frais. Albert René mord vite à l’hameçon. D’autant que neuf mois après l’attaque des mercenaires sud-africains, le président éprouve la peur de sa vie. Le 17 août 1982, alors qu’il folâtre dans une île lointaine avec sa maîtresse du moment, une partie de l’armée seychelloise se mutine pour réclamer de meilleures conditions de vie. De la radio nationale, ils invitent les Seychellois à exprimer leurs doléances. Ce n’est pas un coup d’Etat, mais ça pourrait le devenir. Paniqué, Albert René se voit déjà subir le sort qu’il a lui-même infligé à James Mancham.
Cependant, alors que le président se terre dans son île lointaine, les forces de défense des Seychelles reprennent – difficilement – le contrôle de l’immeuble de la radio et du camp militaire d’Union Vate. Bilan officiel : sept morts et vingt-trois blessés. Bilan réel, une cinquantaine de tués, dont une trentaine de militaires tanzaniens qui se sont révélés de bien piètres combattants. Les offres de service de Mario Ricci doivent être étoffées. Il invite un « spécialiste » de ses connaissances à le rejoindre. L’homme circule avec un faux passeport au nom de Franck Donato. Peu après sa descente d’avion aux Seychelles, en octobre 1983, il sera identifié par les services de renseignement américains comme le fameux Francesco Pazienza, objet d’une fiche Interpol pour son appartenance supposée à la Loge P2 et son rôle supposé important dans le scandale de l’Ambrosiano, ainsi que ses liens avec des mafiosi célèbres.
Plus malins que le capitaine Barril et le colonel Mike Hoare
Pour François d’Aubert, « superinformé, manipulateur, affabulateur, mêlant le vrai et le faux, Pazienza, qui a commencé sa carrière par des études de médecine, a eu son nom cité dans à peu près toutes les grandes « affaires » italiennes entre 1975 et 1982. Il connaît la terre entière, possède un carnet d’adresses incroyable, allant de camoristes célèbres au gratin du monde politique italien en passant par les services secrets et le business. » Si Ricci a plutôt bien réussi aux Seychelles, Pazienza appartient au top du gratin international de la flibuste. A l’ambassade des Etats-Unis, on s’étrangle. Le télex crépite de télégrammes chiffrés interrogatifs mais du genre énervé, signés du siège du FBI et de la CIA.
Ricci et Pazienza n’ont aucun mal à convaincre le président René d’ajouter au bâtiment présidentiel une annexe digne du Mur de l’Atlantique et à entretenir sa paranoïa. Eux-mêmes ont un autre bunker en vue : l’installation aux Seychelles d’un Etat bien à eux, capable d’éditer des passeports diplomatiques et si possible de battre monnaie. L’idée n’est pas vraiment originale à l’époque. C’était le projet du colonel Mike Hoare, le chef du groupe de mercenaires mandatés par l’Afrique du Sud. Après leur échec, Prétoria traite ses marchés d’armes et ses opérations secrètes contre les Etats africains qui lui sont hostiles avec le « colonel » Bob Denard, qui s’est emparé des Comores. C’est le fantasme d’un autre mercenaire français, le capitaine Paul Barril : « On serait responsable d’un pays »[vi].
Produire et vendre des passeports
Mario Ricci et Francesco Pazienza sont plus malins : posséder un Etat peut s’obtenir sans violence. C’est la raison de l’invitation du second par le premier à Victoria, sous couvert de protection du président. Le 22 juin 1983, Pazienza a déposé devant le tribunal de Commerce de New-York les statuts d’un « Sovereign Order of Saint John, Knights of Malta, INC » « Chevaliers de Malte » : un intitulé prestigieux qui impressionne toujours les gogos. Pazienza aurait repris l’idée d’un autre personnage trouble, un certain Arnaldo Petrucci qui se disait « chevalier de Malte, prince de Vacone et de Sienne ». Son idée était d’acheter une petite ile au gouvernement d’Antiga, dans les Caraïbes. Il était prêt à mettre 5 millions de dollars sur la table, une fortune au regard de l’ile déserte en question, mais qui devait permettre la création d’un Etat « genre Malte » susceptible d’émettre de la monnaie et de produire des passeports en tous genre, de préférence les précieux sésames diplomatiques.
