26 ans après le génocide des Tutsi, 10 ans après le rapport « Mapping », les nouveaux visages du négationnisme et de la haine. Afrikarabia publie aujourd’hui le huitième d’une série d’articles sur les enjeux politiques actuels de la paix dans l’Afrique des Grands Lacs. L’aspiration des peuples à la bonne gouvernance, à la liberté et à la prospérité, reste obérée par les calculs subalternes de politiciens prêts à plonger leurs pays dans le chaos pour s’emparer du pouvoir ou le reconquérir. Et la France, avec sa justice archaïque et politicienne, n’y joue pas toujours le beau rôle.
Rôdés aux méthodes de désinformation et de subversion, les hauts-gradés rwandais « génocidaires » et leurs associés ne se sont pas contentés de transformer le Tribunal pénal international pour le Rwanda en « machine à cash » et en porte-voix du négationnisme (lire nos précédents articles). Ils sont parvenus à manipuler Jean-Louis Bruguière, la star française de la lutte antiterroriste, jusqu’à obtenir de lui une ordonnance et des mandats d’arrêt avalisant le déni du génocide des Tutsi. Une ordonnance qui, pour les négationnistes, vaut définitivement caution d’Etat.
Par Jean-François DUPAQUIER
Les historiens Hélène Dumas et Etienne Smith ont bien résumé la trame de l’offensive négationniste à travers la manipulation de l’enquête Bruguière : « S’appuyant sur des constructions idéologiques du passé, beaucoup d’auteurs revendiquant le statut “d’experts” ou de “journalistes d’investigation” fondèrent leurs prétentions historiques sur le postulat, qui s’avère aujourd’hui faux, selon lequel le Front patriotique rwandais (FPR) était “nécessairement” à l’origine de l’attentat afin de déstabiliser le pays et ainsi prendre le pouvoir par les armes. Dans ces récits, nourris de “révélations” et de “scoops” médiatiques, le massacre des Tutsis s’est alors trouvé ravalé au rang de réaction de “fureur” d’une population hutue ivre de vengeance. »[1]
Cette thèse s’imprime facilement dans l’esprit d’Occidentaux nourris de clichés racialistes et de conceptions paternalistes des réalités africaines. Le conspirationnisme est aussi une porte d’accès à des émotions et des convictions largement partagées[2] Le scénario d’un attentat contre l’avion du président Habyarimana commis par des rebelles rompus aux intrigues les plus cyniques et aux techniques de tirs de missiles les plus sophistiquées renvoyait aussi de façon séduisante à des « films apocalyptiques » toujours très populaires (et qui le seront plus encore demain…).
Hélène Dumas et Etienne Smith relèvent cette « autre version, relevant d’un négationnisme plus radical encore [qui] a également imputé à Paul Kagamé la responsabilité de l’attentat, cette fois dans le dessein de déclencher l’extermination de son propre peuple. Les victimes devenaient responsables de leur mise à mort et, dans le même temps, le FPR pouvait asseoir sa légitimité politique sur ce million de morts. Dans toutes ces déclinaisons révisionnistes, le FPR apparaît comme le seul acteur mu par une intention machiavélique, tandis que le génocide des Tutsis est renvoyé pour sa part du côté de l’improvisation ou d’une réaction spontanée d’une partie des Rwandais hutus. »[3]
Kagame, le seul acteur mu par une intention machiavélique ?
Fin 2005, malgré les « révélations » tendancieuses de Stephen Smith et de Pierre Péan, le camp des génocidaires et des négationnistes semblait loin de l’emporter. A Arusha, à chaque nouveau procès, les avocats alléguaient qu’il n’y avait pas eu de génocide, et les magistrats devaient entendre chaque fois patiemment les mêmes arguties. Cette stratégie avait considérablement ralenti le cours des affaires. Le Conseil de sécurité s’impatientait de financer un organe peu productif. Depuis sa première audience en 1997, le TPIR, avait prononcé seulement vingt-deux condamnations et trois acquittements. L’ONU lui avait demandé de tout faire pour finir son mandat avec un dernier jugement en première instance fin 2008.[4] Sous l’impulsion du procureur général et du greffier en chef, la machine judiciaire trouva enfin son rythme. Le système de défense, inspiré du vade-mecum des avocats belges, s’effilochait devant la sévérité des premiers verdicts. A Arusha, les notables du génocide ne cachaient plus un certain découragement, perceptible dans leurs postures aux audiences.
Parmi les grands événements attendus, figurait la comparution, à partir du 31 octobre 2005, des témoins de la défense de l’abbé Athanase Seromba, alors âgé de 42 ans, premier prêtre catholique à être jugé par le TPIR.[5] Pour les opinions publiques occidentales, les crimes abominables imputés à cet ecclésiastique éclaboussaient l’ensemble des accusés.
Des crimes abominables imputés à un ecclésiastique
Ces derniers avaient déployé beaucoup d’intelligence, de capacité stratégique, de moyens humains et aussi d’argent dans ce qui s’appellerait pour toujours « l’enquête Bruguière ». Ils étaient déçus que le juge français tarde à publier ses conclusions.
Ils en connaissaient à peu près le contenu, aussi bien par leurs agents infiltrés que par les indiscrétions calculées de Smith et de Péan. Ils avaient bien compris les rouages de la procédure française, si différente de celle du TPIR mais si proche de celle du Rwanda. Ils espéraient se servir de « l’ordonnance de soit-communiqué » de Bruguière, qui clôturerait l’enquête, pour se faire passer comme victimes du satanique Kagame – et décrocher leurs acquittements à Arusha. Alors que des condamnations de « gros poissons » du génocide commençaient à tomber…
Grâce à Bruguière, décrocher des acquittements à Arusha ?
A Arusha, les enquêtes conduisaient à des résultats bien différents de ceux de l’équipe Bruguière. L’historienne Hélène Dumas retient que « dès les premières affaires, les juges du Tpir ont pris soin d’établir sans ambiguïté la réalité du génocide commis contre la minorité tutsi au Rwanda. Les jugements examinent minutieusement la question de la planification et de l’exécution des massacres. Contrairement à ce que certains auteurs maintiennent aujourd’hui, la réalité du génocide n’est pas seulement déduite d’indices matériels prouvant sa planification. En effet, elle est tout autant induite des modalités d’exécution des massacres et de l’identité des victimes. Néanmoins, la procédure exige du procureur qu’il prouve lors de chaque affaire l’existence des éléments constitutifs du génocide avant l’examen des chefs d’accusation. Une contrainte procédurale largement exploitée par certains accusés pour réduire la réalité du génocide à une simple “thèse” défendue par le procureur. »[6] En ne retenant pas le texte de la « définition de l’ennemi » diffusé en septembre 1992 dans l’armée rwandaise, le TPIR se prive d’un argument important pour prouver la conspiration du génocide.
Bagosora : « Je ne crois pas au génocide »
Avec la médiatisation internationale du procès Seromba, le colonel Théoneste Bagosora voyait sa propre affaire prendre une mauvaise tournure. Dans le procès appelé « Militaires 1 » où il comparaissait depuis 2002 avec trois autres hauts-gradés[7], il jouait les matamores à la différence de ses co-accusés ayant adopté un profil bas. Le lundi 24 octobre 2005, l’indigent « Colonel Apocalypse » fit sensation en apparaissant dans un luxueux costume trois-pièces sombre en fil de laine extra valant plusieurs milliers de dollars, qui mettait en valeur une chemise rose fluo en soie assortie d’une cravate « raccord ». Accusé d’avoir élaboré, avec d’autres, « un plan dans l’intention d’exterminer la population civile tutsie, d’éliminer des membres de l’opposition et se maintenir ainsi au pouvoir », on ne voyait que lui ce 24 octobre où il commença sa propre défense.
Bagosora se lança dans un discours plein d’emphase : « On m’a qualifié et l’on continue de me qualifier comme le “cerveau” des attaques consécutives à l’attentat contre l’avion présidentiel du 6 avril 1994 – qui avait servi de détonateur au génocide. Je réfute le terme selon lequel je suis le “cerveau du génocide”. J’ai assuré mes responsabilités en tant que directeur de cabinet du ministère de la Défense […] Je ne crois pas au génocide ! Jusqu’à aujourd’hui, il n’y a pas de preuves de la perpétration du génocide ! »[8]
Finalement, Bagosora ne disait pas autre chose que Pierre Péan. « Fable », « mythe », « mensonge », « conte pour enfants », « génocide dit des Tutsi » furent quelques-uns des termes employés par le polémiste français pour désigner « l’histoire officielle », celle qui reconnaît le seul génocide des Tutsi.
« Jusqu’à aujourd’hui, pas de preuves de la perpétration du génocide »
Bagosora continua à pérorer ainsi durant un mois. Quand il fut épuisé, son avocat, le Français Raphaël Constant, réussit à lui faire comprendre que sa stratégie était suicidaire. A continuer ainsi, il écoperait à coup sûr d’un verdict de perpétuité. Me Constant était l’un des plus brillants défenseurs inscrits au tribunal d’Arusha, et il caressait l’idée d’une nouvelle stratégie judiciaire depuis au moins un an. En janvier 2005, il avait publiquement accusé la Belgique de « manque de coopération » tout en se réjouissant de l’attitude de son pays : « Me Constant s’est en revanche réjoui de la coopération de Paris, annonçant qu’il devrait rencontrer “bientôt” l’ex-ambassadeur de France au Rwanda durant le génocide, Jean-Michel Marlaud, et le colonel Jean-Jacques Maurin, ancien coopérant militaire auprès de l’armée rwandaise. »[9]
Chez Bagosora la frénésie le dispute à l’intelligence, mais cette dernière l’emporte quand même souvent. Puisque l’ordonnance de Bruguière se faisait attendre, il exigea la comparution pour sa défense de hauts gradés français qu’il connaissait plus ou moins. Une liste fut remise au TPIR par Me Constant pour parvenir par les voies diplomatiques à Paris. Elle arriva à la Chancellerie puis sur le bureau de la ministre de la Défense et des Anciens combattants, Michèle Alliot-Marie. Elle était une amie personnelle du président Jacques Chirac et aussi du juge Bruguière, qui militait à ses heures perdues pour la formation politique du président de la République.
Une liste de hauts gradés français pour la défense de Bagosora
Impossible de soustraire la France à ses obligations internationales. La demande de coopération judiciaire du TPIR provoqua la consternation jusqu’à l’Elysée. Que pourraient répondre de hauts gradés français aux questions qu’on supputait fielleuses de Bagosora et de son avocat, dans un dossier hyper-sensible ?
L’Elysée décida que des négociations seraient engagées avec Me Constant, pour gagner du temps. On finit péniblement par se mettre d’accord sur quatre noms : les généraux Jean-Claude Lafourcade, Jacques Rosier et Patrice Sartre, ainsi que Grégoire de Saint-Quentin, devenu entretemps colonel. L’état-major des armées multiplia les exigences. « Pour des raisons de sécurité », les auditions se feraient à huis clos, par vidéo-conférence. Les comptes rendus seraient secrets. On commencerait par Grégoire de Saint-Quentin.
Reporté sous divers prétextes, le rendez-vous judiciaire fut définitivement fixé au 22 novembre 2006 à La Haye. Ça ne suffisait pas à rassurer l’état-major ni la ministre Michèle Alliot-Marie, ni l’Elysée. Comment de Saint-Quentin, un haut gradé compétent et loyal mais intraitable sur la vérité, allait-il s’en tirer sans révélations embarrassantes, si le Parquet d’Arusha lui posait des questions pertinentes ?
Que pouvait dire Grégoire de Saint-Quentin au procès de Bagosora ?
Dans la prison d’Arusha, le colonel Bagosora inspirait une certaine peur à ses codétenus qui officiellement le traitaient avec déférence mais en privé s’en plaignaient. Son idée de citer des officiers supérieurs français comme témoins de défense ne risquait-elle pas de tourner à la catastrophe ? Le mieux placé pour s’inquiéter était le major Aloys Ntabakuze, ex-chef des para commandos des Forces armées rwandaises (FAR), et ex-patron du camp de Kanombe. Il savait que Grégoire de Saint-Quentin avait vu le départ des missiles depuis le camp militaire. Il l’avait côtoyé durant deux ans et savait que Saint-Quentin répondrait aux questions du Parquet. Et de fil en aiguille, une telle révélation pouvait pulvériser la « piste de Masaka » et, par la même occasion, l’enquête Bruguière.
Pour ne rien arranger, Théoneste Bagosora manifestait ses divergences avec le Storytelling de la « Contribution des FAR… » qui servait de feuille de route à Bruguière. Depuis 1994, il n’avait pas varié d’un pouce sur la « piste belge » que le juge français avait fini par abandonner.[10] La menace était claire pour qui connaissait l’entêtement du « Colonel Apocalypse » : il serait capable de renverser sur la table la soupière des secrets. Les agents infiltrés auprès de Bruguière pouvaient-ils lui dire la vérité ? Evidemment non. Depuis la convocation de Grégoire de Saint-Quentin, ils ne pouvaient que croiser les doigts.