La religion convoquée au secours de l’imposture
L’affaire a raté de peu. Pazienza a pensé à Ricci et aux Seychelles, dont on commence à parler dans le Landernau romain. Mario Ricci croit plus que jamais en sa bonne étoile. Depuis la révolte d’une partie de son armée, Albert René est persuadé que tôt ou tard, malgré son luxe de précautions, il sera détrôné. Pour ne pas végéter comme Mancham, il ne lui reste qu’à accumuler suffisamment d’argent, de préférence dans un autre paradis fiscal que les Seychelles, pour s’assurer une retraite digne du bien qu’il a fait au pays. Ricci « vend » – au sens propre – l’idée de créer un Etat factice à Albert René : tous deux partageront l’argent des passeports diplomatiques et autres. L’idée de tremper dans cette forme inédite d’abus des pouvoirs régaliens de l’Etat ne semble pas avoir troublé le chef de l’Etat seychellois. Le 4 juin 1984, Mario Ricci présente officiellement au président de la République ses lettres de créance comme ambassadeur de l’Ordre des Chevaliers Hospitaliers de Malte. Il circule désormais en voiture à fanion avec chauffeur et installe son ambassade dans un appartement du centre de Victoria. Les vrais ambassadeurs s’en amusent dans leur coin, mais comme ils ne sont que quatre et que leur entente est des plus médiocres (Etats-Unis, URSS, Grande Bretagne, France), le bruit de ces ricanements ne porte pas loin.
Des rumeurs de « contrats »
Comme Raspoutine, Ricci joue de la religion. Le véritable Ordre souverain militaire hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem, de Rhodes et de Malte, familièrement appelé par les journalistes « Les chevaliers de Malte », est un ordre religieux humanitaire catholique doté des prérogatives d’un Etat[vii] et d’une organisation internationale caritative. L’Ordre n’avait pas de représentation aux Seychelles, ce qui n’a pas échappé à Ricci. A Victoria, enfermé dans sa tour d’ivoire repeinte aux couleurs du socialisme, l’ubuesque Albert René ne comprend pas trop cette subtile utilisation des apparences d’un ordre vénérable et n’en attend que des montagnes de dollars.
Dans la même veine, Ricci a aussi créé une entreprise au nom de Financement monétaire international, en acronyme FMI, certainement pour créer la confusion avec le véritable Fonds monétaire international. On ignore s’il s’en est servi.
Grisé par le succès de son ambassade et son image de grand chef mafieux, Ricci commet peut-être une imprudence : il se serait vanté de pouvoir réaliser un « contrat » contre n’importe quel opposant seychellois où qu’il se trouve dans le monde. Mauvaise idée. Mis au pied du mur par Albert René et son épouse, l’homme n’a pas l’étoffe d’un tueur. Il se démène ostensiblement et biaise comme il peut. Résultat : le nom de Ricci sera avancé – sans réelle preuve – par le Sunday Times après l’assassinat à Londres de l’opposant seychellois Gérard Hoareau en novembre 1985[viii].
Le roi de l’insinuation
Traîne aussi la rumeur insistante d’un « contrat » sur la tête de l’ambassadeur des Etats-Unis aux Seychelles. Ne ratant pas une occasion d’appeler au respect des droits de l’homme, David Fisher avait le don d’exaspérer le président Albert René et surtout sa dernière épouse, Géva, une jeune sportive sensuelle et très jolie, que son mariage présidentiel transforma vite en harpie. Celle-ci, comme l’ambassadeur américain le racontera plus tard, n’avait pas hésité à le menacer de mort par téléphone. Le chef de poste de la CIA aux Seychelles confirma à l’ambassadeur qu’il était sur la liste de personnes à abattre[ix] [ça donne vite de l’importance à l’émetteur et aux relais du message…].
L’Américain était sur ses gardes, ignorant que Mario Ricci n’avait pas la capacité criminelle dont il s’était vanté auprès de la Première dame des Seychelles, et certainement pas la témérité de faire liquider le représentant diplomatique de la première puissance mondiale. Mais Ricci, soucieux de sauvegarder son image usurpée de chef mafieux, devait « faire comme si… ». Les exigences de la Première dame constituaient pour lui un problème.
Le témoignage de Jacques Mortelmans
L’ambassadeur David Fisher a raconté sa dernière rencontre avec le Raspoutine des Seychelles: « J’étais parti en bateau avec mon chef [de poste] de la CIA vers une île éloignée. Nous voilà à la meilleure plage du monde. Nous sommes tombés sur Mario Ricci en train d’éviscérer un énorme requin-marteau. La scène semblait sortie d’un roman. Voir ce gars barbu, vêtu d’un short, très musclé, en train d’éviscérer avec un couteau pointu… Je suis venu à lui, et à ce moment je savais que je quittais les Seychelles, après trois ans en poste.
Je dis : « Mario, je veux que vous sachiez que je pars. »
Il approche avec sa main sanglante, il me tapote et il a dit, « Ambassadeur, que de bonnes nouvelles pour moi, mais encore meilleures pour vous ! » » Un échange qui mériterait de figurer dans une anthologie de l’insinuation.
Un investissement dans l’immobilier à Monaco
Jacques Mortelmans, consul général des Seychelles à Bruxelles, homme d’affaire belge travaillant dans l’immobilier touristique, rapporte une autre mise en scène de ce marionnettiste[x]. « Ricci m’a demandé de venir à Rome pour une réunion avec mon ami Maxime Ferrari, alors ministre des Affaires étrangères des Seychelles, et mon homologue en Italie, un certain Memmo. Ce dernier était en quelque sorte son fondé de pouvoir en Italie. Mario Ricci avait usé de toute son influence sur René pour le faire nommer consul honoraire des Seychelles à Rome, au grand dépit du ministère des affaires étrangères d’Italie, car l’homme avait une réputation sulfureuse, comme je l’ai découvert par la suite. Il n’est d’ailleurs resté consul général que six mois environ, le gouvernement italien l’ayant récusé en raison de son passé. »
Selon les dires de Ricci, Memmo voulait investir dans le développement immobilier du quartier Fonvielle à Monaco, mais il lui fallait une énorme mise de fond. Mortelmans et Ferrari devaient considérer l’intérêt général des Seychelles, où atterrirait 10 % des sommes collectées. Ricci voulait que Maxime Ferrari en parle aux Arabes du Golfe lors de sa prochaine tournée diplomatique pour les associer au projet.
Une mise en scène « bluffante »
Jacques Mortelmans a été « bluffé » par l’accueil à Rome : « Lorsque l’avion de la Sabena a stoppé sur le tarmac, la police italienne est montée à bord pour me faire appeler. Elle m’a cérémonieusement conduit en voiture au Pavillon d’honneur sans passer par les services d’immigration, et j’ai pu y retrouver Maxime Ferrari. J’ai pensé que Mario Ricci avait le bras très long pour pouvoir activer le protocole d’Etat italien en faveur de ma modeste personne, car Maxime n’avait rien demandé. »
La suite n’est pas moins « bluffante » : « Le soir nous avons été conduits dans un palais magnifique, le célèbre « Palazzo Ruspoli », au cœur du centre historique de Rome, à l’angle de Via dei Condotti et Via del Corso. Des bustes en marbre à l’antique partout, des plafonds immenses, des fresques grandioses. Un type en livrée nous conduit jusqu’à un salon. Pendant que attendons, je tombe en arrêt devant une photographie posée sur le guéridon. Elle représentait Mario Ricci discutant de façon familière avec le pape Jean-Paul II. Je n’ai pas imaginé un instant qu’il s’agissait d’un photomontage disposé à notre intention. »
Jacques Mortelmans raconte le dîner fastueux et bizarre avec le consul honoraire : « Il se tenait à l’extrémité d’une table immense, un « maître d’hôtel » en gants blancs constamment derrière lui, le regard très mobile, à l’affût, faisant clairement comprendre qu’il était un garde du corps et qu’il portait une arme. »
L’envers du Palazzo Ruspoli
Trop de mise en scène. Ferrari et Mortelmans se méfient et ne donnent pas suite au projet immobilier à Monaco. Ils n’ont pas tout perdu avec ce bel aperçu du « cinéma » habituel de ce monde étrange. Le gestionnaire du Palazzo Ruspoli (transformé en « Résidence Ruspoli Bonaparte ») accueillait parfois les réunions de cette loge maçonnique dissidente qui s’était juré d’abattre la démocratie en Italie. Ceux de ses membres qui ne figuraient pas sur les listes tombées entre les mains de la police avaient reconfiguré leurs ambitions vers le pur affairisme.