Renverser sur la table la soupière des secrets ?
Le salut vint des représentants de l’Etat français, décidés à tout pour différer l’audition du colonel. A Matignon, Dominique de Villepin avait remplacé Jean-Pierre Raffarin. Comme Hubert Védrine, il était (et reste…) un propagandiste de la thèse du « double génocide » au Rwanda. En 1994, il était directeur de cabinet d’Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères du gouvernement Edouard Balladur. A la différence des autres pays occidentaux, il avait reçu – le 27 avril 1994 – la délégation du gouvernement génocidaire.[11]
Dans les jeux de pouvoir et les orgueils de ces importants personnages, le petit Rwanda et son million de martyrisés pesaient toujours peu. Jacques Chirac, malgré son courage de reconnaître la responsabilité de l’Etat français dans la déportation des Juifs de France, n’avait pas l’intention de recommencer avec l’extermination des Tutsi du Rwanda. Le ministère de la Justice reçut des instructions pour que le Parquet agrée les mandats d’arrêt internationaux de Bruguière.
Une décision de Jacques Chirac
Grâce aux mémos américains rendus publics par Wikileaks plus tard, on sait comment Jean-Louis Bruguière parvint à ses fins. « Classé “secret”, un télégramme du 26 janvier 2007 – date située entre la rupture des relations diplomatiques franco-rwandaises et l’élection de Nicolas Sarkozy – rapporte les propos de M. Bruguière fin-2006 : « Il a déclaré, indiquent les diplomates américains, qu’il avait présenté sa décision à des responsables français, y compris au président Chirac, comme relevant de sa décision de magistrat indépendant, mais a choisi de les consulter parce qu’il était convaincu du besoin de coordonner son calendrier avec le gouvernement. »[12] Une citation qui mérite d’être rappelée à tous ceux qui croient à l’indépendance de la Justice.
Jean-Louis Bruguière aux pince-fesses de l’ambassade américaine à Paris
Le souverainiste Jean-Louis Bruguière, qui avait des années durant tenté de prouver que la CIA était derrière l’attentat, fréquentait sans la moindre gêne les pince-fesses de l’ambassade américaine à Paris. Il y étalait sa prétendue influence et sa propre importance, comme le confirme encore le télégramme diplomatique américain : « Le juge a ajouté qu’“il n’a pas été surpris par la réaction officielle du Rwanda” et que “le gouvernement français était préparé à ce qui était attendu comme une réponse violente contre les ressortissants français”. »[13]
« L’Amiral » était-il vraiment le maître des horloges ? Un responsable du Quai d’Orsay a raconté aux diplomates américains une autre version. « L’initiative » de Bruguière était plus téléguidée que le juge le prétendait. Ce diplomate français « a confié que le gouvernement français avait donné à Bruguière le feu vert pour rendre son rapport [les mandats d’arrêt] [et] que la France avait voulu riposter à la décision du Rwanda de mener une enquête sur l’implication de la France dans le génocide de 1994 et ses conséquences. »
Une justice au garde-à-vous ?
Les documents de Wikileaks ne révélèrent qu’une partie de l’histoire. Le juge Bruguière avait bien obtenu un feu vert du sommet de l’Etat, mais tardivement, car la bureaucratie judiciaire ne s’était pas pressée d’en informer le Parquet. Alors que la date fatidique de la convocation de Grégoire de Saint-Quentin approchait, Bruguière commença à paniquer. Il avait imprudemment fait fuiter le texte de son ordonnance avant l’avis officiel du Parquet. De photocopieuse en photocopieuse, elle circulait dans les rédactions.
Le 20 novembre 2006, Me Curt, avocat de la famille Héraud, reçut un coup de fil de Bruguière en personne, comme il l’a raconté au journaliste Sébastien Spitzer :
« Il semble très pressé.
– Cher Maître, lui dit-il, pourriez-vous venir me voir au Palais de justice dans les plus brefs délais ?
– Bien sûr, monsieur le juge, mais quand ?
– Maintenant, là, tout de suite !
[…] Je n’avais pas la moindre idée de ce qui m’attendait. En fait, je l’ai su par la presse. Des journalistes m’ont appelé à mon cabinet. Ils voulaient que je leur livre mon impression sur l’ordonnance de Bruguière. L’ordonnance… quelle ordonnance ? Je ne savais même pas de quoi ils parlaient ! »[14]
Le 21 novembre 2006 à 8 h 33, le magazine L’Express mit en ligne un article dévoilant le « rapport Bruguière » qui mettait en cause le chef de l’Etat du Rwanda, avant même que Me Curt arrive au cabinet du juge.
Les journalistes prévenus avant les avocats
Le 20 novembre seulement, le procureur de la République avait requis Bruguière de décerner les mandats d’arrêts internationaux. Le document était intitulé : « Avis du ministère public sur demande de délivrance de mandat d’arrêt ». L’Amiral l’attendait depuis six ans…
Dans la soirée du 23 novembre 2006, l’annonce de lancement des mandats d’arrêts devenait officielle.[15]
Les conclusions de Jean-Louis Bruguière prenaient la forme d’une « ordonnance de soit-communiqué »[.16] qui constitue à la fois un résumé de l’instruction et le fondement de neuf mandats d’arrêt internationaux contre des officiers du haut commandement de l’Armée patriotique rwandaise, bras armé du FPR, tenus pour responsables de l’attentat. Le juge français demandait officiellement au TPIR d’inculper Paul Kagame, couvert en France par son immunité.[17]
Me Curt, qui connaissait par cœur le dossier, ne fut pas dupe : « L’ordonnance que Bruguière a rendue contre Kagame et ses proches est complètement téléguidée. Elle permet de blanchir les responsabilités de la France au Rwanda et pèse sur un coupable idéal. C’est une instruction qui n’a rien de juridique. C’est un dossier politique. Ses accusations sont sans fondement, le dossier ne contient rien de solide. Aucun élément, pas de charges sérieuses. C’est sidérant. […] On s’est bien fait manipuler. »[18]
Me Curt : « On s’est bien fait manipuler »
A la lecture de l’ordonnance, ce qui a frappé d’emblée les observateurs était la prétention de Bruguière à réécrire l’histoire du Rwanda en s’appuyant sur des témoins douteux comme Paul Barril, ou en commettant de grossières erreurs, ainsi l’attribution de l’assassinat de la Première ministre Agathe Uwilingiyimana à « des miliciens Interahamwe qui la soupçonnaient d’être proche du FPR ». Ou son affirmation que les membres du parti extrémiste CDR « n’avaient aucune raison d’attenter à la vie du président Habyarimana […] qu’ainsi l’ensemble des investigations notamment les témoignages recueillis ont infirmé l’hypothèse attribuant la responsabilité de l’attentat aux extrémistes hutu, lequel n’aurait profité ni à l’“Akazu”, ni au CDR, ni même aux FAR convaincues de la nécessité de mettre en application les Accords d’Arusha ».
En France, très peu de personnes, même parmi les spécialistes du Rwanda, connaissaient la « Contribution des FAR à la recherche de la vérité sur le drame rwandais ». On se demandait encore où Bruguière avait été pêcher ses affirmations.
Des erreurs grossières dans l’ordonnance
A Kigali, Paul Kagame jugea inadmissible l’insolente révision de l’histoire du Rwanda par le juge français, et annonça une rupture immédiate des relations diplomatiques avec la France. C’est exactement ce que Chirac et de Villepin espéraient. « Le colonel Grégoire de Saint-Quentin en fonction à Kigali lors des événements et cité par la défense d’un accusé, devait être entendu par le TPIR à Arusha. Mais Paris s’est opposé à son déplacement pour “des raisons de sécurité” », annonça RFI. Le Figaro détailla l’histoire :
« Ce témoin, le colonel Grégoire de Saint-Quentin, alors présent à Kigali, fut l’un des premiers à se rendre sur les lieux de l’attentat. Des conditions draconiennes ont été imposées par Paris en vue de son audition à Arusha, mais celle-ci ne sera visiblement que de peu d’utilité : le colonel Grégoire de Saint-Quentin a déjà été entendu dans le cadre de la procédure Bruguière. Hier soir, Paris a annulé “pour des raisons de sécurité” l’audition à Arusha de l’officier. »[19]
Selon nos informations, les détenus d’Arusha réussirent à se procurer des bouteilles de champagne pour fêter l’ordonnance. Le colonel Bagosora n’avait pas le triomphe modeste. Au moment même où se poursuivait son procès, le juge français reprenait bien des éléments de son texte intitulé « Le Conseil de sécurité de l’ONU induit en erreur sur le prétendu “génocide Tutsi” au Rwanda ». Notamment une analyse purement ethnique de la vie politique rwandaise.
On sable le champagne à la prison d’Arusha
Bruguière écrivait : « Le rapport des forces politiques en grande partie dû à l’infériorité numérique de l’électorat tutsi ne lui permettait pas sans le soutien de l’opposition de gagner les élections. […] Pour Kagame, l’élimination physique du Président Habyarimana s’est imposée. […] Cette stratégie secrètement élaborée par le FPR trouvait en partie sa justification dans l’analyse de la situation politique en 1993, peu favorable aux visées hégémoniques de Paul Kagame. […] » C’était à peu près la propagande habituelle de la RTLM et de Kangura.
« Visées hégémoniques de Paul Kagame »
Dans le cadre d’une procédure exclusivement à charge, le juge Bruguière et son équipe avaient fondé leurs convictions sur quelques « raccourcis »[20] et des témoignages verbaux de personnes lourdement impliquées dans le génocide dont ils ont pris les déclarations pour argent comptant : le colonel Théoneste Bagosora, le major Aloys Ntabakuze et le colonel Anatole Nsengiyumva. L’histoire des interceptions radio du FPR prouvant sa revendication de l’attentat au matin du 7 avril 1994 devenait un élément clef des accusations de Bruguière (par la suite, nous apporterons la preuve que ces prétendues « interceptions » n’étaient que des opérations de désinformation[21]). Le juge français réécrivait aussi la réunion des chefs d’Etat de la région du 6 avril à Dar-es-Salaam comme un complot de Yoweri Museveni pour retarder jusqu’à la nuit le retour de Juvénal Habyarimana vers Kigali. Un Storytelling de la plus haute fantaisie, comme l’avait démontré dès 1998 la Mission d’information parlementaire française.
Pour le journaliste belge Philippe Brewaeys, « cette thèse négationniste, transformant les victimes en bourreau, résulte d’une convergence d’intérêts. Un juge très « politique », une France officielle frileuse dans la recherche de la vérité, des barbouzes, des opposants au régime et des génocidaires soucieux de diluer leurs responsabilités, tous avaient intérêt à pointer du doigt le président Paul Kagamé. » [22]
Des thèses tirées les médias du génocide
A la lecture de l’ordonnance, Deus Kagiraneza, l’un des Rwandais entendus par le juge Bruguière fut stupéfait. Il adressa un mois plus tard une lettre au magistrat : « J’ai l’honneur de me désolidariser de vous dans l’argumentation est surtout dans votre méthodologie de travail de négationnistes du génocide tutsi. […] En plus des lacunes, de l’arrogance et du cynisme qui apparaissent sur chaque page de l’ordonnance, votre rapport contient des erreurs scandaleuses d’évaluation et des abus de procédure.[…] Vous vous efforcez de crédibiliser les théories négationnistes et révisionnistes du génocide tutsi pour faire endosser la responsabilité de cette hécatombe au Front patriotique rwandais. Ainsi, M. Bruguière, tout au long de votre argumentation, vous reprenez les thèses relayées par les « médias du génocide » (RTLM, Kangura, etc.) pour affirmer que le FPR est à l’origine de tous les malheurs qui se sont abattus sur le Rwanda. Vous épousez la théorie chère aux révisionnistes selon laquelle le génocide est le résultat d’une réaction spontanée causée par la mort de Habyarimana, comme si la mort d’un président justifiait l’extermination d’une partie de la population qui n’a rien à voir avec cette affaire. Si cette hypothèse tenait debout, comment expliquer, monsieur le juge, qu’au Burundi voisin, nous n’avons pas assisté au génocide, puisque le président Ntaryamira avait également été tué ? » [23]
Deux lance-missiles abandonnés dans les buissons ?