Beaucoup a été dit et écrit sur les liens de Mario Ricci avec la mafia. Celui-ci éprouvait à la fois un malin plaisir et un intérêt évident à accréditer les rumeurs les plus folles. Facile : l’increvable « pieuvre » est une organisation de plus en plus fluide et décentralisée, dont la fonction principale reste de cloisonner les marchés pour éviter que ses membres s’entretuent dans la défense de leurs intérêts. Que la mafia ait eu des intérêts aux Seychelles, notamment dans le Casino, est certain. Que Ricci ait eu partie liée avec la mafia dans diverses entreprises, qu’il ait pu jouer un rôle de facilitateur dans bien des aventures seychelloises, semble une évidence. Mais présenter Mario Ricci comme le deus ex machina de la mafia dans l’archipel serait un contresens. Il était avant tout un « loup solitaire », ne dévoilant les secrets de ses affaires qu’à son épouse, aussi rusée que lui.
Si les menées de Ricchi ont pu prospérer en toute impunité sous la présidence ubuesque de France-Albert René, c’est que la paranoïa de la Guerre froide atteignait son apogée. La pression militaire soviétique faisait négliger aux grandes puissances occidentales les nouvelles menaces du crime organisé – de la criminalité financière notamment – de l’évasion fiscale, du trafic d’armes, des violations d’embargo, et, last but not least, des atteintes aux droits de l’homme.
Les pires escrocs avaient le champ libre comme jamais.
Jean-François DUPAQUIER
Retrouvez les épisodes précédents :
Paniques aux Seychelles à l’approche de l’ouragan « Démocratie » (1)
Seychelles : pour que justice passe enfin dans l’archipel (2)
Seychelles : des forbans aux pirates de la finances internationale (3)
Prochain article : Les « facilités » des Seychelles, en marge du scandale du Crédit Lyonnais (5)
________________________________________
[i] François d’Aubert, L’Argent sale. Enquête sur un krach retentissant, Ed. Plon, Paris, 1992, voir pp. 151-167.
[ii] Cernisevschi, « Quoi faire ? Esquisse des hommes nouveaux » (1860). Son livre a été écrit en prison. L’auteur fut considéré par Lénine comme son mentor. Rahmetov – le héros principal du livre – fut le modèle décisif pour l’élaboration du prototype léniniste puis stalinien de « l’homme nouveau ». Jusqu’en 1917, la vie révolutionnaire de ceux qui se considéraient comme les « hommes nouveaux » de la Russie a ainsi été une imitation de Cernisevschi et de son héros , Rahmeto. Voir Lavinia Betea, politologue à l’Université de Bucarest, article “L’Homme nouveau”, accessible sur
http://gerflint.fr/Base/Roumanie1/Betea.pdf
[iii] Bizarrement, France-Albert René ne sera jamais invité en URSS et ne recevra jamais un dirigeant soviétique en visite d’Etat, ce qui peut donner à penser que Moscou observait son régime avec autant de perplexité idéologique que d’intérêt stratégique.