Comme le relèvent Jacques Morel et Georges Kapler dans leur remarquable analyse du dossier[24], le seul élément matériel de preuve de l’enquête Bruguière venait des numéros des lanceurs de missiles qui auraient servi à l’attentat et les photos de l’un d’entre eux. Ils notent que les numéros des lance-missiles ont été fournis par le colonel Bagosora, principal organisateur présumé du génocide. La Mission d’information parlementaire française avait écrit à ce sujet : « le 25 avril 1994, les FAR auraient retrouvé les deux lance-missiles utilisés pour le forfait. Un document rédigé ce jour-là par le lieutenant Munyaneza relève les numéros de série des deux engins. »
Cette découverte tardive fragilisait évidemment la légende colportée par des FAR. Dans son ordonnance, Bruguière arrangeait donc l’histoire à sa façon : « Dans les jours qui ont suivi l’attentat, des paysans rwandais avaient découverts au lieu-dit “la ferme” situé dans le secteur de Masaka, abandonnés dans les buissons, deux tubes lance-missile. »
« La différence est à noter, elle permet, dans la version du juge, d’atténuer la contradiction entre la date de prise des photos d’un des lance-missiles, le 6 ou 7 avril et la date de leur découverte le 25 », font observer Morel et Kapler. Le juge, devant instruire à charge et à décharge, a-t-il fait preuve de la plus élémentaire prudence face à des témoignages de personnes accusées de génocide et qui ont intérêt à charger le FPR pour réduire leur responsabilité ? »[25]
Le colonel Bagosora, un « témoin » pour Bruguière, un accusé pour le TPIR
A la suite des accusations du juge, la rupture des relations diplomatiques avec Paris ouvrit une période de glaciation entre la France et le Rwanda. Mais en 2007, candidat aux élections législatives sous l’étiquette du parti de Jacques Chirac, Bruguière dût abandonner la magistrature. Son instruction s’effondra comme un château de cartes. L’arrestation en Allemagne au mois de novembre 2008 de Rose Kabuye, responsable du protocole de la présidence rwandaise, l’une des personnes visées par les mandats d’arrêt internationaux, permit à ses avocats d’accéder au dossier. Il ne leur fallut que quelques jours pour en découvrir les stupéfiantes manipulations.
Quelques jours après la parution de l’ordonnance, un des témoins avait affirmé que son témoignage avait été déformé. Les avocats s’aperçurent que l’interprète assermenté par le juge Bruguière était un extrémiste rwandais, Fabien Singaye, ancien responsable de l’espionnage rwandais en Europe et gendre de Félicien Kabuga,[26] considéré comme le financier du génocide. Et, qui plus est, ancien salarié de Paul Barril, lui-même au service de la famille Habyarimana. Ainsi l’instruction était-elle manipulée par des « génocidaires » et leurs amis !
Plutôt que demander l’annulation de toute la procédure, Maîtres Bernard Maingain et Lef Forster, avocats de Rose Kabuye, préférèrent engager un dialogue avec le successeur de Jean-Louis Bruguière, Marc Trévidic.
Marc Trévidic, l’antithèse de Jean-Louis Bruguière
« Le regard est sévère, le visage inquiet, l’allure austère. Il y a quelque chose de grave chez Marc Trévidic, observe Marie Boëton, journaliste à La Croix. Pas étonnant quand on sait la pression qui pèse sur les épaules de ce juge antiterroriste. L’attentat de Karachi, le génocide rwandais, les moines de Tibhirine : ses dossiers figurent parmi les plus épineux qu’ait connus la justice ces vingt dernières années. Alors oui, Marc Trévidic porte en lui, sur lui, malgré lui, le poids de ses dossiers. » [27]
De fait, Marc Trévidic, qui avait repris les dossiers de Bruguière, était à l’opposé de la star de l’antiterrorisme et, en privé, ne cachait pas son effarement de ce qu’il découvrait.
En 2010, le juge se rendit au Burundi interroger Richard Mugenzi, le radio-opérateur supposé avoir intercepté la revendication de l’attentat par le FPR. L’occasion de découvrir les ramifications de cette supercherie. Contrairement à ce que croyait Bruguière, ce n’était pas « la panique générale qui avait prévalu à tous les niveaux des FAR manifestement non préparées à la mort du chef de l’État » (page 12 de l’Ordonnance), comme l’avaient prétendu André Guichaoua, Filip Reyntjens, Auguste-Charles Onana, Pierre Péan, Stephen Smith et tant d’autres.
Les supputations des « experts » européens
Toutes ces supputations des « experts » européens étaient pourtant démenties depuis 1994 par les témoins directs de l’installation des barrages à Kigali juste après l’attentat. Ainsi le 1er lieutenant Jean-Noël Lecompte, interrogé par l’auditorat militaire belge le 26 mai 1994. Il dit avoir été « surpris par la rapidité de la réaction des Far et des gendarmes. Il faut en effet savoir qu’ils étaient très pauvres en moyens radio. La manière dont ils ont réagi ne me semble possible que via une organisation préalable ». L’adjudant-chef Christian Defraigne, interrogé le 10 mai 1994, confirme : « Ce qui m’a surpris, c’est la rapidité d’action des Far. En moins de vingt minutes après l’attentat, toute la ville était bloquée et quadrillée. »[28]
La fabrication d’un faux communiqué de revendication du FPR la nuit même de l’attentat ouvre la piste du calcul d’officiers supérieurs engagés dans un coup d’Etat.
Révolution dans l’instruction, le juge Trévidic ordonna une expertise balistique de la scène de l’attentat et des débris de l’avion, ne craignant pas de se rendre au Rwanda.
Le calcul cynique d’officiers supérieurs rwandais
Coup de tonnerre en janvier 2012 avec la publication du rapport des experts : « Selon la justice française, des extrémistes hutus ont abattu l’avion présidentiel en 1994 », titre Le Figaro. Qui explique : « Le rapport des experts de plusieurs centaines de pages sur les circonstances de l’attentat contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana lève le voile sur un mystère vieux de dix-sept ans. Le récit, commandé par les juges français Marc Trévidic et Nathalie Poux et dévoilé mardi aux parties civiles, conclut que l’appareil a été abattu par deux missiles tirés depuis la colline de Kanombé, où se trouvait un camp militaire ».
“Cela met fin à des années de manipulations et de mensonges”, se félicitait Me Bernard Maingain, l’un des avocats de l’un des proches de l’actuel chef d’Etat rwandais, Paul Kagame. […] “Le camp de Kanombé étant alors un site aux mains de la garde présidentielle, cela désigne presque à coup sûr les extrémistes hutus comme les responsables de l’attentat.” »[29]
L’expertise balistique fait exploser le montage négationniste…
Pour les génocidaires, la « piste de Masaka » et le travail de Jean-Louis Bruguière s’effondraient. Mais il en faudrait davantage pour décourager la galaxie négationniste, car la thèse d’un attentat commis par le FPR est l’élément central de leur argumentaire. On vit donc fleurir interviews et déclarations sur le thème de la perfidie du FPR qui aurait réussi à introduire ses tireurs dans le camp le mieux gardé du Rwanda, et les exfiltrer tout aussi discrètement. Un pic de mauvaise foi et de stupidité fut escaladé par Rony Brauman, ex-président de Médecins sans frontières, Jean-Hervé Bradol (Fondation Médecins sans frontières) et Claudine Vidal (chercheuse émérite du CNRS) dans Marianne pour vitupérer contre les « idiots utiles » qui se réjouissaient qu’une expertise balistique ait été réalisée.[30] Les négationnistes ont mis plusieurs années à se remettre d’une sorte de KO technique.
Quelques années de KO pour les négationnistes
Ils se sont pourtant remis en selle. Dans son livre In Praise of Blood: The Crimes of the Rwandan Patriotic Front, publié en 2018 et dans différentes interviews parues depuis, la négationniste canadienne Judi Rever fait comme si les investigations du juge Bruguière constituaient jusqu’aujourd’hui des vérités d’évangile. Ainsi, dans le magazine The Star elle écrivit : « En avril 1994, le Front patriotique rwandais (FPR) a décidé d’attaquer le pays en assassinant le président rwandais, Juvénal Habyarimana. Son assassinat a ouvert la voie à un niveau de massacres dont le Rwanda ne s’est pas encore remis. Ce fut le catalyseur qui a effectivement détruit l’ancien ordre et changé le cours de l’histoire de l’Afrique centrale. C’est ce que [le dirigeant du FPR, Paul] Kagame et le FPR visaient depuis le début, tout en adhérant du bout des lèvres à l’ONU, à la Mission d’assistance des Nations Unies au Rwanda (MINUAR) et au processus de paix. »[31]
Même réfutée, l’ordonnance du juge Bruguière aura laissé de profondes traces dans les esprits et banalisé le négationnisme du génocide des Tutsi. « Si les idées ne sont pas inédites, leur espace de diffusion s’est en revanche considérablement élargi, observe l’historienne Hélène Dumas. On ne compte plus les sites internet, les “controverses” dans les médias qui prospèrent en partie sur la grande ignorance de l’opinion publique. Le génocide des Tutsi fait ainsi l’objet de “débat” où s’affrontent les tenants de deux « thèses » comme le résume avec désinvolture un journaliste. »[32]
Le déni fait florès sur les réseaux sociaux
Nicolas Poincaré, dans l’émission « RTL Soir » du 4 février 2009, pose la question à Pierre Péan : « En gros, Bernard Kouchner, lui, pense qu’il y a eu un génocide et pas deux, il pense que la France a une responsabilité et a commis des fautes là-bas. Vous, vous pensez juste le contraire. Vous pensez qu’il y a eu deux génocides et que la France n’a rien à se reprocher. On peut résumer ça comme ça ?
– Pierre Péan : absolument ! »
Les négationnistes indifférents aux évidences
Il est permis de s’étonner de l’imperméabilité des négationnistes et de leurs amis sous la pluie des évidences. Dernière star de cette idéologie[33], Judi Rever est indifférente au principe de réalité, à toutes les démonstrations de l’inanité de l’enquête Bruguière. Elle se contente de répéter que « le compte rendu de l’attentat contre l’avion de Habyarimana est basé sur des témoignages séparés d’anciens membres du FPR à l’enquête française de 2006 par le juge Jean-Louis Bruguière et le Tribunal pénal international pour le Rwanda. »
Pour la négationniste canadienne comme pour le juge antiterroriste français, « Kagame et son entourage militaire ont tenu une série de trois réunions à la fin de 1993 et au début de 1994 pour planifier d’abattre l’avion. Les commandants présents aux réunions étaient le colonel Kayumba Nyamwasa, le colonel Steven Ndugute, le colonel Sam Kaka, lieutenant-colonel. James Kabarebe et Maj. Jack Nziza. Le FPR a accepté de former une équipe pour gérer deux missiles sol-air que le FPR avait obtenus de son allié l’Ouganda. Cette équipe a apporté les armes du nord du Rwanda dans la capitale à une ferme à Masaka. »[34]
On pourrait rire des dénis infantiles de Judi Rever s’il ne s’agissait d’un génocide.
Le négationnisme, une sorte d’acte de foi délirant
D’où vient l’extraordinaire résilience de l’ordonnance Bruguière, qui a survécu comme une sorte d’image pieuse glissée dans le bréviaire du déni, acte de foi absolu résistant à toutes les démonstrations, à toutes les évidences ? Pour les universitaires Rafaëlle Maison et Géraud de La Pradelle, l’explication est relativement simple : « L’ordonnance du juge Bruguière constitue, dans le champ, un objet négationniste exceptionnel [car elle] n’est pas un objet négationniste en ce qu’il nierait l’existence du génocide des Tutsi au Rwanda. La contestation d’un tel évènement aurait d’ailleurs très peu de chances de susciter autre chose que le discrédit de ses auteurs. Pour le Rwanda, l’entreprise idéologique de négation emprunte des formes plus subtiles : celle de la thèse du double génocide, du génocide spontané, du génocide provoqué. »[35]
La puissance de l’ordonnance tient aussi à l’émotion internationale provoquée par un attentat mystérieux : « Il y a, d’abord, le support opaque de la négation : la thèse développée dans l’ordonnance se déploie à partir de l’interprétation d’un fait (l’attentat) qui n’est pas élucidé. C’est ce “mystère” de l’attentat qui rend l’entreprise négationniste extrêmement séduisante. La promotion d’une histoire cachée, paradoxale, est ici singulièrement performante parce qu’elle prospère sur l’incertitude relative à l’évènement dit “déclencheur” du génocide, l’attentat. »[36]
Un « négationnisme d’État »