[iv] Toute les citations dans cet article de David Fisher, ambassadeur des Etats-Unis aux Seychelles, soit tirées de son interview en 1998 pour Association for diplomatic studies and training
http://adst.org/2015/04/seychelles-gangstas-paradise/
[v] Selon un ambassadeur des Etats-Unis aux Seychelles, Ricci avait été reconnu coupable de fraude en Italie en 1958 et, plus tard, de posséder des liasses de fausse monnaie en Suisse. Il se serait installé aux Seychelles après avoir été expulsé de la Somalie dans des « circonstances mystérieuses ».
Le président René a prétendu plus tard qu’il avait demandé aux fonctionnaires italiens si Ricci avait un casier judiciaire, mais « ils nous ont dit qu’il n’y avait rien sur lui » (Source : Consortium international des journalistes d’investigation).
[vi] RWANDA. Paul Barril, une barbouze française au cœur du génocide, par Christophe Boltansky, Le Nouvel Observateur, 9 février 2014 : « le colonel Christian Prouteau (…) décrit Barril comme (vouant) une « fascination à Bob Denard », le mercenaire français, auteur de multiples coups tordus en Afrique. « Il m’avait dit après un putsch de Denard aux Comores : ‘On pourrait faire comme lui et, après, on serait responsables d’un pays’… »
[vii] Le véritable Ordre souverain militaire hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem, de Rhodes et de Malte a pris la suite de l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Cette organisation religieuse siégeant à Rome, dont la structure apparaît à bien des égards anachronique, est considéré comme un sujet souverain de droit international, susceptible d’éditer des passeports diplomatiques. A ne pas confondre avec l’Ordre des Chevaliers de Jérusalem devenu par la suite Ordre souverain de Malte (lire ci-après). Selon Eugenio Ajroldi de Robbiate, directeur de la communication du bureau de l’ordre de Malte, « y a des gens et des organisations dans les différentes parties du monde qui utilisent notre nom ou des noms similaires à notre recherche du profit avant tout. Ces organismes, en plus de créer des malentendus et de la confusion, nuisent à la bonne volonté.
L’Ordre Souverain de Malte a une histoire de presque 1 000 ans, depuis 1834 a son siège du gouvernement à Rome. Un sujet indépendant du droit international, entretient des relations diplomatiques bilatérales avec 105 Etats, y compris la République italienne et le Saint – Siège, et a une représentation officielle à l’Organisation des Nations Unies, l’Union européenne et de nombreuses organisations internationales. Les activités menées dans plus de 120 pays à travers le monde développent une assistance médico-social et de l’ aide fournie aux victimes de conflits ou de catastrophes naturelles.
[viii] Sunday Times, 1er décembre 1984. Il est peu vraisemblable que Mario Ricci ait véritablement trempé dans cet assassinat (nous y revenons plus loin). Voir le résumé du procès pour diffamation que Ricci intente au propriétaire et éditeur du Sunday Times à Londres en 1986 :
http://z14.invisionfree.com/GangstersInc/ar/t1448.htm
[ix] Interview de David Fischer par Association for diplomatic studies and training
[x] En 1977, la P2 a pris le contrôle du Corriere della Sera, le plus important quotidien italien. À l’époque, le journal était dans une période de difficultés financières et n’arrivait pas à se faire prêter de l’argent par les banques, car son rédacteur en chef, Piero Ottone, était considéré comme hostile au parti Démocratie chrétienne au pouvoir. Le propriétaire du journal, la maison d’édition Rizzoli a conclu un accord avec Gelli. Ce dernier a procuré les fonds nécessaires au redressement du quotidien, via la Banque du Vatican dirigée par Paul Marcinkus. Ottone a été licencié et la ligne éditoriale du Corriere a viré à droite.
Le journal a publié une longue interview de Licio Gelli en 1980. L’entretien a été mené par l’animateur de talk show Maurizio Costanzo, dont l’appartenance à la P2 a été découverte plus tard. Gelli a affirmé à cette occasion qu’il était favorable à la réécriture de la constitution italienne en s’inspirant du système présidentiel de la Cinquième République française. Quand Costanzo lui demande ce qu’il avait toujours voulu être, il répond : « Un marionnettiste ».