Pour Rafaëlle Maison et Géraud de La Pradelle, l’origine de cette prétendue vérité judiciaire, et la personnalité de son auteur – le juge d’instruction –, légitimée par l’Etat, donnent à l’ordonnance Bruguière une sacralité qui résistera à tout : « Il y a la source de la thèse : elle émane d’un organe étatique. En ce sens, on peut parler d’un “négationnisme d’État” car s’il n’engage pas, en fait, l’ensemble de l’appareil d’État français, il est bien, pour l’extérieur, un “fait de l’État” : un fait particulièrement offensant dans le cadre des relations internationales qui justifie la réaction immédiate du Rwanda décidant de la rupture des relations diplomatiques. Plus intéressant encore, si l’acte est étatique, il est aussi celui d’un juge d’instruction, par principe indépendant. L’objet produit ne se présente donc pas comme une prise de position politique : il n’est nullement suspect à cet égard. Il est en principe, et selon les lois de la République, le fruit d’une enquête impartiale menée, de surcroît, à charge et à décharge, par une personne particulièrement compétente, le juge anti-terroriste. La position institutionnelle de l’auteur de la thèse participe donc puissamment à sa performance. »[37]
Avant même la réfutation de la thèse de Jean-Louis Bruguière par son propre successeur Marc Trévidic, l’historien Jean-Pierre Chrétien avait analysé en 2010 un « négationnisme structurel » et sa consœur Hélène Dumas une « “réécriture” de l’histoire du génocide des Tutsi ».[38]
« La production judiciaire du mensonge »
Interviewé par Catherine Lorsignol et Philippe Brewaeys, à Paris en juillet 2012, Annick Perrine, veuve du mécanicien du Falcon, tentait toujours de comprendre ce qui s’est passé, dix-huit ans après l’attentat : « Je me suis retrouvée dans une réunion avec le ministre de la coopération Bernard Debré. Là, il m’a demandé d’être discrète pendant la campagne électorale de Jacques Chirac. J’étais assourdie. C’est à croire qu’ont dérangeait. Il y avait peut-être une raison d’État. Le comportement que le gouvernement a eu envers nous, de nous ignorer, m’a fait penser ça. J’ai ensuite écrit à un ministre dont je ne me souviens plus du nom. Il m’a été répondu par le ministère de la Défense que, suite au chaos, à l’urgence, au rapatriement des personnes sur place, et puis la suite des événements, il n’y avait pas eu d’enquête de faite. Je trouvais cela curieux, comme si on voulait nous cacher quelque chose. Je ne comprenais pas. Pourquoi ce silence ? Des Français sont décédés, ils étaient en mission et il n’y avait pas d’enquête. »[39]
Chez Jean-Louis Bruguière, l’argumentation négationniste conduisit à l’émission d’actes d’Etat contraignants : les mandats d’arrêts internationaux. Qui pourrait alors imaginer que ces mandats visant neuf hauts dirigeants d’un pays étranger ne reposaient que sur du vent ? « C’est probablement la production judiciaire du mensonge qui autorise le rapprochement et qui doit susciter la réflexion, s’agissant d’un acte émis dans un État développé et démocratique à la fin du XXe siècle », observent encore Rafaëlle Maison et Géraud de La Pradelle.
En rendant une ordonnance de non-lieu[40], les juges d’instruction ayant succédé à Bruguière n’ignorent pas que la vérité a été irréparablement violée par une enquête – au sens étymologique du terme – insensée. D’un côté, les véritables auteurs de l’attentat ne sont toujours pas identifiés. De l’autre, la virulence d’une idéologie ayant conduit au génocide des Tutsi du Rwanda, malgré la défaite militaire des génocidaires, s’est régénérée dans un négationniste d’Etat qui entretient la violence et la haine « raciale » au cœur de l’Afrique. Jusqu’aujourd’hui.
Prochain article : Du Rwanda à la RDC, un racisme dont les femmes sont les premières cibles.
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1 Hélène Dumas et Etienne Smith, « Rwanda : les juges n’écrivent pas l’histoire », Libération, 18 janvier 2012.
2 Voir le rapport annuel de l’observatoire du conspirationnisme, par Conspiracy Watch, édité par l’Observatoire du conspirationnisme et des théories du complot, accessible sur :
https://www.conspiracywatch.info/
3 Hélène Dumas et Etienne Smith, « Rwanda : les juges n’écrivent pas l’histoire », op. cit.
4 Au cours de son premier mandat (mai 1995 à mai 1999), le TPIR avait rendu seulement six jugements concernant sept accusés.
5 L’ecclésiastique était accusé d’avoir préparé et supervisé lors du génocide l’assassinat par des Interahamwe – qu’il avait payés – de plus de 2 000 de ses fidèles, des Tutsi, dans son église de Nyange, ensuite abattue au bulldozer sur les cadavres.
6 Hélène Dumas, « Banalisation, révision et négation : la “réécriture” de l’histoire du génocide des Tutsi », Esprit, mai 2010, pp. 85-102.
7 Les accusés étaient le colonel Théoneste Bagosora, ancien directeur de Cabinet au ministère de la Défense du Rwanda ; le général de brigade Gratien Kabiligi, ancien chef des opérations militaires des forces armées rwandaises ; le lieutenant-colonel Anatole Nsengiyumva, ancien commandant du secteur opérationnel militaire de Gisenyi des Forces armées rwandaises et le major Aloys Ntabakuze, ancien commandant du bataillon paramilitaire de Kanombe à Kigali. Ils devaient tous répondre des chefs d’accusation de génocide, de crimes contre l’humanité, et de violation grave de la Convention de Genève et du protocole additionnel II.
8 « TPIR : La défense de Bagosora se plaint de la peur et des réticences de ses témoins », Hirondelle 28 avril 2005.
« La défense du colonel Bagosora plaide non coupable », Le Figaro, 15 avril 2005.
« Le génocide n’est pas démontré, estime la défense de Bagosora au TPIR », L’Express, 12 avril 2005.
9 « TPIR : la défense de Bagosora accuse la Belgique de “manque de coopération” mais se réjouit de la coopération de la France », AFP, 4 janvier 2005.
10 Lorsqu’il interroge le colonel Bagosora à Arusha le 18 mai 2000, le juge Bruguière ne manifeste aucune méfiance envers cet homme accusé du pire des pires crimes : être l’architecte du génocide des Tutsis. Cette empathie pourrait bénéficier à son enquête car les explications de « colonel Apocalypse » ont été surprenantes : « Le FPR à qui j’attribue l’attentat, ne pouvait pas arriver à Masaka, à la ferme […]. C’est à quelques kilomètres du camp Kanombe, c’est un vallon entouré de population. Seulement, il y a une ferme là, dans le vallon. Donc, le FPR tout seul ne pouvait pas arriver là-bas. Et pour avoir une escorte sûre […] il fallait les gens qui avaient les pleins pouvoirs, la pleine liberté de circuler […]. Seule la MINUAR pouvait circuler, et je vous dis que ce lieutenant [le lieutenant Lotin, qui sera assassiné avec les hommes de sa section le 7 avril] avaient circulé avec les agents du FPR ; ça, c’est vérifiable. […] Je n’affirme pas à 100 %, tant que vous n’avez pas encore connu ces agents qu’il a escortés […]. »
11 Ce proche de Jacques Chirac sera secrétaire général de l’Elysée (à partir de 1995), ministre des Affaires étrangères (2002-2004), puis de l’Intérieur (2004-2005) dans les gouvernements Raffarin, avant de lui succéder comme Premier ministre.
12 Philippe Bernard, « Wikileaks : En France, l’enquête sur le Rwanda était suivie en haut lieu ». Extrait : « Selon les mémos obtenus par Wikileaks et analysés par Le Monde, le juge Bruguière a raconté aux Américains avoir “coordonné” avec l’Elysée l’émission de mandats d’arrêt contre des dirigeants de Kigali », Le Monde, 9 décembre 2010
https://www.lemonde.fr/documents-wikileaks/article/2010/12/09/wikileaks-en-france-l-enquete-sur-le-rwanda-etait-suivie-en-haut-lieu_1451512_1446239.html
13 Philippe Bernard, « Wikileaks : En France… », ibidem.
14 Sébastien Spitzer, Contre-enquête sur le juge Bruguière. Raisons d’Etat, justice ou politique ?, Ed. Privé, Paris, 2007, pp. 238-239.
15 Le juge Bruguière demandait notamment l’arrestation du chef d’état-major de l’armée rwandaise de l’époque James Kabarebe ainsi que des dirigeants historiques du FPR et de l’APR : l’ambassadeur du Rwanda en Inde, Faustin Nyamwasa-Kayumba, le chef d’état-major de l’armée de terre, Charles Kayonga, ainsi que Jackson Nkurunziza (plus connu sous le nom de Jack Nziza, ancien responsable des renseignements militaires), Rose Kabuye (chargée du protocole à la présidence), Samuel Kanyemera (député FPR), Jacob Tumwine (lieutenant-colonel démobilisé) et deux tireurs présumés, Franck Nziza et Eric Hakizimana. En principe, l’ordonnance du juge était couverte par le secret de l’instruction. Dans la pratique, celle-ci a été rendue publique très rapidement, à l’initiative du juge.
16 Ordonnance d’un juge d’instruction prescrivant que la procédure soit communiquée au procureur de la République pour qu’il donne ses réquisitions.
17 La France accordant l’immunité aux chefs d’Etat en exercice, le juge a écrit à Koffi Annan, Secrétaire général des Nations Unies, pour qu’il demande au Procureur du TPIR d’engager des poursuites contre Paul Kagame pour le rôle qu’il aurait joué dans l’attentat. Ce qu’il se gardera bien de faire.
18 Sébastien Spitzer, Contre-enquête sur le juge Bruguière, op. cit.
19 Le Figaro, 22 novembre 2006.
20 Dans une tribune du Monde daté du 9 avril 2009, Patrick de Saint-Exupéry révèle que la piste de la « boîte noire » avait conduit le juge Bruguière au hangar de maintenance des « Concorde » d’Air France à Roissy. Le juge et ses deux médiateurs, Pierre Péan et Stephen Smith, s’étaient bien gardés de le claironner. La « vraie » boîte noire du Falcon 50 présidentiel n’a quant à elle jamais été retrouvée.
21 Jean-François Dupaquier, L’agenda du génocide, le témoignage de Richard Mugenzi, ex-espion rwandais, Ed. Karthala, Paris, 2010.
22 Philippe Brewaeys, Rwanda 1994, Noirs et Blancs menteurs, Ed. Racine/RTBF, Bruxelles, 2013, p. 18.
23 Lettre de Deus Kagiraneza au juge Jean-Louis Bruguière Celles, 18 décembre 2006. Cité par Philippe Brewaeys, Rwanda 1994, op. cit.
24 Jacques Morel, Georges Kapler, « Un juge de connivence ? Analyse de l’ordonnance de soit-communiqué du juge Bruguière mettant en cause Paul Kagame pour l’attentat du 6 avril 1994 à Kigali », 29 mars 2007, étude consultable ici :
http://francegenocidetutsi.org/Bruguiere-ordonnance.pdf
25 Ibidem.
26 Le journaliste Philippe Brewaeys note que « non seulement Fabien a des liens familiaux très fort avec la partie civile, la famille Habyarimana, liens incompatibles avec sa participation à l’enquête Bruguière, mais il entretient des relations d’affaires avec Jean-Luc Habyarimana. Tous deux ont fondé une association internationale prétendument sans but lucratif, la Baker fondation international, en 2008. »
27 Marie Boëton, « Marc Trévidic, un magistrat à part », La Croix, 5 juillet 2013.
28 Auditorat militaire belge. Témoignages remis au juge Bruguière à l’été 2000.
29 Tanguy Berthemet, « Selon la justice française, des extrémistes hutus ont abattu l’avion présidentiel en 1994 », Le Figaro, 10 janvier 2012.
30 Rony Brauman, « Rwanda : les idiots utiles de Kagame », Marianne 28 janvier 2012.
Accessible sur : https://www.marianne.net/monde/rwanda-les-idiots-utiles-de-kagame
31 Judi Rever, “Did Rwanda’s Paul Kagame trigger the genocide of his own people?”, The Star, 18 avril 2018.
32 Hélène Dumas, « Banalisation, révision et négation… », op. cit.
33 Voir notre article http://afrikarabia.com/wordpress/genocide-des-tutsi-du-rwanda-le-negationnisme-comme-best-seller/
34 Ibidem.
35 Rafaëlle Maison et Géraud de Geouffre de La Pradelle, « L’ordonnance du juge Bruguière comme objet négationniste », revue Cités 2014/1 (n° 57), pages 79 à 90. Accessible sur :
https://www.cairn.info/revue-cites-2014-1-page-79.htm#
36 Ibidem.
37 Ibidem.
38 Jean-Pierre Chrétien, « Le génocide du Rwanda : un négationnisme structurel », Hommes et libertés, n° 15, juillet/août/septembre 2010 ; Hélène Dumas, « Banalisation, révision et négation… », op. cit.
39 Cité par Philippe Brewaeys, Rwanda 1994…, op. cit., p. 46.
40 Cette ordonnance est contestée par certaines parties civiles qui ont fait appel. L’arrêt de la cour d’appel de Paris est attendu le 3 juillet 2020, sauf retard en raison du confinement.